Chapitre 9 : Croire aux éclairs
— AUKAI —
Je regarde mon portable pour la troisième dans la même heure.
— Arrête de jurer devant le gamin, tu veux ? m'engueule Heipoe.
— Ça veut dire quoi jurer ? demande Erwan en trifouillant son doudou bourré de microbes.
— Ça veut dire que ton oncle dit des mots grossiers.
— Oh !
Il absorbe tous les mots de sa mère, ça m'émouvrait presque si je n'avais pas un autre élément perturbateur qui me bouffe le cerveau. C'est saoulant autant que c'est incompréhensible.
— Quoi ? reprend ma sœur. La France a perdu contre la Finlande ?
— J'ai une tête à regarder l'Euro ?
— Oui, t'as presque le bide à bières qui va avec, me taquine-t-elle.
— Ta gueule.
— Je plaisante, mon frangin, rit-elle. Par contre arrête de jurer devant Erwan, putain !
— Mais ouais, putain ! crie Erwan.
J'explose de rire jusqu'à me décrocher la mâchoire, alors que la tête de ma sœur se décompose. Erwan a un sourire jusqu'aux oreilles, même s'il ne sait pas pourquoi je suis hilare.
— Chéri, « putain » c'est aussi un gros mot.
— Oh, pardon. Mais pourquoi tu l'as dit ?
— Parce que... j'ai...
— Glissé, chef, soufflé-je.
Elle a l'air d'avoir envie de rire. La 7ème compagnie, c'est un film qu'on a bouffé tous les deux jusqu'à le regarder toutes les semaines.
Erwan ne comprend rien, mais voir sa mère heureuse suffit à lui faire perdre sa question. Elle le prend sur ses genoux, puis m'adresse une mine inquiète. Ça, ça ne sent pas bon.
— Aukai, qu'est-ce qui te perturbe ?
— Neven..., soufflé-je du bout des lèvres.
— Il a décidé de pas t'aider ? hurle presque Heipoe.
— Non ! Non, bien sûr que non, il m'a fait un virement dès le lendemain, en fait.
— Bah alors ?
Je me tasse sur moi-même, mort de honte. Ça fait quatre jours que je suis hospitalisé, et l'opération est prévue pour demain. Il n'est pas revenu, pas même une fois. Et il n'a répondu à aucun de mes messages. Le lendemain de notre discussion, il m'a demandé mon RIB, m'a filé le total de l'opération, frais d'anesthésie inclus, puis c'est le silence radio depuis.
— Il fait le mort, réponds-je simplement.
— Il est peut-être occupé ?
— Neven n'a pas l'air du genre à être... occupé.
— C'est quoi ces préjugés ?
— C'est pas des préjugés, c'est lui qui me l'a dit quand on s'est vus. Il n'a pas de travail, pas d'études juste... l'art.
Heipoe plisse le nez. Pendant qu'Erwan joue avec une de ses mèches de cheveux, elle se met à réfléchir.
— Tu sais où il habite ?
— Pour quoi faire ?
— Aller lui parler, bourrique.
— Pas la moindre foutue idée.
— Demande-lui ?
— Il fait le mort, lui rappelé-je.
À son tour de marmonner un juron entre ses dents. Je ne sais pas pourquoi le silence de Neven me pèse, mais l'impression qu'il ait voulu jouer le chevalier blanc pour disparaître une fois la princesse sauvée m'agace. Déjà parce que je n'aime pas m'imaginer en princesse, mais en plus parce que je ne veux pas couper toute discussion sous prétexte qu'il m'a filé de la thune.
— Avoue qu'il te plaît, lâche soudain ma sœur.
— Pas du tout.
Un peu quand même, mais ce n'est pas ça l'important. L'important, c'est que j'ai une dette envers lui et que ce bougre refuse de me laisser la lui rendre. Qu'est-ce qui lui prend de ne pas répondre ? Parce qu'il n'a pas joué le prince, alors il y a un problème. Peut-être qu'il a vécu un truc atroce, qu'il est triste comme les pierres dans son appartement, ça me bouffe de ne pas savoir.
— Ne te torture pas trop, il doit y avoir une explication, me coupe ma sœur de mes pensées.
— Ouais, mais je l'ai pas, ronchonné-je en croisant les bras.
— Ne t'en préoccupe pas, d'accord ? Tu te fais opérer demain, essaie de te divertir de penser à ton cœur en état de marche, tu veux ?
— C'est grâce à lui qu'il va fonctionner, ce cœur à la con ! lui rappelé-je. J'aurais voulu juste le remercier avant de passer sur le billard, mais il répond pas. Il n'est pas revenu, c'est à se demander s'il a vraiment existé...
Heipoe esquisse un sourire peiné et me caresse le front de sa main. Quand elle fait ça, ça me rappelle les nuits où j'avais peur de mourir à cause de ce cœur à la con. Elle restait toujours près de moi jusqu'à ce que je m'endorme. Et comme elle avait la certitude que je me réveillerais le lendemain, je finissais par l'avoir, moi aussi. De cinq ans mon aînée, Heipoe est plus qu'une sœur ; elle est comme une meilleure amie. Je lui grogne dessus pour lui dire que je l'aime, et ça lui suffit. Elle n'a jamais rien eu de plus, ni rien exigé d'autre.
— Écoute, je pense qu'il y a une explication logique et qu'il va revenir, de ce que tu m'as dit, il comptait bien te revoir. Peut-être qu'il a fait tomber son téléphone dans les toilettes, ça t'est arrivé, me rappelle-t-elle avec un grand sourire.
— Ouais, peut-être...
— Ou peut-être qu'il l'a perdu, se l'est fait voler, peut-être même qu'il s'apprête à te répondre, ou que tu auras une réponse d'ici demain à ton réveil. Ce type m'a l'air plein de surprises, ça ira.
— Je comprends pas pourquoi il me perturbe comme ça...
— Peut-être parce que tu ne t'es pas attaché depuis des années ? suggère-t-elle avec une moue triste.
Heipoe n'a pas aimé la façon dont j'ai changé après ma rupture avec Gab, je l'ai toujours su. Même si j'ai remonté la pente, j'ai toujours refusé le moindre contact avec d'autres hommes, même des amis. Et seuls fidèles restés dans ma chienne de vie, ce sont Heipoe, Erwan, Clémence et Ibrahim.
— Ça va aller, me promet-elle.
— L'opération me fait pas mal stresser, en plus..., avoué-je.
— Qui ne le serait pas ? rit-elle. Mais ça va le faire, ils vont juste !
— Ouais, juste. Ça se voit que c'est pas dans ton cœur que les toubibs vont trifouiller, grommelé-je.
Erwan émet un glapissement de peur et relève les yeux de sa peluche.
— Va mourir tontonbon ?
— Non ! m'amusé-je en le prenant dans mes bras. Au contraire, ils vont réparer tontonbon.
Il soupire, rassuré, et recommence à tripoter son doudou. Je lui caresse les cheveux, profite de cette sensation de fierté. Les gamins n'ont jamais été mon fort. Mais mon filleul est sans doute la prunelle de mes yeux, j'ai tissé avec lui un lien surpuissant. Quand je serai vieux et décrépi, on rira des bons délires qu'on aura eu tous les deux.
— On va y aller, mon jules ne va pas tarder à rentrer. On se voit à ton réveil ?
— Je serais sûrement à l'ouest, mais ouais, ça marche. Bonne soirée, Heipoe.
— Bonne nuit, frangin. N'oublie pas pour la musique classique, ça te rendra plus zen. T'as les épaules crispées un truc de malade.
Je souris doucement, puis grimace quand je me rends compte que tous mes muscles sont raides et tendus. Dès que la porte se referme sur ma sœur et mon neveu, je m'enfonce dans mon fauteuil et regarde par la fenêtre. Le ciel est gris, ça me rend morose. Déjà que je ne suis pas du genre à vomir des arc-en-ciel...
Mon téléphone éteint sur mes genoux, il ne me faut que quelques secondes pour céder et le récupérer. Aucun message, juste l'annonce du match de l'Euro et une photo de Food avec Clémence. Elle a vite pris le relais de ma sœur : les bestioles, ce n'est pas son truc. Je lui réponds un bonhomme content, puis mon pouce effleure la conversation avec Neven. Je ne l'ouvre pas et me retiens de me gifler.
— Depuis quand t'es aussi émotif, hein ? grogné-je pour moi-même.
C'est vrai quoi, ce mec n'est rien d'autre qu'un étranger un peu étrange. Enfin ça, c'était jusqu'à ce que je sache qu'il vivait seul, sans travail et « à moitié dépressif ». Je crois que j'en ai su plus sur lui en trois secondes qu'en trois ans avec Clémence.
Le reste de ma soirée, je rumine seul dans mon coin sans avoir de repas puisque je dois être à jeun, et me couche aussi morne qu'au lever. Lorsque je ferme les yeux, la peur me tenaille. Toujours la même. Ne pas me réveiller, ça hante mes nuits, parce qu'un jour, un médecin a dit à mes parents que ça pouvait arriver. Dire ça à un gamin de cinq ans, ce n'était pas une idée très judicieuse. Me voilà trente ans plus tard, toujours terrorisé par la mort dans un sommeil trop profond.
Même si j'ai peur, je suis heureux. Parce qu'on va me réparer, je suis abîmé depuis trop longtemps. Mon cœur est fatigué, et il est tant que je réussisse à respirer de nouveau.
Je crois que je ne dors pas vraiment le reste de la nuit, je rouvre les yeux sans avoir la sensation d'avoir dormi, puis m'assoupis pour me réveiller encore. Demain, à huit heures, je passerais sur le billard. Demain à huit heures, je m'endormirais pour me réveiller vivant. Plus que je ne l'ai jamais été.
***
On me réveille vers six heures trente. J'ai deux heures pour me coltiner une douche à la bétadine et la routine habituelle. En fait, je me laisse guider, parce que je n'ai pas été opérer depuis des années. Ma dernière opération remonte à quelques années, pour un ongle incarné. Je ne crois pas que ça compte.
Sous la douche, je me savonne à la bétadine – enfin, j'essaie, parce que ce truc ne mousse pas. Je laisse le soin à l'infirmière de me vérifier ma tension, mon cœur, puis me pose des questions pour s'assurer que tout dans mon dossier est correct.
Trois quart-d'heure en avance, on emmène mon carrosse en salle d'attente pour le bloc opératoire. Une adolescente y est aussi, et elle se mâchouille l'ongle du doigt. Dès qu'elle me voit arriver, elle me salue :
— Bonjour.
— Bonjour, réponds-je.
— Vous allez y passer aussi ? plaisante-t-elle.
— Eh ouais... C'est moins reposant que des vacances.
Mon humour est pourri, mais il a le mérite de la faire sourire. Je remets la charlotte sur ma tête et agite mes pieds pour essayer de les couvrir avec l'espèce de draps en tissu. Les chaussons en papier me donnent froid.
— Pourquoi t'es là ? demandé-je brutalement pour essayer de m'intéresser à elle.
— Oh, une prothèse de hanches.
— À ton âge ? m'étranglé-je.
— Oui, rit-elle. Et vous ?
— Dis-moi tu. Et du cœur.
— À ton âge ? s'écrie-t-elle sur le même ton.
C'est qu'elle a du culot, la gamine.
On reste là à papoter pendant un bon vingt minutes, avant que les brancardiers l'embarquent. Ils viennent me chercher quelques minutes plus tard et m'emmènent jusqu'au brancard. Comme lorsque j'étais petit, j'espère qu'on me laisse choisir le parfum pour l'anesthésiant, mais je ne l'ai pas. La table d'opération est froide et ma peau colle dessus. Je déteste cet endroit.
Le chirurgien me sourit derrière son masque.
— Tout ira bien, me rassure-t-il.
Ouais, bien sûr.
On me pose le masque sur le nez, j'entends l'anesthésiste compter. Plus les secondes passent, je n'arrive plus à compter avec lui. Je m'endors en offrant pour Neven un dernier merci.
Pour être ma chance.
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