Chapitre 7 : Lire dans les étoiles
— AUKAI —
Lorsque je pose mes yeux sur la chaise, Neven a disparu. Mon cœur semble se coincer entre deux respirations, comme s'il n'était pas déjà assez foutu comme ça.
— Aukai, tu m'écoutes ?
— Neven est parti.
Ma sœur se retourne et fait de grands yeux.
— Je l'ai même pas entendu partir... Je lui ai fait peur, tu crois ?
— Evidemment, tu fais peur à tout le monde. Mais Neven n'est pas du genre à avoir peur des autres.
En fait, je n'en sais rien. C'est juste une impression.
— Tu le connais bien ? s'intéresse soudain Heipoe.
Je suis soulagé d'avoir réussi à faire dévier sa leçon de morale. Mon corps est trop fatigué pour encaisser de nouveaux reproches, surtout quand je me les inflige moi-même. J'ai merdé, mon cœur est en sale état et c'est ma faute. Je l'ai négligé avec ma santé, au profit de ma famille. Clémence a raison, je ne pense pas à moi.
— Non, je l'ai vu deux fois, finis-je par répondre avec un mouvement du bras.
— Oh, un futur ami ?
— Dis pas de connerie, grogné-je. Il venait juste me rapporter le parapluie du môme.
— Il foutait quoi avec ?
Je lui raconte vaguement notre drôle de rencontre et elle m'écoute avec attention. C'est une de ses plus belles qualités, la présence. Parfois, ma sœur s'investit plus dans mes relations que moi.
— Il te plaît ? demande-t-elle si brusquement que je tire une gueule d'ahuri.
— C'est pas mon genre.
— Il est peut-être un peu rachitique...
Heipoe et ses expressions tordues, une grande histoire d'amour.
— C'est pas ça.
— Il manque de vie, alors ?
Je baisse la tête et pince les lèvres. Ce gars respire son mal être, je sens bien qu'il y a un truc qui cloche. Ça se ressent à sa façon de s'absenter parfois plusieurs dizaines de secondes, de ne pas répondre du premier coup ou de changer de sujet à toute vitesse. S'il parait à l'aise avec les autres, il ne le semble pas avec lui-même.
Son manque de vie ne me dérange pas. En fait, je me suis surpris au moins deux fois avec l'envie de lui demander s'il allait bien. Même si c'est moi qui suis cloué dans ce plumard, c'est lui qui a l'air le plus souffrant des deux.
— Aukai ?
— Pardon.
— Il t'a marqué le gamin, devine-t-elle. Il a quoi, vingt ans ?
— Je suppose, ouais. Il me l'a pas dit.
— Pourquoi ne pas faire connaissance ?
— J'ai passé l'âge de me soucier de jeunots dans son genre.
— Menteur.
Elle marque un point, j'ai presque envie de faire connaissance avec Neven. J'aimerais savoir pourquoi il ne mentionne jamais le surnom de mère pour parler d'elle, pourquoi il met une telle légèreté en parlant de dépression. J'ai comme l'impression de ne rien avoir cerné de lui, mais qu'il a tout cerné de moi. Et ça ne me plaît pas.
— Tu lui as laissé ton numéro ?
— Ouais. Enfin, il m'a laissé le sien.
— Appelle-le.
— Je verrai.
Puis, je repense à sa proposition et serre les dents.
— Un truc qui ne va pas ? s'enquiert ma sœur. Tu veux que j'appelle un infirmier.
Il faudrait, je me sens barbouillé, mais je secoue la tête.
— C'est pas ça. Il m'a fait une proposition étrange, avoué-je.
— Du genre ?
— Payer les frais de l'opération pour mon cœur.
Elle reste bouché-bée, les yeux grands ouverts.
— Tu lui as dit combien ça coûtait ?
— Non.
— Il ne réalise peut-être pas la somme...
— Il est riche, et il ne tient pas à son argent, précisé-je. En tous cas, c'est ce qu'il a précisé...
— Tonton, on peut jouer à la tuture ? me demande Erwan.
Je lui caresse le sommet de la tête puis secoue la tête. Il n'insiste pas et se reblottit contre moi, en évitant inconsciemment mon torse encore fragile. Je l'en suis reconnaissant, même si je ne dis rien. Nos silences sont tous aussi éloquents.
— Et tu as refusé, je suppose ? reprend Heipoe.
— Ouais, mais il m'a filé son numéro au cas où je changerai d'avis..., réponds-je en portant mon verre d'eau à mes lèvres.
— Accepte.
Je manque de m'étouffer avec ma gorgée.
— Mais t'es malade ?
— Non, mais toi oui, grogne-t-elle. Aukai, imagine-toi avec cette opération deux secondes, tu revivrais !
C'est vrai. Avec cette opération, je n'aurais plus l'impression d'être essoufflé à chaque escalier monté, à avoir des crampes qui me donnent envie de me plier en deux et l'impression de vivre avec le quart de mes capacité physiques. Je revivrai enfin. Ça me manque de vivre.
— Je... je le connais pas, ce type. Je vais pas lui prendre son fric sous prétexte que je lui ai filé un parapluie. Et encore, c'était celui du gamin.
— Mon parapluie ? s'étrangle Erwan.
En se redressant, il m'adresse une moue des plus dramatiques. Mon rire m'échappe des lèvres tandis que je lui ébouriffe ses petites bouclettes châtaines.
— Il me l'a rendu, t'en fais pas.
— C'est gentil de sa part, il a l'air d'un chic gars, ajoute Heipoe avec un regard soutenu. Puis il est mignon.
— Arrête s'il te plaît. J'ai d'autres choses à penser là...
— Ouais, raison de plus.
Je passe une main sur mon visage pour essayer de me raffermir les idées. Sauf que ça ne marche que dans les mauvaises séries. L'arrivée brutale de Neven, son sourire puant la gentillesse et la douleur, mon cœur à moitié canné, et cette opportunité d'enfin réussir respirer, ça fait trop en une journée. Je commence à avoir mal à la tête.
— Écoute Heipoe, laisse-moi y réfléchir d'accord ? Rentre chez toi, il est tard. Ton mec va râler.
— Mais ça va aller ?
C'est bien la première fois qu'elle me demande depuis qu'elle a débarqué comme une furie dans la chambre.
— Ouais, j'ai une ribambelle d'infirmières, tu te doutes bien...
— Tu ne fais pas dans cette came, mais bien essayer.
Sur ces mots, elle m'embrasse le front et demande à Erwan de l'imiter. Il me colle un bisou baveux sur la joue.
— Tu piques, rit-il.
D'ordinaire, je l'aurais chatouillé avec ma barbe pour l'entendre de nouveau rire, mais je n'ai pas la force. Il fait une moue déçue, descend de son perchoir et va se réfugier près de sa mère. Il est à deux doigts de lui faire la grande scène du deux, je le connais trop bien pour ne pas la sentir venir. Ses beaux yeux verts me regardent avec frustration. Il est tête de con, mais c'est un gamin adorable. Du haut de ses quatre ans, il a le mérite d'être affirmé. Je n'aime pas les merdeux, il le sait très bien.
— Je reviendrai demain. Sauf si t'es sorti.
— C'est mal barré, ils m'ont à l'œil.
Et pour cause, le cardiologue ne m'a pas épargné la grande leçon de morale non plus. Ses chèques de fin de mois doivent être plus balèzes que les miens, puisqu'il ne réalise pas le coût de l'opération.
— Alors je te prendrais des fringues plus confortables. Ah, et je passerais pour m'occuper de tes bestioles.
— Même d'Heimlich ?
— Même d'Heimlich, me promet-elle. Changer des feuilles de chou ne devrait pas être si compliqué...
Je vois à sa grimace dégoûtée qu'elle n'est pas si sûre de ça.
— Merci, frangine, me contenté-je de dire.
Elle me sourit, un de ces sourires qui me réchauffent un peu, puis elle s'éloigne. J'ai le sentiment d'être un imbécile ingrat. Elle se plie en quatre pour satisfaire mes besoins, et je ne lui rends pas. Garder son môme quelques après-midis ne changent rien. Elle est dévouée et je suis antipathique. C'est peut-être aussi pour ça que je vis seul.
Je m'enfonce dans mon lit, effleure à peine des yeux l'infirmière qui vient vérifier mes constantes et m'apporter mon repas. Sans y toucher, je récupère sur la table de chevet le papier froissé contenant le numéro de Neven. Accepter son aide reviendrait à me sentir reconnaissant, à devoir me lier avec lui. Je n'ai pas envie de ça. Mais j'ai besoin de cette opération pour espérer dépasser la quarantaine. Et je veux vivre, bordel !
C'est égoïste, autant que c'est immoral, d'ailleurs. Je ne suis qu'un sale con d'accepter, à moins que j'accepte de me sentir reconnaissant, de me lier avec un être humain en dehors des obligations. Ça peut pas être si terrible, la sociabilité. Même si avec Hugo, ça s'est soldé par un lamentable échec...
Sans hésiter plus longtemps, j'empoigne mon téléphone et tape le numéro avant de le regretter. Après avoir effacé mes trois premières tentatives de message, j'envoie le quatrième à toute allure et pose l'écran de mon téléphone sur mes cuisses. En fermant les yeux, je le presse un peu fort à mon goût. Il faut à peine quelques minutes pour que le portable vibre sous ma main.
MOI : Laisse-moi te rendre la pareille. Si j'accepte, j'ai une dette envers toi.
NEVEN : Sans limitation dans le temps ?
MOI : Ouais, d'accord.
NEVEN : OK, on verra quand je serai mort alors.
Mes yeux survolent le plafond, avant que mes lèvres esquissent un sourire me tirant les joues. Ce gars a l'air aussi têtu que moi, si ce n'est plus. Je sais qu'Heipoe se ferait une joie de deviner son signe astrologique ; elle peut y passer des heures.
MOI : T'es borné. Pourquoi tu veux pas que je t'aide en retour ?
NEVEN : J'ai besoin de rien.
MOI : Menteur.
En attendant sa réponse, je lorgne le paresseux qui me sert de photo de profil. C'est Erwan qui l'a choisi ; il trouve que cet animal me va bien. Au bout de quelques minutes, le silence termine de me manger la tête. Je ne connais pas ce gars et je me permets de le charrier comme si on avait élevé les cochons ensemble. Il y a un truc qui cloche chez moi.
MOI : J'plaisantais, hein.
NEVEN : Ah ouais ? Pourtant t'es pas loin de la vérité.
MOI : C'est-à-dire ?
NEVEN : Rien, on s'en fout de toute manière.
Je soupire. Bien sûr que non, on ne s'en fout pas, mais comment le lui dire sans passer pour un psychopathe un peu trop curieux ? Pour être honnête, je ne me reconnais pas moi-même.
NEVEN : Alors, c'est oui ? T'acceptes ta chance ?
MOI : Si t'acceptes la tienne.
NEVEN : T'es supposé être ma chance ?
MOI : Disons le service que je te rendrais, plutôt.
Mon SMS est ponctué d'un smiley clin d'œil, et j'espère que mon copier-coller de sa réponse l'amusera.
NEVEN : D'accord, ça me va.
MOI : Et avant ta mort si possible, tu serais mignon.
NEVEN : Je suis pas mignon.
Soit il ne comprend pas le second degré, soit s'il a une estime de lui-même au moins aussi haute que ma sociabilité. Ce mec est une énigme, et ça me donne encore plus envie de le découvrir. Je me sens con. Étrange aussi. Mais bizarrement, je m'en fous.
MOI : T'es pas objectif.
Je suis un énorme imbécile. On dirait un plan drague foireux cramé à dix mille kilomètres.
NEVEN : Personne ne l'est.
Enfin, visiblement, il n'est pas évident pour lui. Ça me va.
MOI : Je vais aller me coucher. Bonne nuit, Neven.
NEVEN : Merci beaucoup.
MOI : Hein ?
NEVEN : Bonne nuit, Okaï.
J'explose de rire à m'en fêler une côte. Mon cœur me brûle, mais je m'en fous.
MOI : Aukai. Tu m'as tué de rire.
NEVEN : Oh, désolé. Et attends avant de mourir, s'il te plaît.
MOI : Allez, bonne nuit !
Neven ne répond rien. Je pose mon portable sur le côté du lit et m'enfonce dans mon lit. Là, je ferme les yeux et je pense à ma future opération, à l'aide de Neven. Même si pour l'instant mon cerveau est vide, il faudra bien trouver une idée pour le remercier. Je ne peux décemment pas le laisser m'offrir une nouvelle vie sans arranger un peu la sienne.
Même si les antiobio me crèvent, je reste à détailler le plafond en cherchant une idée. Sauf que rien ne me vient. Je crois que pour savoir ce que je pourrais lui offrir, je devrais apprendre à le connaître.
Bordel, dans quoi je m'embarque, encore ?
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