Chapitre 17 : La solitude de l'océan



— NEVEN — 



Il est quatorze heures trente-deux quand Aukai passe le seuil de la chambre.

— T'as fait très vite, plaisanté-je.

— T'es debout, se réjouit-il.

J'ai profité de l'aide des infirmiers pour sortir du lit. Même si les aiguilles restreignent mes mouvements et que je dois traîner le pied à perfusions partout, je peux me déplacer dans ma chambre. J'ai même pu aller vers le distributeur pour récupérer une barre de Mars. Une prouesse vu mon immobilité des derniers jours. Je l'ai mangée à moitié, ça me change des repas de l'hôpital.

— Et t'as repris des couleurs. T'es toujours rachitique, mais t'as l'air plus en forme.

— On s'est vus il y a deux jours, lui rappelé-je en m'asseyant sur le rebord de mon lit.

— T'as quand même l'air plus en forme, dément-il avec un drôle de sourire.

Lui aussi a l'air plus en meilleur état ; depuis son opération, son sourire est un peu plus grand à chaque fois qu'il arrime ses lèvres, son regard plus brillant à mesure qu'y vogue le soulagement, celui d'être vivant ; de ne plus se sentir mourir. Là maintenant, il a l'air de trépigner sur place.

— Remplir ma dette, hum ? s'intéresse-t-il.

Ce type va droit au but, et ça me change des anguilles qui cherchent à tout prix à formuler différemment les choses claires. Elle était comme lui, sauf que ses mots faisaient l'effet d'une gifle féroce. Parce qu'ils étaient injustes.

— Ça t'obsède à ce point ? le taquiné-je.

— Hé, c'est toi qui m'as envoyé un message, se défend-il.

Il marque un point ; je ne sais pas trop ce qu'il m'a pris. Après mon entretient de ce matin, j'ai pris conscience que la solitude serait ma seule véritable ennemie dans cette épreuve ; après tout, ils ne veulent que mon bien.

Moi aussi, je veux mon bien. Je veux pouvoir dire que vivre n'est pas si difficile, peut-être même que c'est parfois plaisant, comme ces instants où je ne suis plus confronté aux reflets de mes pensées. Aukai s'interpose entre elles, m'oblige à le regarder en oubliant que, dans mon dos, le monstre s'agite dans l'attente de son départ.

— Ouais, finis-je par souffler. Je... j'ai vu un psy tout à l'heure.

Aukai grimace. Visiblement, ce n'est pas sa came. Peut-être que ses expériences à lui étaient foireuses, il n'a pas l'air d'être le genre réceptif aux séances de parlotte.

— Et ? s'intéresse-t-il.

— Il m'a proposé de m'interner.

— De quoi ? s'étrangle Aukai.

Je hausse les épaules.

— D'aller dans un hôpital psychiatrique le temps que je sois stable et qu'on trouve un traitement adéquat pour... ma maladie.

— Oh.

C'est tout ce qu'il trouve à dire, mais son corps s'exprime à la place de sa langue. Il se tend, s'assied près de moi et me regarde avec toute la bienveillance que je lui connais. Aukai est trop gentil. Je ne mérite pas ça.

— Et je peux t'aider ? reprend-il.

— Justement..., soufflé-je.

Ses iris me scrutent, me sondent jusqu'à me scinder. Mon cœur frappe furieusement sa cage et mes mains deviennent moites. Je ne sais même pas pourquoi. Je dévie mes yeux sur le sol.

— Je... Tu peux refuser, m'empressé-je de préciser.

— Dis-moi juste, grogne-t-il.

Ouais, je n'aime pas les gens qui tournent autour du pot.

Je ne m'aime pas.

— J'ai personne. J'ai pas d'amis, juste une mère, elle est sous terre, alors pas sûr qu'elle m'aide beaucoup..., essayé-je de plaisanter, les épaules crispées. Un grand-père aussi, sauf qu'il est en Bretagne et autre chose à foutre que de se soucier d'un...

D'un raté. Dis-le.

— De moi.

Aukai ne répond pas, ne rit pas non plus. Avec le recul ce n'est pas amusant de toute manière. Un soupir m'échappe, alors que je commence à décortiquer les petites peaux aux coins de mes doigts. Aukai pose une main dessus pour m'arrêter.

— C'était débile comme idée, avoué-je.

— Si tu ne termines pas de me la raconter je t'étrangle.

— Mais...

— Ou j'étrangle ton syndrome de l'imposteur, à toi de voir.

— Mon quoi ?

Il sourit, amusé.

— J'ai l'impression que tu penses me déranger tout le temps.

— Bah...

— Bah non, coupe-t-il. Ne m'oblige pas à faire d'éloges pour te prouver à quel point tu as tort.

— Il n'y a aucun éloge à faire.

Je le sens se raidir à côté de moi. Ses sourcils se froncent, alors qu'il se tourne pour me regarder bien en face.

— Je suis un associable. Je n'aime pas les gens et c'est encore pire depuis... enfin depuis quelques années. Ça fait trois ans que je me lève pour bosser, et que je passe le reste de mon temps enfermé chez moi avec mes bestioles. Tu vois le tableau ?

— Il me semble viable, répliqué-je sincèrement.

— Ouais, sauf qu'un truc cloche.

Je l'interroge en silence, et ses lèvres s'étirent un peu.

— T'as déboulé dans ma confiserie, et maintenant je vois un humain têtu tous les jours.

— Désolé.

— Imbécile.

Une seconde, je me surprends avec l'envie de rire.

— T'es pas obligé.

— Personne ne m'oblige à rien, rétorque-t-il. Si je viens, c'est par envie, parce que... putain, tu veux une déclaration pour me croire ou merde ?

Je n'aime pas quand il s'énerve, même si ça n'arrive que très rarement ; en fait, je crois que c'est la première fois. Même s'il plaisante, son ton plus grave et autoritaire affaisse mes épaules.

— J'arrive juste pas à comprendre ce que tu veux faire avec moi. Quitte à vivre avec des humains, autant prendre des personnes qui en valent le coup...

— T'es vraiment con, tu le sais ?

— Ouais, elle me le disait tous les jours.

Ça m'a échappé, et Aukai semble prendre conscience que ces mots me font plus mal que d'autres. Il s'excuse sans un mot, je le sais à sa prise sur ma main qui s'adoucit et son corps qui se détend. Son inspiration me coupe la mienne.

— Écoute, je ne passe pas te voir par dépit, OK ? Maintenant, dis-moi ton idée.

— OK.

Je soupire. Il me voit mal. S'il avait mes yeux, il saurait.

— J'aimerais que tu restes, enfin, non ! Juste que... tu viennes, de temps en temps, pour ne pas me laisser seul là-bas. Pas pour t'installer hein ! Juste me rendre visite certains week-ends.

— Neven...

— Une fois toutes les deux semaines hein, pas plus ! Une fois par mois, c'est bon aussi ! Juste... juste pas être seul, s'il te plaît. C'est à cause de ça si... enfin...

Mes poignets suffisent, mes jambes aussi.

— Ça ne veut pas dire que tu dois te sentir responsable de moi hein ! Ma mère était suffisante comme figure parentale, si on peut dire ça... juste qu'on soit euh... copains ? Enfin, amis. Sauf...

— Neven.

Je referme la bouche. Son timbre n'est pas rude, juste puissant. J'ose un coup d'œil dans sa direction et quand je vois qu'il me sourit, un nouveau soupir rassuré traverse mes lèvres.

— C'est pas une dette, ça, me fait-il remarquer.

— Si.

— Non. Parce que je serais venu même si tu ne me l'avais pas demandé.

Mon cœur loupe un battement et détale pour le rattraper. Le rouge me monte aux joues, alors qu'Aukai rit doucement. J'aime l'entendre rire aussi.

— Mais comme t'es têtu, je vais pas te chercher des noises. Bien sûr que je ne vais pas te laisser seul, bourrique.

Je dois sourire comme un imbécile, parce que mes joues me tirent et que l'hilarité d'Aukai reprend. Je ne serai pas seul, il sera avec moi. Un peu fort, il encadre mes épaules et m'offre une accolade qui me crispe. Puis, me rappelant quels bras m'enlacent, je me détends. Aukai recule, puis me tend une chique à la menthe.

— Je me suis dit que ça te manquerait, me sourit-il.

Je la récupère et le fixe quelques secondes. Ça me rappelle la nuit où il m'a aidé, et où j'ai compris qu'en fait, tous les hommes ne sont pas à fuir comme elle me l'avait dit ; elle ne savait simplement pas s'entourer des bonnes personnes. Aukai, lui, ne m'a jamais mal regardé pour ma différence.

— Merci, murmuré-je.

— C'est normal, tu sais ?

— Non, pas vraiment. On se connaît depuis peu, sacrifier du temps pour... enfin...

— Dois-je te rappeler la somme que tu m'as offert alors qu'on s'était vus trois fois ?

— Deux, rectifié-je. Et non, merci. C'était dif...

— C'était encore pire. Donner tu temps à quelqu'un c'est moins important que de lui donner de l'argent.

— Je suis pas d'accord.

Je le vois hausser les sourcils et me regarde d'un air circonspect, comme si être en désaccord avec son espèce de vérité générale était le fruit de la folie. Je baisse les yeux, gêné.

— Le temps, tu n'en as qu'une quantité limitée, précisé-je. Et quand tu l'as perdu, tu ne peux pas le récupérer. L'argent, ça se gagne, se dépense, se perd, se vole, se récupère pour se perdre à nouveau. Si tu as l'argent mais pas le temps, alors il ne sert à rien. Si tu as le temps mais pas l'argent, c'est pas grave. Puisque t'as le temps de l'avoir, cet argent.

Je n'ai pas repris mon souffle, et je crois avoir perdu le fils de mes propres paroles à mesure qu'elles m'échappaient. Sauf qu'Aukai a l'air d'avoir compris, puisqu'il hoche pensivement la tête avant de hausser les épaules.

— Le temps c'est de l'argent, réplique-t-il.

Je ne comprends pas où il veut en venir, sauf qu'il ne développe pas plus. Il se contente de me fixer d'un drôle d'air, comme attendri par ce que je lui ai dit. Peut-être juste surpris ; déceler les émotions n'est pas vraiment mon fort.

— Comment ça va se passer là-bas ? s'intéresse-t-il, le regard un peu plus sombre.

— Eh bah... je vais être dans une chambre. J'aurais la clé, ajouté-je avant d'omettre le plus important. Et on va essayer de me trouver un traitement adapté.

— Celui que tu as...

— Me shoote. C'est supposé être un traitement provisoire de quelques mois.

— Depuis combien de temps tu l'as ?

— Neuf ans.

Mes épaules se tendent. D'aussi loin que remonte mon diagnostique, je crois que j'ai toujours eu ce traitement. Comme ma mère était diagnostiquée bien avant moi, les contrôles sur mon propre état moral étaient fréquents. Quand ma première dépression s'est pointée à mes treize ans, il n'a fallu que quelques séances à ma psy pour deviner que j'étais un fou, moi aussi. Telle mère, tel fils.

— Je suis désolé, Neven.

— De quoi ?

— T'as dû en baver sévère.

— Non.

Menteur en plus du reste, tu régresses.

— Enfin un peu, rectifié-je.

Aukai m'offre une moue peinée et contrarié. J'ai l'impression qu'il ne croit pas un seul mot de mon baratin. Mentir n'est pas mon fort non plus, de toute manière.

— Après l'hospitalisation, ça devrait aller, le rassuré-je.

— C'est tout le malheur que je te souhaite, plaisante-t-il.

En vérité, je n'y crois pas vraiment. Il n'existe aucun remède miracle pour le raté que je suis, mais je préfère qu'il y croie à ma place plutôt qu'il doute avec moi.

— Et toi ? lui demandé-je pour dévier le sujet. Tu vas mieux ?

— Comme un jeunot, ricane-t-il en gesticulant. C'est fou comme un cœur, ça sert en fin de compte.

Je ris. Ça me fatigue de le faire, mais je m'en fous. Je ne sais pas si c'est parce qu'il m'entend rire ou parce que j'ai l'air con, mais Aukai me rejoint. Son rire est hideux autant que le mien, mais j'adore l'entendre. J'adore qu'il me berce, qu'il me donne l'illusion que c'en vaut la peine. Et que mon futur combat en vaille la peine aussi.

Parce que je vais devoir me battre. 

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