Chapitre 25 : Le houlement des vagues
— NEVEN —
Aukai n'a pas vu. Je pense que je l'ai caché comme j'ai pu. C'est sûr que piquer une tête dans la mer, c'était une subtile façon de dissimuler la crise maniaque qui m'a pris la gorge d'un coup. Je crois que je ne m'étais jamais senti aussi bien. J'avais du sel dans mes plaies, des bruits parasites dans mes oreilles bouchées par l'eau, les vêtements poisseux et le corps sale, mais mon âme était rincée de toute peine. Aukai avait le sourire d'un ange. Son baiser avait le goût du risque et de la peur, mais j'osais croire qu'il le voulait, lui aussi.
Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. Le lendemain, il m'a ramené à l'hôpital quand j'ai refusé de rentrer chez moi. Il n'a pas compris pourquoi et m'a regardé en inclinant la tête sur le côté.
— Je ne veux pas rentrer...
Il n'a pas l'air d'avoir compris. Ça m'a énervé, mais je n'ai pas su expliquer pourquoi.
— Je ne veux pas être seul là-bas...
— Tu veux venir à la maison ? s'est-il risqué avec une moue gênée.
— Non.
J'étais irritable. Foutue folie.
— Non parce que... je pense pas que ça soit une bonne idée.
— Neven ?
Je l'ai regardé en déglutissant. La ceinture contre ma poitrine m'oppressait. L'exaltation était en train de monter.
— Ramène-moi là-bas, s'il te plaît.
Il a un peu pâli.
— Ça va pas ?
— Si !
J'ai souri de toutes mes dents.
— Je me sens juste mieux là-bas, ai-je menti.
Aukai a froncé les sourcils mais n'a pas insisté. Il a démarré, s'est inséré sur la route, et j'ai eu envie qu'il accélère.
— Neven ? Je peux entrer ?
— Ouais !
Victoire entre dans ma chambre et referme derrière en marmonnant :
— T'es pas venu déjeuner, pourquoi tu...
— J'ai acheté un ordinateur, la coupé-je.
Elle me regarde avec un drôle d'air. J'ai envie de rire, mais je ne sais pas pourquoi. Ses yeux dévient sur la façade en face du lit. Là, ils s'écarquillent.
— T'as peint ton mur...
— T'aimes pas ?
— Neven... T'as peint le mur de l'hosto ! T'es con ou quoi ?
La colère me prend la gorge. Pourquoi elle me parle comme ça ? Qu'est-ce qui lui prend ?
— Et alors ? craché-je, plus que je ne lui répondis. Et me traite pas de con.
Elle recule d'un pas et fronce les sourcils.
— Mec, y a un truc qui coince là. Pourquoi t'as fait ça ? C'est pas de la gouache, ça part pas, ça ! Ils vont te confisquer ta peinture !
— Qu'ils essaient.
— Mais tu pensais à quoi ? s'étrangle-t-elle.
Victoire est amorphe la plupart du temps. Elle ne s'énerve pas, ne saute pas de joie non plus. La plupart du temps, elle a les sourcils et les épaules affaissés. Son regard est triste. Là, il crie son incompréhension. Je ne la comprends pas.
Le mur est beau comme ça, noyé dans les vagues. J'ai fait l'écume blanche comme les nuages, l'eau d'un bleu royal parfois proche du turquoise selon le reflet du soleil. Les cauchemars ne passeront plus. Même si je n'ai pas dormi, je n'ai pas arrêté de les voir sortir. Comme des spectres venus me hanter chaque nuit. Je les vois. Je deviens fou. Plus que je ne suis déjà, en tous cas.
J'ai envie de peindre la porte aussi. Sauf que j'ai presque fini le tube d'acrylique bleu que m'a offert Aukai. Sur le mur...
Pourquoi sur le mur ?
— Neven, oh !
— Pourquoi tu me cries dessus ?
Elle m'énerve. Je la suis des yeux pendant qu'elle fonce dans la salle de bain. Quand elle revient avec un paquet de papier toilette trempé, je comprends ce qu'elle veut faire.
— C'est pas encore sec, faut essayer de nettoyer pour...
— N'y touche pas.
Elle ne m'écoute pas et s'avance vers le mur. Vers mon échappatoire à mon enfer. Vers le paradis de ma démence.
— T'y touche pas ! crié-je.
Cette fois elle s'arrête.
— Mais faut nettoyer...
— Non !
— OK, j'appelle Maguy.
Je ne sens pas quand je la bouscule, encore moins quand elle tombe en arrière. Elle se rattrape comme elle peut et m'assène une expression furieuse.
— Mais t'es taré ?
Elle me le disait tout le temps.
Tous les jours de ma chienne de vie.
— Tais-toi !
J'ai des larmes au bord des yeux et le cœur en bandoulière. Je n'aurais pas dû la pousser. Pourquoi j'ai fait ça ? Pourquoi je suis en colère ? J'étais heureux il y a deux minutes. Enfin serein. Elle a tout gâché.
Elle a raison, t'es taré.
Je masse mes tempes. Putain. La phase maniaque.
La phase maniaque, Neven !
— Neven, est-ce que ça va ? m'appelle la voix de Maguy.
— J'ai poussé Vic...
— Neven.
— Pourquoi je l'ai poussée ?
— C'est pas ta faute...
— Si. Si parce que je suis taré. Elle me poussait comme ça aussi... Elle le faisait tout le temps. Pourquoi je l'ai poussée ?
— Neven.
Cette fois, ce n'est pas Maguy qui m'appelle, c'est Victoire. Je relève la tête de mes genoux. Je suis assis contre le mur d'en face, recroquevillé comme le môme terrorisé que j'ai été, comme le pauvre mec que je suis aujourd'hui.
— C'est pas grave, OK ?
— J'suis désolé, je voulais pas... j'étais...
— Je sais, je sais, murmure-t-elle. Tout va bien.
— Mais je suis devenu comme elle ! m'étranglé-je.
— Jamais tu seras jamais comme elle. Neven, regarde-moi.
Je la regarde, et je ne trouve pas ses iris sertis d'un voile. Je trouve le bleu de ses yeux, emplis de gentillesse et de bienveillance. Elle sourit. Je ne l'ai jamais vue sourire comme ça.
— Je t'en veux pas, vraiment pas. C'est pas grave, me répète-t-elle pour la troisième fois.
— Je... j'ai...
— Faut que tu respires. Avec moi, OK ?
Elle inspire et je l'imite. Son avant-bras touche le mien. Nos cicatrices se touchent et se murmurent qu'on est foutus. Qu'on ne vaut rien. Si. Victoire vaut quelque chose.
— Avec moi, Neven. Concentre-toi, beau gosse.
Je hoche la tête, expire en même temps qu'elle. Sa main m'empêche de toucher à mes doigts, à évacuer le stress sans me faire de mal.
Le monde est moins flou et j'aperçois Maguy. Je hoquète un « désolé » et elle se contente de sourire, en retrait. C'est Victoire qui m'aide et Maguy la laisse faire. Les tarés savent s'aider entre eux.
— Merci..., murmuré-je.
Mon souffle est revenu, mon euphorie est tombée d'un coup.
Victoire me regarde avec une telle douceur que j'ai envie de l'enlacer. Je renifle piteusement. Elle me tend un mouchoir et je la remercie en baragouinant.
— Je te demande pardon, finit-elle par dire. Je savais pas que t'étais bipolaire. J'aurais pas dû te parler comme ça.
Elle a parlé de ma maladie sans buter sur le mot, sans hésiter à prononcer son nom. Elle, elle ne le redoute pas.
— Ma faute, marmonné-je. Je t'ai rien dit.
— Je comprends pourquoi.
— C'est pathétique, hein ?
— Nan.
— Si...
— Je te dis que nan, triple buse.
Un rire amer me secoue les épaules. Je me relève et observe Maguy, puis le mur que j'ai peinturluré comme un imbécile.
— Je suis désolé, Maguy.
— De quoi ?
Je pointe mon index vers la façade et elle se contente de hausser les épaules.
— Ça se repeint. Mais on va quand même essayer de nettoyer, tu veux bien ?
— Oui.
— Est-ce que tu as pris ton traitement aujourd'hui ?
Penaud, je vais vers mon oreiller. Dessous, il y a mes cachets d'hier et d'aujourd'hui. Je m'attends à prendre une réprimande. Ça sera toujours moins pire que les gifles qu'elle m'assénait.
— Pourquoi tu ne l'as pas pris ?
— Je pensais pas en avoir besoin.
Je pensais être invincible tellement j'étais exalté.
Imbécile.
— C'est grave qu'il ne prenne pas son traitement ? s'intéresse Victoire.
— Ouais, réponds-je à la place de Maguy. C'est ce qui étouffe mes crises, normalement.
— Des crises qui te dissuadent de le prendre, c'est ça, le délire ?
— O-Oui.
— Ton cerveau est un fils de pute.
Il y a de la colère dans sa voix, mais ça n'est pas contre moi. C'est contre ma maladie.
— Vic ! s'étrangle Maguy.
— Quoi ? C'est vrai.
— Mais enfin...
— Si, c'est vrai, réponds-je.
— Je suis désolée que t'aies vécu ça tout seul, lâche Victoire.
La peine gorge sa voix.
— T'as pas à être déso...
Je hoquète de nouveau quand elle me serre dans ses bras, pas trop fort pour que je puisse respirer. Je me raidis plusieurs secondes, puis me rappelle que c'est Victoire et lui rends son étreinte.
— Tu fais des super câlins.
Elle rit doucement. C'est la première fois que je l'entends.
— C'est normal, j'suis petite et t'es grand. Ça se complète bien.
Sa tête est contre mon cœur, qui s'est calmé depuis qu'elle est là. Je l'aime beaucoup, Victoire. J'espère pourquoi l'aider un jour, moi aussi.
Maguy ne dit rien. Je la vois me sourire, mais s'affairer à demander de l'aide à une femme de ménage. Finalement, c'est un homme qui vient avec plein de microfibres. Ensemble, ils commencent à frotter le mur. Je m'empresse de les rejoindre et de les aider. Victoire ne tarde pas non plus.
— Ça sera plus efficace que le PQ, plaisante-t-elle.
Je ris même si j'ai envie de vomir. Je n'ose pas dire à Maguy que le sol tourne et que mes deux nuits de sommeil en moins me pèsent affreusement.
— Faut que j'annule la commande pour le PC..., grommelé-je en barbouillant le mur de produit pour enlever l'écume des vagues.
— Pourquoi ?
— J'en ai déjà un. Et je l'ai acheté y a deux mois.
— Ah.
Sans se moquer, Victoire se remet à rire. Un rire très silencieux, un peu fané, mais pas totalement mort.
— Il t'a coûté cher ?
— Presque mille-cinq-cents.
— Hein ?
— Y a les touches qui brillent en bleu, précisé-je.
— T'as acheté un PC gamer ?
— Oui.
— Tu joues souvent ?
— Oui.
— À quoi ?
— Candy Crush.
C'est là que Victoire explose de rire. Maguy écarquille les yeux de surprise et l'homme de ménage sourit discrètement sans arrêter de frotter. Victoire a presque des larmes aux coins des yeux tellement elle est hilare. Je ne sais pas trop ce qui la fait rire, mais je crois que c'est grâce à moi. Alors je suis content.
— Candy Crush..., raille-t-elle en s'essuyant les yeux.
— Soda, précisé-je. J'ai fini le premier. Enfin, y a des nouveaux niveaux tous les mercredis, mais je les finis vite. Les nuits blanches, ça aide.
— Ah je vois. Perso, mes nuits blanches, je les passe sur Guild Wars.
— Je connais pas.
— Je te montrerai.
— Merci.
Elle me sourit de nouveau et, calmée, reprend le nettoyage du mur. Au final, avec les produits de l'homme de ménage, on arrive à retirer toute la peinture, puisqu'elle n'a pas eu le temps de sécher complètement.
Dès qu'on a terminé, il s'en va. Maguy me donne un traitement provisoire pour attendre jusqu'à demain matin. Je n'ose pas lui demander de somnifère pour espérer dormir. Victoire me chuchote de le faire quand elle quitte la pièce. Maguy m'a dit de me laver avant le dîner. J'ai de la peinture bleue, verte et blanche plein les cheveux, le visage et les avant-bras et le dos des mains.
Normalement, juste avant le dîner, je descends récupérer mon portable et envoyer des messages à Aukai qui vient de fermer la confiserie. Mais aujourd'hui, je n'ai pas envie. Libéré de la manie, c'est l'épuisement qui appuie sur mes épaules. Je manque de tomber dans la douche tellement la terre tourne.
Je mets dix minutes à retirer toute la peinture dans mes cheveux. Il serait peut-être temps que je les coupe, il m'arrive toujours devant les yeux. Avec un petit élastique, je les attache en une petite queue de cheval comme me l'a conseillé Victoire en me filant son chouchou. Les trois quarts des mèches ne passent pas et cascadent dans ma nuque, mais mon front est dégagé, au moins.
Je sors de la salle de bain avec mon pyjama, mets mes chaussons absurdes et descends dîner sans avoir faim. Une culpabilité me mange l'estomac. Celle d'avoir bousculé Victoire, d'avoir embrassé Aukai, d'avoir loupé mon traitement... Sauf que je le ne dis pas.
Un verre explose par terre dans la cantine. Son fracas m'assourdit autant qu'il m'étourdit. En serrant les dents, je m'assieds près de Victoire, et je souris pour cacher ma fatigue. Pour mentir, parce que j'ai peur de demain.
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