Chapitre 10
Le monde d'avant
Lila part pour retrouver Olivia et me laisse seule. Lorsque la porte claque, j'ai soudain l'impression d'être en prison. Pour éviter de me laisser gagner par l'anxiété, je décide de parcourir la chambre. Je m'avance vers un secrétaire en bois de noyer sur lequel sont posés des cahiers et des livres les uns sur les autres. Un fauteuil recouvert d'un tissu rouge écarlate est tiré vers l'avant. J'y m'assoie et saisis d'une feuille. Elle est pleine de calculs mathématiques et de croquis, mon cerveau littéraire ne parvient pas à tout déchiffrer. Curieuse, je tente d'ouvrir les différents tiroirs du secrétaire mais ils sont fermés à clef.
La porte s'ouvre alors et je me retourne en sursautant alors que Lhénaïc entre dans la pièce. Ses cheveux châtain clair sont coiffés en arrière et il porte la tenue que je l'ai vu choisir tout à l'heure par-dessus laquelle il a ajouté une veste bleu marine et un nœud papillon de la même couleur. Il me sourit, puis jette un regard sur les papiers que je tiens dans la main. Ses yeux sont maquillés d'un trait de crayon noir qui fait briller le violet de ses iris bleus. J'ai déjà eu l'occasion de participer à plusieurs cérémonies du pouvoir. Les garçons doivent se vêtir d'un costume en plusieurs pièces tandis que les filles sont invitées à porter des robes. Évidemment, les couleurs bleu et blanche restent de rigueur.
Lhénaïc ne fait aucun commentaire sur le fait que je fouille ses affaires et tire le rideau qui nous masque la vue sur la cité. Je me lève pour le rejoindre. Vu du palais, la ville parait si paisible.
– Très joli, le félicité-je en me tournant vers lui.
– J'ai une danse à réaliser, m'explique-t-il, les yeux perdus dans le vide.
– J'espère que tu ne comptes pas sur moi pour t'y aider.
Il éclate de rire.
– Non, rassure-toi.
– Tant mieux. Je ne sais pas danser et je t'aurais marché sur les pieds.
– Tu ne m'accorderas même pas une danse ?
Je hausse les sourcils. Pour qui se prend-il ? Je trouve déjà dangereux l'idée de sortir dans la cité alors que tous les patrouilleurs et les analyseurs me cherchent. Alors danser avec lui ? La vitre me renvoie un instant mon visage. Je suis méconnaissable, je serai presque jolie. Pour autant, est-il judicieux de me mettre en première ligne, sous les yeux de Johns Lenark ?
– Tu trouves cela amusant ? demandé-je.
– De danser ?
– De me faire prendre autant de risque.
– Je ne te fais prendre aucun risque, répond-il. Je te rappelle que plus ...
– ... on brille et moins on nous voit, j'ai compris, répliqué-je.
Il me renvoi un sourire triste et je m'adoucis.
– Tu pourrais mettre les formes pour m'inviter, ricané-je.
– Pardonnez-moi mademoiselle, s'amuse-t-il. J'ai manqué de convenance. Accepteriez-vous de m'accompagner au bal ce soir et d'être ma cavalière ?
– Je vous accorde cet honneur prince Lenark.
Une grimace dessine ses lèvres et il me tend sa main. Nous sortons dans le couloir et traversons le vestibule pour redescendre les escaliers qui mènent au palais. Le labyrinthe de couloirs reprend et Lhénaïc passe son temps à ouvrir et refermer des portes.
– Qui a conçu cet endroit ? demandé-je en le suivant.
– Un architecte particulièrement ingénieux.
– Comment tu t'y retrouves ?
– Il suffit de compter.
Il me pointe les portes du doigt, s'arrête au milieu du couloir et m'en désigne d'autres. Comme je ne vois rien, il m'attrape par les épaules et me met dans un axe précis, puis tend son doigt.
– Regarde, c'est un plan en damier. Tout est logique et géométrique.
– Je comprends mieux pourquoi ça ne me parle pas, ce sont des maths !
– De la géométrie.
– C'est quoi la différence ?
– La géométrie est l'expression du langage divin, selon les architectes.
Il se perd dans des explications qui n'ont aucun sens pour moi et je finis par lui couper la parole pour le forcer à avancer. Il s'arrête et me lance un petit sourire espiègle qui creuse deux fossettes sur ses joues. Comment peut-il être aussi beau ? Cela ne devrait pas être possible. Nous reprenons notre marche. Il s'arrête, ouvre des portes, nous fait marcher, ouvre une autre porte, tourne, retourne, prend un autre couloir. Ça n'en finit jamais.
– Nous devons rejoindre le dôme ?
– Non, nous allons à la salle des fêtes. De l'autre côté de l'esplanade.
Il salue plusieurs personnes sur le chemin et je fais de même pour me donner un air naturel. Il s'arrête alors dans un couloir et je le tamponne de plein fouet avant de regarder par-dessus son épaule. Son père et son frère, Lucas, au bras d'une jeune fille rousse, attendent dans un grand hall. Lhénaïc inspire profondément, serre ma main dans la sienne et s'avance vers eux. Je tente de garder un sourire sur mes lèvres mais mon cœur tambourine fortement contre ma poitrine. Johns fait un signe de la tête à son fils en le voyant.
Ma main gauche serrée dans celle de Lhénaïc, je me sers de l'autre pour saisir celle que me tend Lucas. Je remercie intimement Lila de m'avoir mis de la poudre rose sur les joues car je sens le feu rougir mon visage. Il ressemble à son petit frère. Lui aussi est aussi beau qu'une statue grecque, avec ses traits parfaits, son corps bien dessiné, ses yeux d'un bleu profond. Johns me fixe un instant. Lui aussi est semblable à un dieu, les cheveux recouverts d'une poudre d'or. Comme il ne bouge pas, je crains un instant qu'il ne m'ait reconnue mais il finit par sourire et me tend sa main à son tour. Ses doigts effleurent les miens.
– Enchantée, maitre Lenark.
– Macha, me présenté-je.
Nous nous sommes mis d'accord sur mon prénom un peu plus tôt avec Lhénaïc.
– Ravi de faire votre connaissance, répond-il.
Ses lèvres sur ma main me brûlent. J'ai envie de retirer mes doigts et de le frapper. Je me force à sourire de toutes mes dents alors que la main de Lhénaïc reste crispée dans la mienne. Aussi curieux que cela puisse paraître, j'ai l'impression qu'il est beaucoup plus stressé que moi par la situation.
– Alors petit frère, tu t'es enfin décidé à nous présenter une fille, lance Lucas en donnant une bourrade sur l'épaule de Lhénaïc. On commençait à croire que c'était les hommes qui t'intéressaient.
– Et si ça avait été le cas ? réplique ce dernier.
– Tu aurais fait pleurer toute la gente féminine de la cité, le nargue-t-il. Bienvenue Macha.
Il me présente sa petite amie : Morgane Anayhis. Elle me transperce de son regard vert bouteille. Lucas est la copie conforme de Lhénaïc, excepté qu'il est beaucoup plus grand. Dans la famille Lenark, ils ont tous les cheveux châtain clair et les yeux bleu foncé, mais seul Lhénaïc a une pointe de violet. À côté les uns des autres, on dirait des copies à la perfection incarnée. Sauf que Johns et Lucas ne dégagent aucune émotion, contrairement à Lhénaïc.
Pendant que nous procédons aux présentations, je vois trois exterminateurs s'avancer vers nous. Ils portent leurs casques sur leurs visages et il est impossible de les distinguer les uns des autres. Lorsqu'ils parviennent à notre niveau, Johns leur demande de bien vouloir nous escorter jusqu'à la salle des fêtes. Nous nous retrouvons dehors, sur la grande esplanade. Il suffit de la traverser pour atteindre le grand monument à l'architecture pyramidal. Dans le même marbre blanc que le palais, sa pyramide répond à sa sœur jumelle qui lui fait face. Dans le ciel, la nuit est tombée. Les nuages ont cédé leur place à de petites étoiles qui scintillent dans un ciel noir d'encre. Je le fixe d'un air émerveillé, il y a si longtemps que je n'ai plus vu le ciel de nuit. Lhénaïc continue à serrer ma main dans la sienne et me fait mal aux doigts.
– Dites-moi mademoiselle, je ne crois pas vous avoir déjà vu, dit soudain Johns. Depuis quand connaissez-vous mon fils ?
Je m'apprête à répondre mais Lhénaïc prend la parole avant moi.
– Elle appartient à la caste des agriculteurs, ment-il. Nous nous sommes rencontrés à la bibliothèque.
Je vois le visage de Johns tiquer sur la réponse de son fils. Les différentes castes ne se mélangent pas. Nous en avons discuté lui et moi. Sauf que Lhénaïc soutient que je ne peux pas appartenir à la caste des élites. Johns connait toutes les familles des hautes sphères, il verrait la supercherie.
– Vous êtes ensemble ou simplement amis ? demande Morgane.
Cette fille ne me plait pas. En quoi cette information la regarde-elle ?
– Nous sommes amis, répond Lhénaïc.
Elle ne semble pas nous croire. Je la vois faire un clin d'œil à Lucas avant de l'embrasser sur les lèvres. Elle nous nargue. Morgane finit par détacher ses lèvres de celles de Lucas et me toise du regard. J'imagine que c'est sa façon de me prouver sa supériorité. La caste des agriculteurs est une sous-catégorie, elle vient des élites, je ne suis rien pour elle. Je ne devrais même pas participer à la cérémonie du Pouvoir.
– Il n'aurait pas pu ramener une fille comme nous ? chuchote-t-elle à Lucas.
– C'est toujours mieux qu'un garçon. L'an dernier c'était l'autre, comment s'appelle-t-il déjà ?
– Valentin, réplique Lhénaïc les dents serrées.
– Ah oui, Lemercier, l'informaticien, souligne Morgane.
– C'est toujours mieux une agricultrice, continue Lucas. Au moins, ils obéissent.
Johns éclate de rire et donne une tape sur l'épaule de son fils, comme si sa blague était réellement drôle. Nous nous retrouvons bientôt devant les hautes portes de la pyramide. Devant, deux patrouilleurs contrôlent l'identité des hommes et des femmes qui se présentent. Ils déposent un appareil électronique sur leur doigt et prélèvent une petite goutte de leur sang. L'appareil devient vert si tout va bien, rouge dans le cas contraire. Je crois un instant que nous allons être épargnés mais Johns se soumet avec amusement au contrôle. Lucas et Morgane passent avant nous. Lhénaïc passe ensuite et lâche ma main.
Lorsque je m'avance enfin et pose mon doigt sur le petit appareil, je croise les doigts pour qu'il ne vire pas au rouge. Il émet un petit bruit et me pique pour prélever une goutte de mon sang. Il y a un petit moment de flottement. Le patrouilleur relève la tête et me regarde.
– Un problème ? demande Johns.
Je vois la main de Lhénaïc se poser sur mon épaule. L'appareil passe au vert et nous soufflons de soulagement alors qu'ils m'invitent à entrer. Lhénaïc récupère ma main et m'entraine à l'intérieur pour rejoindre Lila qui nous attend, à côté de trois garçons. L'un d'eux doit être d'Olivier, puisqu'il lui tient la main. Je fixe mon regard sur le couple pendant que Lhénaïc se dirige vers les deux autres.
– Je te présente Nathaniel et Valentin.
Les deux amis de Lhénaïc se penchent vers moi pour m'embrasser, chacun leur tour sur une joue. Valentin donne une grande claque dans le dos de Lhénaïc en sifflant et fait ensuite un clin d'œil à Lila.
– C'est pour elle que tu m'as quitté ?
– Arrête, soupire Lhénaïc.
– Je te taquine.
Il accompagne sa réplique d'une pichenette sur la joue du fils de Johns puis s'éclipse en prétendant devoir retrouver quelqu'un. Lhénaïc nous informe qu'il doit aller se préparer pour la danse et s'en va. Je reste donc près de Lila et Olivier qui me serre la main, plus protocolaire.
Une estrade est dressée dans le fond de la pièce. Dessus, une femme chante en tenant un micro dans ses mains tandis que trois hommes jouent de la guitare. Il y a si longtemps que je n'ai pas entendu de musique. Quand nous vivions dans les souterrains avec Mathie et les rebelles, nous fêtions parfois des anniversaires en chanson. La musique retient mon attention quelques minutes avant que mon regard soit attiré par le fond de la pièce. Dans un coin de la grande salle au plafond vertigineux, se trouve un grand buffet. Dessus, des centaines de petits gâteaux et autres amuse-bouche salés et sucrés sont entassés. Je salive tandis que Lila m'attrape par le bras et m'entraine vers celui-ci. Je me saisis délicatement d'un petit feuilleté et le porte à mes lèvres. Le goût m'explose sous la langue et je tente de me contenir pour ne pas me jeter sur les petits fours.
– Lorsque je te regarde, j'ai presque l'impression que Nicolas va surgir et m'inviter à danser. C'est comme si rien n'avait changé.
En quelques secondes, Lila réussit à me faire descendre de mon nuage. C'est « comme si » rien n'avait changé. Pourtant, rien n'est plus pareil. Je me rappelle soudain que je n'appartiens plus à ce monde. Nicolas ne va pas surgir par la porte d'entrée. Je suis une clandestine infiltrée dans la cité et non un membre de l'Odéon. Je ne dois pas perdre de vue que dans trois jours, je rejoindrai les enfants qui vivent toujours dans la grotte.
Les apparences sont si trompeuses. La cité est d'une telle beauté. Le luxe est partout et on pourrait s'y perdre et oublier. Je dois garder en tête que l'Odéon s'est construit sur un cimetière. Les lumières s'éteignent alors et Lila me fait signe de me retourner pour regarder les ombres qui se pressent sur l'estrade. Des projecteurs éclairent la scène. Un batteur frappe trois fois dans ses baguettes et une musique s'élève dans le fond du décor. Des danseurs s'avancent et je distingue Lhénaïc parmi eux. Ils sont trois. Je ne peux plus détacher mon regard de son corps qui répond au son. Les ombres des trois garçons se mêlent aux lumières. Ils sont bientôt rejoints par trois jeunes filles. Ensemble, ils se mettent à tournoyer dans un enchainement parfait que je n'aurai jamais été capable de réaliser. De l'autre côté de la pièce, j'aperçois Johns assis sur un grand fauteuil. On dirait qu'il siège sur un trône et qu'il scrute les danseurs et les spectateurs de ses yeux bleus.
La musique prend fin au milieu des applaudissements et les six danseurs s'inclinent. Lhénaïc me fait un signe de la main et descend de la scène pour me rejoindre. L'orchestre se remet en place et la musique reprend de plus belle pour que les invités puissent venir sur la piste. En arrivant, Valentin se penche par-dessus mon épaule, récupère une part de tarte à la framboise et la glisse toute entière dans sa bouche en me faisant un clin d'œil. Pendant ce temps, Nathaniel explique à Lhénaïc le fonctionnement d'une pilule mise en place dans les laboratoires. Ce dernier ne l'écoute pas vraiment. Il me regarde
– Contrairement à celle de la précédente génération, celles-ci permettent d'effacer directement des séquences de la mémoire. On peut sélectionner des moments au lieu de tout supprimer. C'est une vraie révolution sélective.
– Il en existe déjà, des pilules sélectives, fais-je remarquer.
Nathaniel semble seulement remarquer ma présence. Comprenant que quelqu'un est prêt à l'écouter, il se met à m'expliquer que les pilules peuvent cibler des pans d'histoire et non seulement des visages ou des événements. Il a l'air passionné par le sujet.
– Admettons que je veuille te retirer la période de tes onze ans, une pilule magique et tu ne te souviendras plus de rien.
Je trouve ce qu'il me raconte effrayant. À côté, Lhénaïc semble éprouver les pires difficultés du monde pour rester en place. Il attrape une part de fondant au chocolat et l'avale en s'étouffant à moitié. Valentin doucement son dos.
– Tu vas bien Lhén ? demande-t-il.
– Je vais sortir prendre l'air.
Il me tend la main. Je l'attrape pour le suivre vers l'un des balcons ouverts sur l'extérieur et nous nous retrouvons dehors, dans une petite brise fraiche. La vue donne sur l'esplanade. Les fontaines sont éteintes et les lumières des immeubles brillent au loin, vers l'horizon. Lhénaïc s'assoit sur la balustrade, une jambe repliée contre son torse, le regard dans le vide. Je l'observe en silence. Nous sommes seuls sur le balcon.
– Tu sais, commence-t-il. Je n'ai jamais voulu que ton frère perde la mémoire.
Je me fige, mon regard fixé sur lui.
– Tu ne pouvais rien y faire, assuré-je.
– Si, répond-il. J'aurais pu modifier le séquençage des pilules.
– Il n'aurait pas voulu se souvenir de moi, c'est mieux ainsi.
Il baisse les yeux, caressant l'horizon de son regard. Le temps pourrait se figer à cet instant.
– Je regrette le temps où cet endroit s'appelait Paris, murmure-t-il. À l'époque, la tour Eiffel s'élevait à la place des statues. Je regrette le temps où ce pays s'appelait la France. Le temps où nous étions voisins de grands états. Je regrette le temps où d'autres êtres humains peuplés la terre.
Je ne m'attendais pas à ces paroles. Je ne me souviens pas de l'époque dont il parle. Ma mémoire ne remonte pas si loin. Je n'avais que dix ans lorsque l'Odéon a remplacé notre monde.
– À quand remontent tes plus lointains souvenirs ? me demande-t-il.
Je fouille dans ma mémoire pour essayer de ressortir de vieilles images qui ne soient pas tirées de mes lectures. Je n'en trouve pas. Lhénaïc sourit tristement.
– Le monde entier a été remodelé, explique-t-il. Tu ne te souviens pas de l'ancien monde parce que l'Odéon a rayé ces souvenirs de ta mémoire. Tous les habitants ont subi le même traitement. Ceux qui ont refusé d'ingérer ces produits sont morts.
– Parce que certains ont accepté ?
– Bien sûr ! Tu pensais qu'ils avaient été forcés ?
Je ne pensais à rien. Tuer des milliards d'êtres humains m'a toujours semblé trop énorme, trop fou. Je préfère ne pas y songer.
– Est-ce que ça veut dire que certains ont été ... choisis ? Volontairement ?
– Des dossiers entiers de personnes ont été triés sur le volet, explique-t-il. L'Odéon a retenu un million de personnes sur les milliards de candidatures.
– Nous ne sommes pas un million.
– Non, parce que pour qu'un système hiérarchique fonctionne, tu ne peux pas avoir que des forts. Tu as besoin de personnes faibles. Ils ont trié, sélectionné, choisis méticuleusement. Au final, nous sommes quelques milliers.
Je n'arrive pas à saisir tout ce qu'il me dit tant cela me parait aberrant.
– Vois-tu, les gens ne se souviennent pas du monde d'avant. Ils savent qu'il a existé mais ils sont persuadés que l'Odéon les a sauvés.
– Et les rebelles alors ?
– Ce sont des hommes qui ont échappé au système de sélection, et aux bombes. L'Odéon... Enfin mon père... a fait pleuvoir du ciel des bombes atomiques. J'ignore comment ils ont fait pour survivre.
– Tu veux dire qu'il n'y a plus que nous ? Que l'Odéon est la seule à exister ? Qu'en dehors des rebelles et de la cité, il n'y a rien ?
Il secoue la tête, les larmes aux yeux.
– Non, avoue-t-il. Il n'y a rien. Mon père est le pire meurtrier de l'Histoire. Il a éliminé à lui seul plus de six milliards d'hommes et de femmes confondus. Et le pire, c'est qu'il n'a même pas de sang sur les doigts, ce sont d'autres qui s'en sont chargés pour lui.
– Je ne peux pas te croire.
– D'accord, ne me crois pas.
Sa voix s'est nouée. Je perçois les tremblements de ses mains. Moi aussi, je tremble. Parce que j'espérais vraiment qu'il y en avait d'autres. D'autres survivants, d'autres terres. Que tout n'avait pas été éradiqué.
– Le monde tel que je le connaissais n'existe plus et n'existera plus jamais, chuchote-t-il. J'ai l'impression d'être le seul à m'en souvenir.
Il passe sa main sur ses joues pour essuyer les larmes qui coulent. Je m'avance vers lui et hésite. Est-ce que je dois le réconforter ? Sa peine me parait sincère et il me fait mal au cœur. Je décide de poser ma main sur son épaule et il resserre les doigts sur les miens.
– C'était horrible, continue-il, le regard perdu dans ses souvenirs. Je les ai vus massacrer toute la population. J'étais dans les vaisseaux lorsqu'ils lâchaient les bombes au-dessus des pays. Je n'ai rien fait pour les en empêcher.
– Pourquoi... Pourquoi tu n'as pas ...
– J'étais un enfant et j'avais peur de mon père.
– Tu ne pouvais rien faire, comprends-je.
J'essaye de trouver des paroles réconfortantes mais le dégoût me monte à la gorge. Je prends conscience que, même si la rébellion arrive à reprendre possession de la cité, il nous faudra tout reconstruire. Nous sommes les derniers survivants d'un monde détruit.
– Comment la sélection de la population a-t-elle été faite ? demandé-je en serrant sa main dans la mienne.
– Les gens ont envoyé des candidatures, explique-t-il. Ils ont payé et massacré leurs rivaux pour être sélectionnés. Tu ne peux pas imaginer la somme que cela représente, tes parents ont dû payer des milliards pour que votre famille au complet soit acceptée dans l'Odéon.
– Ils ont payé pour faire partie d'un système totalitaire ?
– Les élites, oui. Et il y en a qui ont été choisis pour leurs compétences ou parce qu'ils avaient des métiers utiles. Ils ont aussi gardé des subalternes. Pendant des mois, ils ont travaillé avec des architectes et des ouvriers pour bâtir la ville.
– Ou sont-ils ?
– Morts, exécutés à la fin des travaux.
– Pourquoi personne ne parle jamais de cela ?
– Car ils n'en gardent aucun souvenir. Les laborantins ont fabriqué des pilules capables d'effacer la mémoire et out le monde y a eu droit. C'était une façon de tout recommencer pour se plonger entièrement dans le nouveau monde.
Je m'assois sur la balustrade, à ses côtés. Instinctivement, ma main serra plus fortement la sienne. Je ne sais pas quoi dire. Je suis trop peinée. Il fixe ses yeux tristes dans les miens puis me détourne et laisse mon regard se perdre sur la cité. Et dans mes souvenirs...
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