Chapitre 1
La grotte
Mes doigts effleurent l'herbe sèche. La terre n'est plus mouillée depuis bien longtemps. Je regarde, avec un air de nostalgie, le paysage figé devant mes yeux. Il est terne, gris et bien loin de ce que ma mémoire garde en souvenir. Alors que je le contemplais plus jeune avec fascination, il n'est plus aujourd'hui qu'un vieux tableau noirci par les années.
Un bourdonnement attire mon attention. Je me relève vivement, cherchant des yeux ce qui a bien pu provoquer ce bruit sourd et mon regard se porte vers le ciel. Les vaisseaux ! Au moins cinq s'avancent dans les airs, planant dans les hauteurs, s'élevant vers les nuages dans l'espoir infime de détruire, encore une fois, les derniers survivants des terres brûlées. Il me faut trouver un refuge au plus vite avant qu'ils ne décident de me prendre pour cible. Je ramasse mes maigres possessions, à savoir mon arc qui ne me quitte jamais – et qui est bien inutile face à des tirs - et mon sac à dos dans lequel se trouve le peu de nourriture que j'ai si durement arraché à ceux qui me menant la vie dure depuis déjà trois ans.
Je me mets à courir. Dans ce pays, dans ce monde noir et ténébreux, si vous ne savez pas courir, mieux vaut vous terrer dans un coin en attendant la mort, réduit en poussière par les vaisseaux de l'Odéon. Les terres sont arides, désertes et mortes. Plus aucune herbe verte ne pousse depuis longtemps. Les fleurs ont toutes fanées, et bien que l'on soit au printemps, jamais un renouveau n'a été si fade, sans goût et sans odeur.
Mes pas me mènent inlassablement vers le seul refuge que je possède. Le seul endroit qu'ils n'ont encore jamais trouvé. Autour de moi, les arbres ont perdu de leurs éclats. Plus aucunes feuilles ne poussent sur les branches qui sont calcinées et arrosées de poussière. Le monde est comme mort. Je me glisse sous un rocher et rampe, tel un lapin retrouvant son terrier, pour rejoindre le souterrain où je vis. Le seul qu'ils n'ont pas détruit. Celui-là, l'Odéon ne le trouvera jamais, je ne le permettrai pas. Au moment où je bascule – roule, devrais-je plutôt dire – je vois les derniers rayons du soleil basculer derrière les montagnes et les fumées s'élevaient dans le lointain. Des cris, à vous déchirer, les tympans inondent soudain le calme de la vallée. Paix à l'âme de celui qui n'a pas survécu, et qui a été la proie des Odéonistes ce soir-là. Je fais attention à ne pas me cogner la tête. Trois ans auparavant, jamais un être humain n'aurait pu me forcer à me glisser dans ce trou sale. Si on m'avait dit que je serai un jour amenée à me terrer dans un lieu ténébreux couvert de terre et parfois de boue, je n'y aurais jamais cru. Et pourtant... Heureusement que je ne suis pas claustrophobe !
Bientôt, alors que mes bras me crient de faire une pause, une petite lumière jaune et brillante apparait dans le fond du souterrain. À chaque fois, c'est un véritable soulagement. Je suis vivante, je retourne chez moi et je vais retrouver ceux que je considère comme ma famille. Je me laisse glisser hors du trou, couverte de boue et sale de la tête aux pieds et souris en arrivant : ils n'ont pas oublié d'allumer la lumière !
– Merci, murmuré-je.
Chaque soir, ils prennent toujours soin de laisser une lanterne allumée pour que je retrouve le chemin jusqu'à chez nous. J'attrape mon sac et mon arc pour les extraire de la cavité et passe les deux sangles sur mes épaules. Heureusement, à cet endroit de la grotte, je peux marcher – bien qu'un peu voutée – sans ramper. Bientôt, j'entends des bruits de voix résonner et un sourire illumine mon visage. Je sors enfin du passage et me retrouve debout, au-dessus d'un groupe d'enfants qui s'amassent à mes pieds. Le petit garçon de dix ans, assis près de l'entrée, court se jeter dans mes bras.
– Tu es revenue.
Je l'embrasse sur le front et lui ébouriffe les cheveux.
– Ferme le passage, ordonné-je.
Simon appuie sur le bouton activant la fermeture automatique des portes et mon regard descend vers le fond de la grotte. Elle n'est pas très grande mais assez confortable et suffisamment accueillante pour que nous nous y sentions à l'abri et rassuré. Simon me fait un signe et descend par le grand escalier, taillé dans la roche, composé de cinquante-quatre marches permettant de rallier le fond de la grotte.
– Anah est rentrée, s'écrie quelqu'un.
Mon cœur se serre en descendant les rejoindre. Combien de temps encore devrais-je assumer la déception qui nait chaque jour dans leurs yeux lorsqu'ils me voient rentrer avec un sac chargé de moins en moins de nourriture ? Je suis Simon jusqu'aux autres enfants. Je les appelle des enfants, mais le sont-ils encore ? En me voyant, ils se précipitent dans ma direction et je suis vite débordée. Je suis plus douée pour les sauver et les protéger que pour leur apporter de l'affection. À part leur tapoter la tête et déposer un baiser sur le front d'un ou deux, je ne sais jamais comment m'y prendre. Heureusement, je croise bientôt le regard de mon meilleur ami qui me sourit.
– Laissez-la respirer s'il vous plait, dit-il de sa voix grave.
Je retire mon sac à dos et le lui tends. Il l'ouvre, et sans se défaire de son sourire, le referme et l'emmène. Pourtant, il y a eu de quoi pleurer. J'ai de plus en plus de mal à ramener de quoi manger ces temps-ci et mon sac est de moins en moins lourd.
– Tu viens, m'appelle-t-il.
J'effleure de ma main les cheveux de Khisa, une petite fille de cinq ans aux grands yeux verts que j'affectionne particulièrement. Elle me prend la main, et sans la lâcher, me suit. Nous entrons dans ce que nous qualifions de cuisine, même si c'est plutôt un nouveau trou creusé dans la paroi, éclairé de quelques lanternes, dans lequel on a encastré une table en bois. Mon ami se déplace vers un coin de la pièce où une plus petite table prend le reste de l'espace pendant que Khisa s'assoit sur la grande. Il a déjà mis de l'eau à chauffer dans la casserole et pose sur la table les deux choux et la pomme de terre que j'ai extrait, au prix de grands efforts, des champs de l'Odéon.
– Je te promets de ramener de la viande demain.
Il hoche la tête et se tourne vers moi. Sa main droite vient se poser sur mon épaule tandis que l'autre attrape un couteau pour pouvoir éplucher la pomme de terre.
– Je suis content que tu sois revenue.
J'attrape à mon tour un couteau et coupe le plus grossièrement possible un des deux choux fleurs.
– Être content ne suffira pas longtemps à nourrir ces gosses, répliqué-je. Alors, demain, j'en ramènerai.
Il hoche à nouveau la tête puis se détourne. Pourquoi ne réplique-il jamais à mes paroles ? Il ne dit jamais rien pour me contredire.
– Comme tu veux Anah, répète-t-il.
Ses yeux bleus se posent sur moi. Il fait toujours de son mieux pour que je garde le moral, surtout quand je râle. Je passe mon temps à me lamenter et lui a toujours un mot réconfortant. Comment fait-il pour donner l'impression de ne jamais flancher ? Pourtant, je sais qu'il souffre plus que moi, d'autant plus que lui ne sort presque jamais du souterrain. Il reste ici, avec les enfants, les occupe, joue avec eux et les réconforte lorsqu'ils pleurent.
– Si tu arrêtais de faire des promesses en l'air, le monde tournerait sans doute mieux, entends-je dans mon dos.
Je me retourne en soupirant.
– Que veux-tu Macha ?
– Que tu arrêtes de te plaindre à ce pauvre Nicolas.
– Je ne me plains pas, je fais une promesse à mon meilleur ami.
– Tu fais tous les soirs la même promesse.
Elle s'assoit à table et la tapote du doigt.
– Si c'était moi qui sortais dehors, nous aurions de la viande depuis longtemps, déclare-t-elle.
– Anah sort dehors, rétorque Nicolas d'un ton qui n'incite pas à la réplique. Il en a été décidé ainsi.
– Nous ne serions pas trop de deux pour ramener de quoi nourrir les autres.
– Cette question a déjà été abordée, rappelle-t-il. C'est beaucoup trop dangereux.
– Dangereux pour qui ? Pour toi ?
Nicolas laisse tomber les deux choux coupés et la pomme de terre. Tout en faisant mine de ne pas avoir entendu les paroles de Macha, il déclare qu'il est temps de passer à table pendant que je fusille la jeune fille du regard.
– Pourquoi t'en prends-tu à lui ?
– Il m'agace à dire amen à tout ce que tu dis.
Je m'apprête à lui renvoyer une remarque cinglante quand Nicolas revient avec les enfants. Ils s'assoient tous à table pendant que Macha attrape les assiettes en argile fabriquées par Nicolas et Tristan. Je prends une à une les assiettes que me tendent les petits affamés.
Nous sommes quatorze dans cette caverne. Du haut de mes dix-neuf ans, j'ai été déclarée cheffe par notre groupe clandestin. La belle affaire ! Nous sommes tout ce qu'il reste de la rébellion... Quatorze mômes affamés parmi lesquels cinq d'entre eux ont moins de dix ans. Les plus jeunes, Khisa et Ghaèle, en ont cinq. Ensuite viennent Thomas, Jack, Coraline et Simon. Ghaèle est parmi nous depuis deux ans. J'ai réussi à le sortir de l'Odéon avant que deux chiens enragés ne le tuent. Les patrouilleurs venaient juste d'assassiner ses parents.
Thomas est le frère de Macha. Ses cheveux sont aussi blonds que sa sœur et ils s'éparpillent en masse partout autour de sa tête. De grands yeux bleu pâle et profonds encadrent un visage blafard. La petite Coraline porte des cheveux châtains coupés au carré autour d'un visage poupon. Je l'ai extraite des terres brûlées alors qu'un vaisseau s'apprêtait à la réduire en poussière. Quant à Jack, ses cheveux sont noirs, ses yeux sombres et il n'a plus prononcé un mot depuis que son grand-frère, Mathie, a été massacré par les armées de l'Odéon l'année dernière. Les images de Mathie et de Laura, tombant sous les bombes, me hantent toujours.
Après les plus petits, nous trouvons les six adolescents : Shaunia, Milona, Robin, Ludmilla, Tristan et Macha. Shaunia et Milona, les deux petites jumelles de onze ans. Robin et Ludmilla ont tous les deux quinze ans tandis que Tristan et Macha en ont seize. Pour finir, il y a Nicolas et moi. Je suis la plus âgée, bien que Nicolas ne soit plus jeune que de quelques mois. Mon grand âge fait de moi la plus apte à protéger notre groupe. Du moins, c'est ce qui a été décidé.
Une fois que tous les enfants sont servis, j'attrape mon verre rempli d'eau et le lève au-dessus de moi.
– À la rébellion ! lancé-je.
– À la rébellion, reprennent les enfants en chœur.
Nos verres immédiatement reposés, les petits se jettent sur leur repas. Je les regarde, le cœur serré, en essayant de ne pas penser à nos situations plus que précaire. La reste de la soirée se passe comme une mélodie, apprise par cœur, qui se répéterait en boucle indéfiniment. Je ne compte plus le temps depuis qu'ils sont enfermés ici. Au début, Nicolas barrait les jours à l'aide d'une craie sur l'une des parois, mais nous avons abandonné l'idée car cela faisait trop de mal à certains et en énervé d'autres. Tout le monde ne supporte pas d'être confiné, même quand c'est pour sa sécurité.
Les enfants couchés et endormis dans leurs piètres couvertures, pleine de mines, je regarde Nicolas souffler sur les bougies qui éclairent la grotte, puis vais le rejoindre sur sa paillasse. Il me tend un gobelet rempli d'eau que nous portons à nos lèvres comme des automates.
– Tu l'as vue ? chuchote-t-il.
Je fixe la roche quelques instants. L'air est glacé et imprégné d'humidité, si bien que Khisa a encore attrapé mal à la gorge. Il faudra bien que nous réfléchissions à un plan pour l'avenir, car nous ne pourrons pas rester ici pour toujours, pas sans tomber malade ou devenir fou. Les enfants ne vont pas grandir sous terre, ce n'est pas une vie. Comme je grelotte, Nicolas me passe un bout de sa couverture sur mon épaule.
– Oui, je l'ai aperçue, réponds-je.
– Comment était-elle ?
– Tu te fais du mal.
– Que faisait-elle ?
– Nicolas.
– S'il te plait.
Je soupire puis détourne mon regard de ses yeux bleus. Son masque d'optimiste et son sourire ne peuvent cacher la souffrance qui émane de lui. À moi, il ne peut pas mentir.
– Elle lisait, murmuré-je. La Princesse de Clèves.
Le sourire de Nicolas s'agrandit et il termine son verre, les yeux dans le vide, plongé dans son rêve ou dans le passé. Ses mèches noires, trop longues à mon goût, tombent en mèches folles autour de son visage recouvert de tâches de rousseurs.
– Elle ne m'a pas oublié. Je le lui ai offert pour mon anniversaire.
Cela ne m'étonne pas. Ce livre leur ressemble bien et il a le mérite de passer la censure de la cité qui n'y voit qu'une histoire mièvre, ce qui est vrai. Je lui souris, pour ne pas qu'il soit déçu et garde la réplique qui me vient en tête. Il y a peu de chance qu'elle se souvienne de lui. Nicolas et moi avons fui l'Odéon trois ans auparavant, passé un an à nous cacher dans les bois, puis une année en compagnie des rebelles. Une année avec Mathie. Mathie et ses beaux yeux verts.
Je chasse son image. Penser à Mathie ne peut que me faire du mal et je n'ai pas de temps à perdre avec la douleur des souvenirs.
– Tu crois que je la reverrai un jour ? demande-t-il avec espoir.
Je suis la seule à qui Nicolas pose ce genre de question. Des questions pour lesquelles il n'y a jamais de réponses et pour lesquelles il n'en attend pas vraiment. Il ne montre jamais sa tristesse devant les enfants. À la lumière des chandelles, Nicolas est fort et toujours là pour les autres, mais dans l'obscurité, avec moi, il retire son masque et se laisse aller. C'est pour cela que nous sommes amis, presque comme des frères et sœurs.
– Elle te manque ? demandais-je comme si la réponse n'était pas évidente.
– Et toi, il te manque ?
Je détourne les yeux. Pas Mathie, surtout pas penser à Mathie.
– Tu la reverras un jour, réponds-je.
J'ignore si je le pense vraiment ou si je cherche juste à détourner son attention pour ne pas songer à Mathie. De toute façon, il y a peu de chance qu'il la revoit un jour. Nous l'avons laissé à l'Odéon, nous ne pouvions pas risquer de l'emmener avec nous. Elle ne méritait pas cette vie de déserteurs. Même si ça a brisé le cœur de Nicolas, nous savions que c'était la seule solution pour la protéger, elle et sa famille. Deux ennemis de la nation étaient déjà suffisants.
– J'aimerais tellement la revoir, murmure-t-il dans le noir.
Je ne réponds rien et me contente de passer mon bras autour de son épaule. Il chuchote cette phrase comme un souhait d'enfant. Bien sûr, il pourrait prendre ma place et aller voler de la nourriture dans les champs de l'Odéon, comme je le fais chaque jour. Mais Nicolas n'est pas un combattant, contrairement à moi. Je ne suis pas née guerrière, mais j'ai été formée par Mathie et père, et par la résistance. Même si ma stature de rebelle en a pris un coup depuis quelques temps.
– Si un jour... Si j'ai l'opportunité... Peut-être, commencé-je en sachant très bien où cette conversation pourrait nous mener.
Je lui ferai la promesse de transmettre un message à la jeune fille, mais je ne le ferai pas. Par crainte d'être repérer, et parce que ce serait trop risqué.
– Bonne nuit Anahbelle, chuchote-t-il.
– Bonne nuit Nicolas.
Je m'allonge et pose ma tête sur mon bras tendu. Mon arc est à portée de main, comme un doudou, sa présence me rassure. Je ferme les yeux et me prépare à revivre, encore une fois, ce cauchemar qui revient me hanter chaque nuit depuis un an.
¤
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Ou à faire vos spéculations sur la suite ;)
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