Chapitre 8 : La colère des vagues


Je crois qu'Aukai m'aime bien, même si mon interprétation des messages est sans doute biaisée. Mais quand il me regarde, je me sens existé ; quand il me parle, je me sens prêt à discuter, moi aussi. Même si les hommes ne m'ont jamais effrayé, j'ai comme le sentiment qu'un mur subsiste entre eux et moi. Comme si le fait d'avoir connu l'anormalité de ma condition, ça me déphasait par rapport aux autres. C'est une vérité ; je suis déphasé.

Et tu crois qu'il t'apprécie ? Pauvre mec.

Pourquoi Aukai aimerait un mec bouffé par les névroses, qui regarde à peine ses yeux et répond à côté de la plaque ? Y a rien à apprécier chez moi. Rien à envier, rien à désirer, rien à connaître non plus.

Aukai me parle sans doute pour l'argent, parce qu'il a peur que je parte avec, que je ne lui finance pas son opération. Je la financerai, même si après ça, nos chemins se sépareront comme c'est coutume de le faire dans une relation. Comme si j'avais une relation avec Aukai... On n'a pas parlé trois fois à tous cassés ; le reste du temps, je le regardais depuis la vitrine de son magasin sans franchir son seuil. Je ne sais plus comment on tisse une amitié ; j'ai même oublié ce que c'était réellement.

Quelques secondes, peut-être minutes, en fait, je regarde mon téléphone dans l'espoir de le voir s'allumer. Un message arrive. Tout ce que je reçois, c'est une notification météo et les « 5 informations à connaître en ce 14 juin ». Je ne comprends pas la moitié des informations politiques. Je suis trop con.

Sortir de ma zone m'a trop bousculé, je crois. Ou alors c'est juste que le monstre revient. Après m'avoir fait exploser des pétards dans une église, il va me retrancher dans les méandres d'une folie qui n'est pas juste dérangeante. Elle est dévastatrice.

Assis dans mon canapé qui fut autrefois crème, je me recroqueville jusqu'à sentir mon dos craquer. Mes ongles me déchirent les bras, comme pour m'empêcher d'aller loin ; trop loin pour que je sache comment revenir. Ça me terrifie, j'ai trop peur. Peur de lui, peur de son fantôme, peur de moi.

Idiot, tu divagues encore.

J'ai comme l'impression que je chavire ; je vois toujours ma tête comme un bateau gorgé d'une eau noircie par mes pensées. Elle déambule, ondule sous les fracas de mes songes, vacille sous ma peine autant qu'elle chancèle lorsqu'une idée souffle sur ses voiles. Trop souvent, j'en perds le contrôle et je le sens couler sans parvenir à m'enfuir.

Parce que je ne peux me fuir.

— Putain, murmuré-je.

Le son de ma voix me ramène parfois à la vie. Parfois pas. J'enfouis ma tête dans mes genoux, essaie d'éviter de penser à Aukai, sauf que son sourire est comme une tempête sur ma chaloupe à moitié cassée. Mon océan est trop énervé pour ne pas m'ensevelir.

Et de vaisseaux, et de vaisseaux,

Et de voiles, et tant de voiles,

Mes pauvres yeux allez en eaux,

Il en est plus qu'il n'est d'étoiles ;

Et cependant je sais, j'en sais

Tant d'étoiles et que j'ai vues

Au-dessus des toits de mes rues,

Et que j'ai sues et que je sais... je sais...

Ma bouche est pâteuse, mon énergie affaiblie. Je n'ai même plus envie de relever la tête, juste de fermer les yeux pour ne pas me rappeler, pour m'oublier. Mes dents se heurtent, mes ongles lacèrent mes épaules.

Mais des vaisseaux il en est plus,

– Et j'en sais tant qui sont partis –

Mais c'est mon testament ici,

Que de vaisseaux il en est plus ;

Et des vaisseaux voici les beaux

Sur la mer, en robes de femmes,

Allés suivant les oriflammes

Au bout du ciel sombré dans l'eau...

C'est mon testament ici. Au bout du ciel sombre dans l'eau. Tant d'étoiles que j'ai vues. Dans les yeux d'Aukai, il y en avait des milliers ; même si beaucoup se sont éteintes. Chez tous les autres, leurs étoiles brillent. Pourquoi les miennes s'essoufflent comme les flammes d'une bougie ? Tous, ils soupirent dessus, parce que je les désole.

Et de vaisseaux tant sur les eaux

La mer semble un pays en toile,

Mes pauvres yeux allez en eaux,

Il en est plus qu'il n'est d'étoiles !

C'est vrai. C'est tout simplement vrai. Je l'ai trouvé dans un recueil qu'elle gardait dans le fond d'un tiroir à sa mort, et je l'ai appris. Par envie, par besoin, je n'en sais rien. Mon âme répond à ce poème, à ces vers qui décrivent le cheminement de mon existence. Une vague me fait boire la tasse.

Dans ces moments, je déteste l'océan.

J'expire tout ce que j'avais retenu d'air pendant trop longtemps, et décide de me lever pour aller jusqu'à ma salle de douche. Le miroir me renvoie un fantôme, un reflet qui cyniquement, m'offre le plus cruel des sourires. Parce que lui peut disparaître. Pas moi.

Mes épaules sont pigmentées de points de sang. Je les ai trop griffées, elles ne me font même pas mal. Dans le tiroir en dessous de l'évier, je trouve mes médicaments. Ma camisole. En récupérant le sac en plastique qui le contient, je fourre ma main dedans et en ressors ce que je suppose être l'ordonnance. En fait, c'est un mot de ma psy :

« N'oublie pas de te trouver un autre psy à Cannes. Prends soin de toi, Neven. Tout commence par ça. Souviens-toi, l'océan, c'est toi qui le contrôles. »

C'est moi qui contrôle, en théorie. Mais quand les autres le gèrent à ma place, comment est-ce que je dois faire ? Elle ne m'a pas dit, pour ça, putain !

Je récupère mes cachets, engloutis mon anti-dépresseur et laisse de côté mon somnifère. Je veux dormir, mais avant, je dois trouver de l'aide. Parce que même si elle ne me plaisait pas, ma psy était gentille et elle voulait juste mon bien. Elle a dû foutre ce mot dans mon sac après notre dernière visite.

Il faut que je trouve un nouveau psy. Maintenant. Sinon, je suis foutu. Alors je tape une recherche de tous les psys environnants, vérifie les notes de chacun et les appelle tous. Une moitié ne répond pas, l'autre me dit qu'ils ne prennent pas de nouveaux patients. J'y passe deux heures ; j'éponge mes crises de nerfs avec un anxiolytique, me bouffe la peau des doigts jusqu'à pisser le sang et joue à Candy Crush entre chaque appel pour me motiver à tenir.

Désolée, me braille la secrétaire dans mes oreilles fatiguée. On ne prend pas de nouveaux patients sauf cas urgent.

— Je suis un cas urgent, putain ! J'aurais dû retrouver un psy dès que je suis arrivé sur Cannes.

Ouais, sauf que ça fait plus d'une semaine et t'as toujours rien fait, feignasse.

Ne criez pas monsieur. Pourquoi votre cas est urgent, dites-moi.

— Je suis... j'ai...

Dis-le, n'aie pas honte.

— Je suis bipolaire, et mes phases sont trop fortes pour que je puisse gérer tout seul. S'il vous plaît...

J'aurais peut-être dû commencer par les formules de politesse, en fin de compte.

Je vois, me répond la secrétaire quelques secondes plus tard. Je vais vous réserver un créneau avec le docteur Zimmerman. Quelles sont vos disponibilités ?

— Peu importe, je m'en fous.

J'ai le 22 juin à huit heures, c'est bon ? Vous allez réussir à vous réveiller ?

C'est la première fois qu'on se soucie de mes troubles du sommeil. Elle a l'air plus renseignée que les deux autres. En regardant l'écran de mon ordinateur, je me rends compte que c'est dans huit jours.

— O-Oui, je vais essayer.

Vous allez tenir jusque-là ?

— J'ai mes médocs.

D'accord. Si jamais vous avez besoin urgemment, appelez le centre psychiatrique ou recontactez-moi, d'accord ?

— D'accord, merci, réponds-je, ému par son intérêt.

Super. À mardi prochain. Passez une bonne fin d'après-midi.

— Merci, répété-je.

Je crois que je l'ai dit au moins quatre fois d'affilée, mais je ne suis pas sûr. J'entends un rire léger derrière le combiné, avant de raccrocher. Plusieurs notifications défilent sous mes yeux, sauf que je n'ai pas envie de les lire. L'heure m'indique à peine dix-huit heures. Tant pis.

D'une main, je récupère le somnifère laissé sur le bar et l'avale avec une gorgée d'eau que je trouve acide. Mes pieds me traînent jusqu'à mon lit, sur lequel je m'effondre comme une merde. Même si le sommeil n'est pas meilleur compagnon que l'éveil, avec le médicament, il ne m'apportera pas de cauchemars trop noirs.

Et dès que je me sens partir, les vagues, elles aussi, s'endorment. 

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