Chapitre 4 : La mort d'un soleil
TW : Scène de sexe (non détaillée)
— AUKAI —
La prochaine fois que je me décide à écouter les conseils de Clémence, je serai mort. C'était un mauvais plan. Le bar empeste l'alcool et la sueur de gens qui se pavanent sur la piste de danse improvisée. Le sol poisse, le bruit couvre la musique de mauvais goût avec les braillements du barman qui se sent obligé de préciser à voix haute chaque commande qu'on lui passe. Un film américain. On est à Cannes, après tout.
— Si je te connaissais pas, je penserais que t'es sur le point de péter la gueule au barman, ricane Ibrahim dans mon dos. C'est pas ton genre ?
— J'ai l'air d'aimer les grandes gueules ? grogné-je.
— Vu que t'en es toi-même une... nah, pas vraiment.
— T'es con.
— Je sais, tu me le dis depuis le lycée.
Même le collège, en fait, c'est juste que je le pensais fort. Ibrahim est le genre de gars que je ne peux pas voir en peinture. Provocateur, chercheur d'embrouilles et toujours sûr de lui. Même s'il s'est très assagi avec l'âge. Il est borné comme ma sœur. C'est sûrement pour ça qu'ils se sont toujours entendus à merveille.
Je le vois nouer ses cheveux bruns et ondulés en chignon, puis toiser la salle avec des yeux d'affamé.
— Tu te lasses jamais ? soupiré-je.
— T'as pas ton mot à dire, t'as une vie sexuelle aussi épanouie qu'un religieux.
Il adresse un regard charmeur à une nana un peu plus loin. Tout à fait son style.
— T'as un radar ma parole, grogné-je. Charo.
— Puceau.
Je claque ma langue contre mon palais avant d'avaler une grosse gorgée de ma pina colada. La sociabilité, c'est décidemment plus mon truc. Ibrahim a beau avoir le même âge que moi, il vit sa vie comme s'il avait à peine vingt ans. C'est désespérant et fascinant à la fois.
— Alors, t'as repéré personne ? s'intéresse-t-il.
— On est là depuis vingt minutes, lui rappelé-je.
— Ben ouais, justement.
— Non.
Il fait une tête exaspérée et je souris, amusé.
— Je suis pas assez bourré.
— T'y mets pas du cœur, s'amuse Ibrahim.
— Ouais, je suis désolé.
Je le suis vraiment. C'est moi qui lui ai demandé de sortir avec moi sous les conseils de Clémence, et en plus de lui priver de Rolland Garros, je tire une sale gueule. Je ne sais même pas comment il fait pour me supporter.
— Sérieux mec, ça te manque pas ?
Mon haussement d'épaules ne le satisfait pas. Je sens qu'il se retient de soupirer.
— Tape-toi quelqu'un, revis, dévergonde-toi quoi ! T'es amorphe depuis presque trois ans, mon pote.
Ouais, depuis deux ans et dix mois.
Je n'ai pas jamais retrouvé ma vie d'avant, celle où j'étais un déconneur qui n'avait pas peur des risques, qui osait faire confiance un peu vite. Naïf, con, mais heureux. J'avais au moins ce privilège. Cette vie-là ne me manque pas, sans doute parce que je refuse d'y repenser.
Ibrahim n'a pas tort. Je suis amorphe, entraîné dans un train-train de trentenaire que j'exécrais à la vingtaine et me promettais de ne jamais connaître. Au final, je suis comme la mamie gâteuse et veuve avec son chat, sauf que moi c'est un zoo qui comble ma solitude.
— T'as raison, me résigne-je. Mais va trouver un gay dans ce foutoir.
— Le gars là-bas il te bouffe des yeux depuis dix minutes, me renseigne Ibrahim en pointant son verre sur un gars à peine plus jeune que moi.
Il a vraiment un radar à la place des yeux, je ne sais pas si je suis fasciné ou flippé. On échange un regard et il m'incite avec le sien. Réprimant toute ma mauvaise volonté, je fais un signe de tête à l'homme pour qu'il nous rejoigne. Il ne se fait pas prier.
— Salut.
Il a la voix d'un gosse et la carrure d'un athlète, c'est déroutant. Maintenant qu'il est à côté de moi, je vois clairement ses traits fins, sa mâchoire musclée et ses cheveux tout frisés. C'est pas mon type, mais je me conterai ça. Vu ma condition physique, je n'ai pas le droit de faire la fine bouche.
— Hugo, se présente-t-il en me tendant sa main musculeuse.
— Aukai.
— Au-quoi ?
— Aukai, répété-je. C'est hawaiien.
— Ah, je vois. C'est joli.
Je lui souris et son visage s'éclaire. J'aime mon prénom et la signification qu'il renferme. C'est sans doute le plus beau nom que ma mère pouvait m'offrir.
— Je te laisse, me souffle Ibrahim. Fais-moi signe si t'as besoin de quelque chose.
— T'es un frère, le remercié-je.
Son expression réjouie m'encourage un peu plus.
— C'est pas ton copain ? se renseigne Hugo dans mon dos.
Je me tourne vers lui, m'accoude au bar et ris franchement. Alors que je commande une deuxième pina colada, je demande à mon voisin s'il veut quelque chose.
— Un Coca, ça suffira.
J'acquiesce et entend le barman beugler les deux boissons.
— Tu fais quoi dans la vie ? me demande-t-il.
Nous voilà arrivés aux questions ennuyeuses et inintéressantes. Quoi que fasse ce type, je m'en fous. Et je suis presque sûr qu'il se contre-fiche de ma vie. Surtout qu'il sera déçu de savoir qu'elle se résume à vendre des sucreries à des mômes pourris gâtés, à m'occuper d'un père malade et d'animaux mal aimés.
— Je suis confiseur dans une rue commerciale près de la plage, renseigné-je sans lever les yeux vers les siens. Et toi ?
— Je suis garagiste.
J'espère qu'il va m'épargner l'humour gras avec le cambouis, sinon je lui en colle une.
— Oh, feigné-je de m'intéresser. Depuis toujours ?
— Ouais, ça fait dix ans que je bosse dans le milieu.
Je hoche la tête. Mes joues me tirent à force de garder mon sourire impeccable.
— Qu'est-ce qui te plaît dans la vie ?
— Quand elle reste privée, grommelé-je en noyant mon ennui dans mon verre.
Je ne suis vraiment qu'un sale con.
— Désolé, s'excuse-t-il aussitôt.
Il est gentil. Maladroit et inintéressant, mais gentil. C'est déjà ça. Même si j'ai appris à me méfier des gueules d'anges. Elle dissimule toujours une face déplaisante. Je lève les yeux vers Hugo. Les siens sont curieux, d'un drôle de vert qui tire sur le marron. Mais je vois mal, l'alcool influe déjà. Ma bouche est un peu pâteuse.
— Chez moi ou chez toi ? demandé-je finalement.
Il hausse les sourcils.
— Ah ouais, direct.
— Écoute, tu me regardes comme un bout de bifteck depuis un quart d'heures. Tu te fous de ma vie comme je me fous de la tienne. Si tu veux un coup d'un soir, va falloir te décider.
Je crois que je ne suis pas à l'aise avec les mots. Je n'ai jamais été Socrate pour l'éloquence, mais j'ai l'impression d'avoir régressé dans mes qualités rhétoriques.
— OK, finit par répondre Hugo avec vague sourire amusé. Chez moi, ça te dérange pas ?
— Non.
— Mais ta vie m'intéresse, ajoute-t-il.
— Je ne cherche pas de relation sérieuse, précisé-je.
Son visage montre une pointe de déception. Il faut être fou pour penser construire un couple sur une rencontre aussi maladroite. Je ne sens aucune alchimie. Même si ce mec n'est pas un canon, il a du charme. Je le regarde se passer une main dans sa barbe de trois jours, jeter un coup d'œil à son groupe d'amis qui lui balancent des clins d'œil et sifflements peu discrets. Il rougit et ça m'amuse.
Du regard, je cherche Ibrahim et le croise en train de faire sa meilleure danse avec la fille qu'il lorgnait il y a quelques minutes. Je crois que lui non plus, il n'est pas décidé à repartir seul. Pour éviter de le déranger, je lui envoie un message rapide et prends Hugo par la main pour le traîner dehors. Il termine son Coca d'une gorgée, avant de me rejoindre en riant.
— T'habites loin ? lui demandé-je.
— À deux pâtés de maison, on peut y aller à pied.
Je hoche la tête alors qu'il m'emboîte le pas. En plus d'être gentil, il est énergique. Il a très bien compris ce que je voulais, alors il ne rechigne pas à m'emmener chez lui.
J'ai l'impression d'être en train de merder. En presque trois ans, je n'ai plus eu de relation sexuelle avec personne, et je suis sur le point de le faire avec un parfait inconnu sous prétexte que je ne me dévergonde pas assez. Je sens que c'est la tête d'Ibrahim que je vais dévergonder dès que je serai moins bourré.
Hugo m'entraîne avec lui et j'en oublie de réfléchir, trop pris dans son impatience. Il est plus en chien que moi alors que sa dernière fois doit remonter à quelques jours. Ça me ferait presque rire.
Au moment où nous arrivons devant la porte d'un immeuble, il me fait comprendre d'un regard fiévreux son envie. En fuyant l'hésitation qui me prend le bras, je goûte ses lèvres. Elles sont acides. Je n'ai pas envie de monter dans ce foutu appartement. Sauf qu'il ne me laisse pas le temps de protester.
Il me rend un baiser fougueux et plein d'expertise. En dépit de nos années d'écart, il se débrouille bien mieux que moi. Je le laisse prendre les rênes, nous guider jusqu'à son appart et m'embrasser si fort que mon dos rencontre le mur d'en face. Il a de la force en plus du reste.
De l'index, il me désigne la chambre en retirant sa chemise bien repassée. Ses muscles saillent sous sa peau. J'ai presque honte avec mes kilos en trop. Son baiser est pressé, ses mains le sont tout autant. Il lui faut à peine une minute pour me dessaper moi aussi. Je crois que je n'ai pas envie de me rappeler du reste, de reconnaître que même après trois ans sans relation, je n'ai éprouvé aucun vrai plaisir dans ces ébats. Je l'ai pénétré, il a gémi et moi, j'ai gardé les lèvres closes jusqu'à ce que ça se termine.
Je mets de l'énergie dans mes vas-et-viens. Elle me rappelle que j'en ai tout simplement plu. Mon cœur s'abîme, je le sens rechigner à chaque fois que je m'obstine à le normaliser.
La jouissance n'a aucune alchimie, même si Hugo est plein de bonnes volontés et essaie d'y mettre du sien. Je dissimule mon ennui en esquissant le plus hypocrite des sourires et me couche à ses côtés, alors que j'ai envie de m'en aller là, tout de suite.
C'était une erreur de penser que le sexe me ferait goûter à la vie que j'oublie chaque jour qui passe. Je crois qu'au fond, je suis encore un peu naïf. Elle n'aura plus la même saveur, et c'est ma faute. Je sais que c'est de ma faute.
Mon téléphone vibre et je reçois les emoji piments d'Ibrahim. Je souris. Hugo pense que c'est à propos de nos ébats. Il s'allonge contre moi et je sens que m'en aller risque d'être compliqué.
Alors je me résigne et je ferme les yeux, priant pour que l'alcool rince un peu de ma culpabilité et de mon remords.
***
Je suis dans les bras d'un homme, mais ce n'est pas Gab. Parce que Gab m'a laissé à moitié crevé un jour où j'avais besoin qu'il soit à mes côtés. Je ne suis qu'un con crédule croyant encore pouvoir avancer avec son regard de pitié qui me fend ma joie jusqu'à ses espoirs.
Une décharge pulvérise ma poitrine. Je me redresse à toute allure en réprimant un gémissement.
— Hé, Aukai ? chuchote Hugo à mes côtés.
Je ne me suis pas rendu compte d'avec quelle brutalité je l'ai repoussé. Il se masse la tempe où j'ai dû le cogner.
— Ça va pas ?
Non, ça ne va pas. Je n'ai rien à foutre ici, à essayer de construire les remparts d'un monde que j'ai explosé à coups de poing et de cris. J'ai mal au cœur.
D'un geste du bras, je me défais des draps qui puent le sexe et la sueur. Dans ma tête, mes pensées s'emmêlent et forment des nœuds par dizaines. Cette tentative était foireuse. Pire que ça, elle était douloureuse, parce que je n'ai rien retrouvé du plaisir que je ressentais avec Gabriel. Parce que dans ses bras, je n'avais pas peur. Que dans ses yeux, je lisais de l'amour sincère. J'étais assez idiot pour le croire, en tous cas.
Toutes ces saveurs, ces sensations, je ne les retrouverais jamais, et c'était une erreur de penser le contraire. Une grosse erreur.
— Hé, tu vas où ? s'inquiète Hugo dans mon dos.
— Je me casse, grogné-je d'une voix rocailleuse.
Je l'entends se rembrunir. Le pauvre prend tout sur lui alors qu'il demandait juste à baiser. Tant pis, je n'ai rien de mieux à lui laisser, si ce n'est le goût amer de mon passage.
— J'ai fait un truc qu'il fallait pas ?
— T'as fait tout ce qu'il fallait, le rassuré-je. C'est moi qui merde. Je suis désolé.
Je termine d'enfiler mes chaussettes, récupère ma veste et me rue presque jusqu'à sa porte.
— Attends ! me hèle Hugo. On pourra se revoir ?
Mes talons pivotent à peine pour que je puisse le regarder dans les yeux. Les dents grinçantes, je lui crache à la figure :
— Non, jamais.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis loser.
Un foutu loser incapable d'être maître de ses émotions à trente-cinq piges, qui ne sait pas faire le deuil d'une relation et qui creuse sa tombe seul pour espérer s'enterrer plus vite. Je ne suis qu'un lâche.
Je claque la porte, laisse Hugo hébété dans sa chambre et m'empresse de chercher ses clés. Elles sont dans la poche de son jean laissé en plein milieu du couloir, je l'ai vu les glisser là avant d'entrer. À toute allure, je déverrouille l'entrée, m'élance vers mes escaliers et les dévale.
Quand je m'enfonce dans la rue, la pluie s'abat sur moi. Je décide de courir pour essayer de semer mon angoisse. Mais elle grandit à chacun de mes pas.
Arrivé devant le seuil de ma confiserie, j'enfonce les clés dans la porte, mais n'arrive pas à la pousser. Il me faut plusieurs secondes pour réaliser à quel point j'ai merdé. Je suis essoufflé, tellement essoufflé qu'il faut plusieurs minutes à mon cœur pour s'oxygéner. En plus d'être lâche, je suis faible. Gab avait raison en me disant que je n'en valais pas la peine.
Je pose mon front contre la vitre de ma boutique. En considérant que c'est la mienne, puisque sur les papiers, elle appartient à mon père.
Un soupir se coince dans ma gorge, qui émet un râle de douleur. Je presse ma cage thoracique, écoute mon cœur qui s'active comme il peut. Sa mélodie me manque. Ça fait trop longtemps que je ne l'ai pas entendu chanter.
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