Chapitre 16 : L'explosion d'une étoile



— AUKAI —


Je pousse le battant de la porte et rentre dans l'entrepôt avec l'excitation d'un enfant de cinq ans quand il entre dans ma boutique. Clémence a le nez enfoncé dans l'administratif.

— Salut, Clem.

Elle relève la tête et quand elle me voit, pousse une exclamation de joie. Ses bras m'encerclent franchement jusqu'à m'étouffer.

— C'est bon, ça va les papouilles, grogné-je.

Elle me relâche avec un regard si jovial que ça me donnerait presque envie de lui rendre son étreinte.

— T'as manqué à Lana, me reproche-t-elle.

— Je sais... tout ce merdier a retardé son adoption d'un mois, je m'en veux t'as pas idée.

Tout en récupérant les clés du bureau, elle lève les yeux au ciel et m'assène une tape dans le dos.

— T'as pas à t'en vouloir, imbécile. Je m'en suis bien occupé de ta protégée. Elle a grandi, d'ailleurs.

Il ne m'en faut pas plus pour me ruer dans le salon des chats, monter quatre à quatre les marches jusqu'au refuge de l'étage. Miss Teigne me regarde en me crachant dessus. Agréable.

— Salut les gars, je viens vous voir juste après.

En m'avançant au fond du couloir, j'entends des miaulements familiers qui me répondent.

— Lana !

Ma chatte me répond et je vois sa petite patte blanche traverser le grillage. La joie me bouffe mes dernières craintes, alors que j'empresse d'ouvrir le loquet pour l'accueillir. Clem a raison, elle a bien grandi. À sept mois, elle garde sa bouille de chaton, mais commence à avoir la carrure d'un chat adulte. En miaulant comme une folle, elle s'avance jusqu'à moi. Je la prends dans mes bras pour la déposer sur mes genoux. Elle aime s'y lover, même si elle peine à monter toute seule avec ses pattes atrophiées.

Clémence me rejoint quelques secondes après et me sourit.

— Elle te fait la fête ma parole.

C'est rien de le dire. Elle ronronne plus fort qu'un tracteur, cherche ma main quand elle n'est pas sur son pelage tricolore, et frotte ses moustaches à ma barbe, ses deux pattes avant sur mon torse.

— Moi aussi je suis content de te voir.

Elle braille dans mes oreilles, et Clémence rit.

— J'ai voulu faire un test et ne pas indiquer qu'elle était adoptée, personne n'a voulu l'adopter.

— La différence fait peur, approuvé-je. Surtout le handicap.

Une seconde, je pense à Neven. Son handicap à lui a dû effrayer beaucoup de personnes convaincues qu'il était trop imprévisible, peut-être même dangereux. Après qu'on s'est vu la veille, j'ai mené des recherches sur la bipolarité. Ce que j'avais tendance à employer bêtement comme une expression du quotidien se révèle en fait être une pathologie douloureuse et difficile. Je ne suis pas jamais senti aussi con qu'à cet instant.

Lana miaule encore, infatigable. Même Food finit par se lasser de mes câlins, mais pas elle.

— Je suis presque sûre qu'elle te demande où tu étais pendant tout ce temps, essaie de deviner Clémence.

Je prends les joues de Lana et dépose un baiser sur son museau humide.

— En train d'être remis à neuf pour t'accueillir dans ton futur chez-toi, la rassuré-je.

— Tu as pris une caisse de transport ? Sinon je dois en avoir une dans le coffre.

— J'ai ce qu'il faut, t'en fais pas.

— Oublie pas pour la période d'acclimatation et...

— De veiller à ce qu'elle s'entende avec Food et n'essaie pas de bouffer Wonder, je sais. Mais je ne crois pas qu'un chaton handicapé de sept mois arrivera à choper une Amazon.

— Il est à moitié déplumé, ton volatile. Il vole pas haut.

Elle n'a pas tort. Wonder a été enfermé dans une étroite cage et maltraité les premières années de sa vie, alors il s'est arraché les plumes. Le stress chez les oiseaux est mortel.

Je repose Lana au sol et, en la gratifiant d'une dernière gratouille derrière l'oreille, me retourne vers Clémence. Elle me regarde avec toute la bienveillance qui la caractérise si bien, puis me tend une pelle en plastique et un sac.

— À toi l'honneur, s'amuse-t-elle.

Pour ponctuer ces mots, la cloche de l'entrée retentit pour indiquer l'arrivée d'un visiteur. Clémence s'échappe pour l'accueillir, tandis que je retourne à mes bonnes vieilles habitudes. Newt a été adopté, puisque son enclos est réservé à une mère sur le point de mettre bas. Elle me crache au visage, et je comprends très vite quel genre de mère elle sera.

— J'ai compris, je te fous la paix.

En refermant le loquet de sa cage, je récupère mon sac et m'occupe des autres litières en gratifiant chaque chat d'une petite attention. Ils ne me le rendent pas tous, d'autres à leur manière, mais je n'attends rien en échange de mon aide. Tout comme Neven ; lui non plus n'attendait rien pour le remercier ce qu'il m'avait offert. Je renifle piteusement à cause du pollen.

Cet après-midi, j'irais le voir. Les visites ne commencent pas avant treize heures. J'essaie d'aller le voir autant que me le permet le travail. Si le chirurgien m'a imposé le repos forcé pendant quatre semaines, j'ai remis la boutique en route.

Alors, depuis presque sept jours, à dix-huit heures, je ferme la confiserie et me rends à l'hôpital pour y rester une heure avec Neven. Parfois, il parle très peu ; ça lui arrive même de ne rien dire du tout, juste d'écouter. Dans d'autres moments, il me parle un peu de ce qu'il aime, ce qu'il voit et ce qu'il écoute, mais jamais de lui directement.

Je ne sais rien de son histoire. Même s'il a l'air un peu mieux portant, une ombre persiste dans son regard absent quelques fois. Ce n'est pas de ma faute, il me l'a dit ; c'est juste qu'il s'enlise là où il ne devrait pas. Quand j'arrive à l'en sortir, il m'offre un sourire radieux, les seuls véritables que je vois sur son visage depuis que je le connais.

Je boucle mon travail à l'étage, m'occupe des litières du salon, où une gamine joue avec un chaton sans me voir. Je remplis les gamelles, change l'eau de la fontaine et retire les plaids sales pour en mettre de nouveau dans les paniers.

En décrivant toutes ces informations dans le carnet, je me rends dans la quarantaine, troque mes sabots contre de nouvelles Crocs en plastique, et m'en vais voir les nouveaux arrivants. Il s'agit d'une maman atteinte de la gale, et ses chatons survivants sont dans un sale état. Je sais qu'après les avoir touchés, je n'aurais plus le droit de remonter, juste d'aller prendre une bonne douche sans approcher Lana. Dépité, je ne fais que leur parler en gardant mes gants. La mère est presque aussi bavarde que Lana ; c'est qu'elle en a, des choses à dire.

Demain, je reviendrais en loucedé, même si Clémence aura envie de me taper sur les doigts. Je n'ai pu ni voir ni parler aux chiens et aux autres rescapés dans la pièce d'à côté. J'étais un infirmer vétérinaire spécialisé dans les nouveaux animaux de compagnie, autant dire que Clémence était ravie d'avoir un expert pour rapatrier reptiles malades, furets abandonnés ou rongeurs maltraités. Aujourd'hui, je ne peux pas leur rendre de visite, parce que je dois ramener Lana à la maison avant d'aller voir Neven.

Si Heipoe me voyait courir partout, elle aurait envie de m'attacher à une chaise. Me poser pour souffler, je ne sais pas ce que ça veut dire ; même si on me prend pour un pantouflard la plupart du temps.

Dans un soupir, je referme le coffre de ma bagnole avec la caisse de transport sous le bras, et m'en vais retrouver Lana qui miaule comme si je l'avais abandonnée.

— Je suis là, ma vieille, la rassuré-je.

Avec délicatesse, je la soulève pour la déposer dans la caisse de transport que j'ai tapissée d'un plaid.

— Allez, on va voyager un peu.

Je retrouve Clémence en bas, qui termine de signer des papiers d'adoption avec une jeune famille. Elle a choisi un Jack Russel appelé Oxford, âgé d'à peine un an. Leur ado a l'air de s'être bien entendu avec, vu comme il trépigne sur place. C'est ce que j'aime aussi en tant que bénévole : voir les nouveaux adoptants et leur sourire quand leur signature arrive en bas de la page.

— Merci à vous, remercie Clémence. Vous pourrez venir le chercher cet après-midi ou lundi si vous préférez.

— Nous allons déjeuner d'abord, nous reviendrons tout à l'heure, promet le père.

Clem acquiesce, puis s'empresse de trier ses documents par ordre alphabétiques comme elle adore le faire ; cette nana est terriblement maniaque, parfois c'en est hilarant. Sans relever le nez de ses papiers, elle me demande :

— T'as récupéré le fauve ?

— Ouais.

Lana est curieusement silencieuse depuis que je l'ai mise dans la caisse, comme si elle attendait quelque chose.

— Rentre bien, me souhaite Clémence. T'as un programme cet aprèm ou ce soir ?

— Voir un ami.

Elle sourcille et relève enfin les yeux.

— Ibrahim n'est pas en congés ? s'étonne-t-elle.

— C'est pas Ibrahim.

Son sifflement admiratif me vole un sourire mauvais. Elle me regarde, les bras croisés sur sa poitrine, et me jauge d'un œil méfiant.

— Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de mon pote Aukai ?

— T'es con, grogné-je.

— Tu l'as rencontré où ?

— Euh... Tu te souviens du jeunot paumé dont je t'avais parlé ?

Elle arbore un air tellement sidéré que je dois retenir le rire dans ma gorge.

— Celui qui t'a pris pour un pédophile ?

— Lui-même.

— Eh ben ?

— Eh ben c'est lui qui m'a trouvé dans mon atelier et il...

J'omets le fait qu'il m'a offert mon opération, Neven n'aimerait pas être caractérisé pour sa grandeur d'âme, juste pour ce qu'il est.

— Il est resté quand j'étais à l'hosto, maintenant c'est moi qui vais le voir.

— À l'hosto ?

— Ouais, il a quelques soucis.

— Hum, je vois. Cette fois tu l'as eu, son numéro ? me taquine-t-elle.

Je hoche la tête et elle papillonne des cils.

— Ça fait plaisir, reconnait-elle. Je suis contente pour toi.

Elle en fait trop. Ce n'est pas comme si j'allais célébrer un grand événement, juste le début d'une éventuelle resocialisation, mais c'est déjà pas mal.

Quand je rentre, il faut au moins deux heures pour que Food sorte de son trou et aille renifler Lana avec un air de défi. C'est qu'il est caractériel, en plus d'être un estomac sur pattes.

Lana n'est pas farouche, elle a visité la maison en moins de temps qu'il fallait pour le dire et ne s'est même pas intéressée à Wonder, qui du haut de son perchoir hérissait ses plumes en guise d'avertissement. J'ai dû l'enfermer un moment dans sa cage pour éviter qu'elle fonde sur elle comme un rapace. Maintenant, elle se contente de passer d'un bout d'une pièce à l'autre dès que Lana s'approche un peu trop de son périmètre en beuglant des mots inaudibles et en pillant comme elle ne l'a pas fait depuis des mois.

— T'es pas contente, je sais, grommelé-je alors qu'elle déploie les plumes de sa queue en caquetant comme une pie.

Tout en lui causant, j'enfile un futal plus convenable. Il est quatorze heures, je vais voir Neven en laissant Lana enfermée dans ma chambre le temps que je revienne. Au même moment, une secousse agite mon téléphone que je m'empresse de récupérer dans la poche de mon jean. Quand je lis le message de Neven, je dois faire une sale tête, puisque Wonder braille un « pas beau ». Je lève les yeux au ciel et relis le SMS pour être certain d'avoir compris. Sauf que j'ai bien compris du premier coup.

NEVEN : Je sais comment tu peux rembourser ta « dette ». 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top