Chapitre 29 : Ne plus noyer ses mots


— NEVEN — 


La vie est une pute. J'en ai eu la certitude quand, après avoir passé un week-end démentiel, Aukai a été appelé par sa sœur. Son père va mal. Il a fait une chute.

Même si Aukai n'a rien montré, j'ai compris qu'il était déboussolé. Quand j'ai proposé de l'accompagner, il a bafouillé que ce n'était pas la peine, qu'il ne voulait pas m'ennuyer avec ses problèmes, et qu'il reviendrait vite. Il est parti à quatorze heures. À dix-huit heures, il n'est toujours pas rentré.

Assis dans son canapé avec un chocolat chaud déjà froid, j'attends que l'heure passe. Food est roulé en donuts à côté de moi, pendant que Lana dort dans son panier. Wonder est très silencieuse quand son maître n'est pas là. Je me sens seul et inutile.

En inspirant, je fouille le mur d'en face, comme s'il pouvait m'apporter la solution. Et il me l'apporte. Aukai risque d'être crevé en rentrant, il aura tout sauf envie de faire à manger.

Je me lève, récupère mon portable et cherche une recette pour débutant avec le tuto vidéo. Il m'en faut trois avant d'en trouver un qui a tous les ingrédients dans la petite cuisine d'Aukai. Je lui vole son tablier et me mets à cuisiner. Enfin, j'essaie.

Faire une sauce à base de crème fraîche et de tomate ne doit pas être aussi compliqué. En tous cas, Valérie, la nana de la vidéo, elle explique super bien comment faire.

Je m'affaire à faire la sauce à petit feu, après avoir mis dix minutes à trouver comment fonctionnait sa gazinière. Il y a une odeur de gaz dans la cuisine, alors j'ouvre la fenêtre. Le ciel est triste, aujourd'hui. L'orage se profile.

En faisant bouillir mon eau, je sale mon plat, mais pas trop. Puisqu'apparemment, chacun salera à sa guise en fonction de ses goûts. Ce n'est pas faux.

Pour le plat, Valérie recommande des nouilles, sauf qu'Aukai n'en a pas. Du coup, je prends des coquillettes. Je les fais trop cuir, alors qu'il les fallait Al dente, mais au moins, je ne les ai pas cramées, même si la moitié reste collée au fond de ma casserole.

Ma sauce fait des bulles. Elle commence à sentir le brûler quand je baisse suffisamment le feu. J'ajoute un peu de poivre. Pour les autres épices, je ne les trouve pas dans les placards de la cuisine.

Il est dix-neuf heures lorsque je termine de cuisiner, et quart quand je finis de laver, puis trente une fois la table mise. Aukai rentre seulement cinq minutes plus tard. Il a un regard abattu et les épaules basses. Il ferme la porte derrière lui et répond à peine à Lana qui l'appelle depuis son panier.

Quand il relève la tête vers la table, il a un sourire immense, mais il est cassé par la tristesse.

— C'est toi qui as fait ça ? me demande-t-il.

— Nan, c'est Food.

Il ne rit pas, lâche son sac et s'approche de moi.

— Est-ce que ça va aller ?

— Ouais, il est bien pris en charge.

— Et toi ?

Cette fois, il me répond par un sourire forcé. Il s'avance jusque dans la cuisine et émet une fausse exclamation de joie.

— Ça a l'air trop bon !

Il revient vers moi, me serre contre lui. Je m'attends à ce qu'il me lâche, mais il ne le fait pas.

— Aukai... t'es sûr que ça va aller ?

— Ouais, c'est juste la journée qui m'a crevé.

— OK...

Il se recule.

— T'as pas rongé tes ongles, remarque-t-il.

— Non, j'avais la bague.

Il a l'air un peu plus serein. Ou alors il cache très bien sa tristesse. J'ai l'impression qu'il refuse de se montrer sous ses mauvais jours, comme si j'allais le juger. Mais je ne ferai jamais ça. Il n'a pas l'air de comprendre que je veux juste l'aider.

— Tu viens manger ? lui proposé-je.

— Ouais.

Je suis sûr qu'il n'a pas faim...

Je sers sa tranche de jambon roulée avec les coquillettes et la sauce. Il n'ajoute pas de sel, j'ai bien fait d'écouter Valérie.

C'est mon premier vrai plat cuisiné, et je trouve que je ne m'en suis pas trop mal sorti. Quoique. Les pâtes fondent un peu trop dans la bouche tellement je les ai cuites et la sauce a un petit arrière-goût de cramé à cause du fond de la poêle que j'ai trop fait chauffer.

Aukai parle très peu hormis pour me complimenter sur mon repas raté. Parfois, il relève la tête et sourit pour faire comme si tout allait bien. Puis, quand l'orage gronde, il ferme les fenêtres, s'approche et me prend contre lui. Il sait que j'ai peur des orages. Je me laisse aller dans ses bras, même si je sais que c'est moi qui devrais être à sa place, sauf qu'Aukai ne permettra jamais que je sois celui qui rassure. Parfois, je me demande si c'est en lien avec mon âge ou avec un traumatisme passé dont il ne m'a jamais parlé.

— J'ai pas envie de retourner à l'hosto demain..., lui avoué-je pour faire taire l'orage qui commence aussi à faire fureur dans mon cœur.

— C'est ta dernière semaine complète, après t'y seras plus que du mercredi au vendredi.

— Ouais, mais je veux rester avec toi...

— On passera le prochain week-end ensemble.

— Ça te dérangerait pas ?

— Pourquoi ça me gênerait ? On est pas bien, ensemble ?

— Si, mais je me disais que... t'avais peut-être besoin de ta liberté.

Il m'embrasse sur le sommet du crâne. Contre lui, je ne peux pas voir son visage, mais je suppose qu'il a fait tomber le masque. Il le remettra à la seconde où je me retournerai pour le regarder.

— T'en fais pas, je te le dirais si j'ai besoin d'espace.

— C'est bizarre, on dirait...

Je ne finis pas ma phrase, parce que j'ai senti Aukai se tendre.

On ressemble à un couple, à vouloir se voir dès que possible. Je n'ai jamais été vraiment en couple. Quand elle est morte, j'ai eu des rapports avec des femmes et des hommes, parce que j'avais envie de tenter. J'avais déjà eu un rapport au lycée, en seconde, avec une nana de terminale. Ma génitrice l'a su et ça l'a mise hors d'elle. Je pense qu'elle refusait l'idée même que je fréquente une autre femme qu'elle. C'est glauque, maintenant que j'y pense.

— Neven ?

— Hum ?

— On dirait quoi ?

— Rien, oublie.

Il n'insiste pas, sans doute parce qu'il n'en a pas la force. Il ne me le dit jamais, mais je sais que ça le frustre que je ne finisse pas mes phrases.

— Ça te dirait de venir avec moi à l'asso la semaine prochaine ? me propose-t-il.

— Au refuge ?

— Ouais.

— Bien sûr.

Ses bras m'encerclent un peu plus fort quand le tonnerre crie dehors. Il ne dit rien de plus, allume sa télé et on se met d'accord pour une comédie française sur TF1. Au moins, ça lui change les idées, alors ça me va.

Il s'endort vers la fin du film. Je le réveille doucement et il me grogne dessus.

— On peut aller dans le lit pour dormir.

— T'es fatigué ? me demande-t-il en se frottant les yeux.

— Non.

— Bah tu peux rester là, si tu veux.

— Je veux venir avec toi.

— T'es sûr ?

— Je veux pas te laisser tout seul.

— C'est gentil..., murmure-t-il. Mais je te préviens, ce soir, on baise pas.

Son franc-parler me bouscule un peu, parfois. Il n'a aucun filtre quand il est fatigué. Aucune finesse non plus, d'ailleurs.

— T'en fais pas, c'est juste pour rester avec toi.

On se traîne jusqu'à son lit. Comme prévu, il s'endort très vite. Moi, je garde les yeux ouverts une heure, puis deux, puis trois. Ma tête tourne à mille à l'heure, impossible de canaliser mes pensées. Je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter pour Aukai, pour le gaz, si je l'ai bien éteint. Pour mon plat, s'il n'était pas trop mauvais. Pour demain, parce que je ne veux pas retourner à l'hosto. Je reverrai Victoire, ça sera bien. Mais je suis bien ici aussi. Oui, je suis bien avec Aukai. Et s'il décidait de tout arrêter ? Si, pour lui, on ne formait pas un couple et que je servais juste à baiser ? Si, pour lui, je n'étais rien de plus qu'un mec à surveiller pour éviter qu'il se foute en l'air ?

— Neven, pourquoi tu bouges autant ?

Maintenant que j'y pense, j'ai chaud.

— T'arrives pas à dormir ? s'enquiert Aukai d'une voix ensuquée.

— Nan. Je vais chercher un verre d'eau.

Il hoche la tête et je me glisse hors des draps. Mes doigts tremblent un peu. Je me retiens de les mordre et fait tourner ma bague, encore et encore, à avoir la tête qui tourne à force d'observer le motif tournoyer.

Je me sers un verre d'eau, reste dans la cuisine à respirer trop fort pour que ça soit normal. J'ai des bouffées de chaleur. La faute de l'angoisse. En inspirant, j'essaie de contrôler le flux de pensées qui continue de se bousculer dans ma tête, et surtout d'arrêter l'atroce certitude qui essaie de s'imposer à moi : Aukai ne m'aime pas comme moi je l'aime. Il ne m'a jamais dit qu'il m'aimait.

Toi non plus, abruti.

C'est vrai, par peur de sa réaction. Je ne suis qu'un pauvre type. Mais est-ce qu'on peut aimer un mec qu'on connaît depuis à peine trois mois ? Est-ce que je ne me fais pas juste des films pour avoir l'impression d'exister et de valoir quelque chose ?

Putain, je ne suis vraiment qu'une merde.

— Neven ?

C'est là que je me rends compte que je suffoque.

Je suis un idiot. S'il ne m'aimait pas, au moins un peu, il ne m'aurait pas offert cette bague, ni ces tubes de peinture ou encore le restaurant.

Il le fait juste pour que tu le lâches après.

Et s'il m'offrait ça par culpabilité, à cause de ses frais d'opération ? Il ne me parle jamais de lui, de ses problèmes et de sa tristesse, parce que je ne suis rien à ses yeux. Mais il m'a dit que ce n'était pas pour ça, la dernière fois. Alors pourquoi je n'arrive pas à m'en convaincre, bordel ?

— Neven, ça va pas ?

J'entends le lit grincer. Il vient me voir. Il n'a pas besoin de ça, il est déjà assez triste comme ça. Pourquoi il faut toujours que j'enfonce le clou ? Pourquoi je ne peux pas avoir le rôle de celui qui protège ?

Parce que t'es un raté.

— Hé, Nev...

— Ça va, Aukai. Tu peux retourner te coucher.

Ma voix est affreusement enraillée. Aukai ne m'écoute pas et entre dans la cuisine. Je suis à moitié affalé sur le plan de travail. Il éloigne le couteau que j'ai laissé traîner après le repas et me caresse le dos doucement.

Un gros raté.

— Retourne te coucher, Aukai, hoqueté-je.

— Je vais nulle part. Qu'est-ce qui va pas ?

— J-Je suis désolé...

— De quoi ?

— T'es assez mal comme ça pour que j'en rajoute...

— Je vais bien.

— C'est... c'est pas vrai, mais tu veux pas m'en parler. Je comprends.

— Tu comprends quoi ?

Je comprends que je ne suis pas de confiance. Qu'il ne se confiera pas à moi parce qu'il ne me sent pas capable d'avoir les épaules pour supporter mes malheurs et les siens. C'est faux. J'ai assez de place dans mon océan pour un deuxième bateau.

— Neven, faut que tu me parles. Si on communique pas, on avance pas.

— Alors pourquoi tu me mens quand je te demande si tu vas bien ?

Je plaque une main sur ma bouche quand je vois le visage d'Aukai se décomposer.

— Désolé, dis-je, ma voix étouffée par ma paume.

Il remue la tête.

— Tu m'en veux ? finit-il par demander.

— N-Non, je me sens juste inutile.

— C'est pour ça que tu te sens mal ?

— Non. C'est juste l'insomnie.

Aukai a un sourire un peu moqueur.

— Si on se met à mentir tous les deux, on va pas s'en sortir.

Je dois le regarder un peu trop froidement, puisqu'il pince les lèvres.

— OK, je commence. Je te mens parce que j'ai peur d'être abandonné.

J'écarquille les yeux.

— Quoi ?

Il soupire, baisse la tête et commence à se mâchonner l'intérieur de la joue.

— Tu te rappelles quand je t'ai dit que... avoir repris l'affaire familiale avait foutu le bordel dans ma vie ?

— Oui.

— Hé bah... ça a tellement foutu le bordel que j'ai fait une dépression assez moche.

— Tu...

— Ouais. Et c'était trop dur à vivre pour le mec qui vivait avec moi. Il n'a pas supporté et m'a largué en me disant des trucs qui... bref. Je me suis trop plaint pour lui. Je t'avoue que je me rappelle pas très bien. Il m'a dit que je faisais aucun effort et qu'il n'en pouvait plus de me voir apathique comme ça, que j'aurais dû me secouer avant et qu'à cause de ma lâcheté, j'avais ruiné notre relation...

— Mais quel connard !

Je ferme tout de suite la bouche. Aukai fait les yeux ronds.

— Pardon, me rattrapé-je.

Là, il se met à rire de bon cœur. Je reprends mon souffle, même s'il est toujours trop fort.

— Nan, t'as bien résumé...

— Il t'a laissé tout seul... ?

— Ouais. Pour lui, ça devenait invivable. Je le comprends, quelque part, mais j'ai vécu ça comme un abandon. Ça faisait sept ans qu'on était ensemble. J'ai eu du mal à surmonter le truc, tu vois ?

— Pas vraiment, parce que j'ai jamais eu de relation comme ça, mais j'imagine bien, par contre.

Aukai se détend un peu. Il continue de caresser mon dos et son regard s'adoucit un peu. Ses cernes lui coulent sous les joues. Je suis en train de lui foutre en l'air sa nuit à cause de mes crises de paranoïa...

— Bref..., reprend-il. Je te mens pas parce que tu m'ennuies ou que j'ai pas envie de me confier à toi... Mais que j'ai peur que toi, ça t'agace trop.

— Mais comment tu peux penser ça ?

— Humhum, et tu pensais à quoi toi, là ?

Je rosis. Il rit. Je n'ai pas le droit de mentir.

— Je pensais que tu m'aimais pas, que tu aimais juste faire l'amour avec moi et que je me faisais des films sur notre relation.

— Comment tu peux penser ça ? réplique-t-il sur le même ton.

J'ai envie de rire, mais la crise me bloque encore la respiration. Aukai s'approche et me caresse la joue avec son pouce.

— OK, on va remettre les choses au clair. Je suis un trouillard qui a peur de l'engagement à cause d'un ex toxique, et toi...

— Un paranoïaque qui se fait des films ?

— T'as pas plus doux comme terme ? se moque-t-il.

— C'est la vérité.

— Peut-être un peu, reconnut-il. C'est pour ça qu'on va mettre les choses à plat. Écoute-moi. Tu comptes, Neven. Tu as été un bulldozer dans ma vie. Sans toi, je serais pas allé au restaurant, ou alors Heipoe m'y aurait traîné jusqu'à ce que je cède. Je me serais pas baigné à poils dans la mer dans la nuit. Ni de jour, d'ailleurs. Et je n'aurais pas ce sentiment de vouloir être là pour toi autant que je peux. Tu... tu comptes vraiment pour moi...

Je me redresse.

— J'avais peur que... je sois rien.

— T'es beaucoup pour moi, Neven. Et c'est ça qui me fait peur.

— Mais je ne suis pas ton ex...

— Je sais, j'ai du mal à l'intégrer.

— Je vais pas t'engueuler si tu te plains, ajouté-je. T'as le droit. Tu m'as vu, moi ? Je passe ma vie à geindre même quand c'est toi qui as besoin de soutien...

— Dis pas n'importe quoi, tu n'as pas fait exprès...

— L'orage ne m'aide pas en plus, ajouté-je pour ma défense.

Ses lèvres se déposent sur les miennes. Elles sont douces et pleines de promesses. Celles qu'on luttera contre nos fantômes ensemble.

— Je te mentirai plus quand ça va pas, assure-t-il. Mais ne me force pas à parler si j'en ai pas envie.

— Je te forcerai jamais, Aukai...

Il a l'air vraiment touché.

— Et toi, dis-moi quand tu as une crise d'angoisse comme ça.

— OK.

— De toute façon, les murs sont aussi épais que des feuilles de tabas.

— Tu m'as entendu ?

— Tu respires fort quand t'es angoissé.

— Pardon.

Il me relève la tête.

— T'excuse pas, c'était pas un reproche.

C'est à mon tour de l'embrasser tendrement. Il dépose sa tête contre mon torse. C'est moi qui l'encercle avec mes bras.

— La communication, c'est important, plaisanté-je.

— Très.

— Les non-dits, ça tue une relation en fait.

Il hoche la tête, toujours contre moi. On reste une minute comme ça, puis on retourne dans la chambre. Il est trois heures passées, et le sommeil ne veut toujours pas venir. Du coup, je vais sur mon portable pendant qu'Aukai se rendort.

Vers cinq heures, je commence à piquer du nez. L'angoisse est définitivement retombée. J'éteins mon portable et m'approche d'Aukai. Même endormi, il me prend contre lui. Je ferme les yeux et souris, en m'efforçant de me répéter, pour éviter aux pensées de revenir :

« Tu comptes, Neven. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top