-Partie 1-
— Matthew ! Dans mon bureau ! criait le commissaire depuis l'autre bout de l'open space.
L'homme à la moustache se figea, debout au milieu de ses collègues. Ce n'était jamais bon signe d'être exhorté par son supérieur de cette façon. D'autant plus que l'inspecteur s'apprêtait à partir pour un week-end bien mérité.
Soufflant le moins bruyamment possible, le brun fit demi-tour, reposant son sac avant de filer vers la petite pièce. Il poussa la porte, l'entrouvrant pour glisser sa tête à l'intérieur.
— Vous m'avez appelé ?
Le vieux lui fit signe d'entrer et il s'exécuta. Matthew s'asseyait sur l'un des fauteuils libres, face à son supérieur, se demandant ce qu'il avait bien pu faire de mal. Quand soudain, il sursauta. Il y avait quelqu'un d'autre dans la pièce qu'il n'avait jusqu'alors pas remarqué. Debout, dans un coin, un homme, d'une trentaine d'années, attendait en silence.
— Matthew, je vous présente Théo. Il sera votre coéquipier.
— Pourquoi ? Je ne suis pas assez efficace seul ? s'indignait-il.
Le fameux Théo ne bougeait toujours pas, et Matthew en profita pour le détailler un peu trop longuement. De taille moyenne, il avait tout du gars qu'on ne remarquait pas dans la rue. Châtain, les yeux marron et les traits fins, dépourvus de pilosité en dehors de ses sourcils, n'importe qui aurait pu le trouver mignon, mais sans plus. Matthew en avait vu des dizaines comme lui dans sa vie et il aurait pu oublier son visage très rapidement.
— Bien sûr que non, tu es même bien plus efficace que certains de tes collègues déjà en binôme. Mais, j'ai une affaire délicate à te confier, disait le commissaire, le sortant de ses observations.
— Je vous écoute.
Il hésita avant d'ajouter :
— Il ne peut pas s'assoir avec nous ? S'il fait partie de l'équipe...
— Il est très bien où il est, le coupait son supérieur.
L'inspecteur fronça les sourcils, mais n'insista pas, attendant la suite.
— AlicIA est en danger, lâchait-il de but en blanc.
— C'est impossible, qui oserait s'attaquer à elle ? Et les sept ? Où sont-iels ?
L'homme ne comprenait pas l'information. Il était juste invraisemblable que l'IA qui gérait la société humaine depuis maintenant plusieurs siècles puisse être menacé. Depuis sa naissance, on lui avait dit qu'AlicIA la juste était toute-puissante, invincible et immortelle.
— Trois d'entre elleux ont déjà disparu de nos radars. Nous supposons qu'iels sont mort.es.
Matthew en demeurait sans voix.
— Je sais que c'est dur à accepter. J'ai moi-même dû me faire violence pour vous transmettre l'information plutôt que de rester cher moi, à nier la vérité.
Le brun remarqua alors les cernes qui soulignaient les yeux du vieux et à quel point il semblait proche de la retraite.
— Pourquoi moi ?
— Tes résultats sont excellents. AlicIA t'a choisi.
L'air se bloqua dans ses poumons, son sang parut quitter son cerveau et son visage, le rendant pâle comme un linge. Le bureau tournoyait devant ses yeux comme si la terre perdait le contrôle de sa rotation. Allait-il perdre connaissance ?
Se cramponnant aux accoudoirs du fauteuil, Matthew essayait de réfréner sa crise de panique. Il n'avait pas prévu ça. Son but était de faire son travail au sein de la police, puis partir à retraite sans faire de vague.
Pourtant, il en était encore loin et se voyait confier la mission qui devait, d'après le commissaire, sauver la société.
— Et Théo dans tout ça ? Il ne fait pas partie de ce district non ? réussissait-il à demander, s'accrochant à la réalité comme il pouvait.
— Il est envoyé par AlicIA elle-même.
Ce fut l'information de trop pour le pauvre Matthew dont les yeux sortirent de leurs orbites. Il se tourna lentement vers la silhouette qui attendait toujours dans le coin.
— Théo ?
— Oui ?
Sa voix n'était pas robotisée ni d'une quelconque manière métallique, il avait même un petit accent que Matthew n'aurait su définir.
— Tu es un androïde ?
— Oui.
— Sortez de mon bureau maintenant, disait le commissaire. Je t'ai envoyé toutes les informations que j'ai, Matthew.
Les jambes aussi molles que des spaghettis, l'inspecteur obéissait, au risque de s'étaler sur la moquette immonde qui s'étendait à l'infini dans le service, et quittait la pièce, suivit de près par Théo.
Il attrapa son sac et, ignorant ses collègues qui voulaient savoir ce qu'il s'était passé et qui était l'homme avec lui, il décampait. Le brun descendit jusqu'au sous-sol, dévalant les escaliers comme si le diable était à ses trousses, mais ce n'était que Théo évidemment, pour rejoindre sa voiture.
La poignée de la portière dans la main, il se tourna vers l'androïde.
— Est-ce que je parle à AlicIA à travers toi ?
— Je ne suis pas AlicIA, si c'est la question. Je suis un esprit à part entière, programmé pour évoluer et t'aider dans la tâche de protéger AlicIA. Je suis Théo et seulement Théo. Évidemment, je dois des comptes à AlicIA, mais comme toi, il me semble.
— Monte, disait simplement Matthew en se glissant dans l'habitacle.
Une portière claqua, puis une autre et le moteur démarra.
— Bon, par où commençons-nous ?
— Tu n'as pas lu le dossier, faisait remarquer l'androïde.
— C'est vrai, mais je pense que tu le connais par cœur. Donc, raconte-moi.
Théo souriait et débutait son exposé :
— Comme tu le sais, AlicIA fonctionne de manière autonome, or pour protéger l'accès à ses serveurs, les sept ont été créés. Tant qu'iels sont en vie, personne ne peut parvenir jusqu'à AlicIA.
— Mais trois ont disparu, c'est ça ?
Ils circulaient maintenant sur le grand axe qui traversait la ville. Les gratte-ciel défilant de part et d'autre du véhicule. Il faisait nuit.
— C'est ça. Nous avons un témoin qui affirme avoir vu un homme tout de noir vêtu agresser l'un d'entre elleux. Évidemment, le témoin ne savait pas qu'il parlait d'un.e des sept et a seulement signalé une agression. Lorsque la police est arrivée sur les lieux, il n'y avait plus personne, mais beaucoup de sang.
— Du sang ? Les sept ne sont pas comme toi ?
— Non, ce sont des humain.es. Iels ne vieillissent pas contrairement à toi, mais peuvent être tué.es.
— Où sont les autres ? Nous devons les protéger.
— Impossible de savoir où iels sont.
— Comment savons-nous que les autres ont disparu alors ?
— Iels nous laissent des signes tous les mois. Trois d'entre elleux ne l'ont pas fait ce mois-ci.
— Peut-être qu'iels sont occupé.es...
Théo lui lança un regard très facilement déchiffrable. Il fallait que Matthew prenne au sérieux cette affaire.
— Désolé.
— Nous allons nous rendre sur le lieu de l'agression.
Le GPS de la voiture s'alluma de lui-même et afficha le trajet à effectuer.
— Merci, disait Matthew se doutant que c'était Théo qui avait agi à distance.
Ils roulèrent en silence, la pluie battant contre les vitres et les lampadaires scandant la route.
De temps en temps, Matthew regardait son coéquipier dans le rétroviseur, curieux. Théo gardait en permanence une expression neutre, même lorsque les roues du véhicule croisaient un nid de poule ou un dos d'âne. C'était tout ce qui pouvait le différencier d'un humain qui aurait évidemment lâché au moins un grognement.
— Nous sommes arrivés, disait soudain Théo.
Les phares de la voiture illuminaient une ruelle remplie de poubelle, elles-mêmes débordant d'ordures. L'inspecteur laissait le moteur tourner et ouvrait la portière. L'odeur était ce qu'on attendait d'une telle porcherie, immonde.
— Qu'est-ce qu'un.e des sept serait venu.e faire ici ? demandait-il plus pour lui-même que pour son acolyte.
— Aucune idée.
Théo était déjà accroupi près d'une trace de sang que personne n'avait jugé bon de nettoyer. Il semblait absorbé par la tâche, comme s'il y voyait toutes les réponses qu'ils cherchaient.
Un peu mal à l'aise, Matthew s'éloignait dans la ruelle. Le nez froncé par le dégout, il enjambait des sacs éventrés à la recherche du moindre indice.
Soudain, un mouvement attira son attention. Pensant à un rat, ou même à un chat, l'homme s'avançait, pas vraiment sur ses gardes. Il n'y avait rien de vivant.
Mais quelque chose brillait au sol.
— Théo ! Tu peux venir s'il te plait ?
L'androïde s'exécuta et arqua les sourcils devant la découverte du brun.
— Ça pourrait être l'arme du crime, faisait-il remarquer.
— Tu sais ce que c'est ?
L'objet était taché de sang, mais ne semblait pas coupant et bien léger pour pouvoir tuer. On aurait dit un silex ou bien une pierre précieuse.
— C'est une arme.
Théo s'était baissé pour ramasser le caillou, mais l'autre intervenait en sortant un sac plastique :
— C'est une preuve, il faut que tu mettes des gants.
— Je n'ai pas d'empreinte, Matthew.
— Ah, désolé.
Cela fit sourire l'androïde, il n'avait pas l'habitude que l'on oublie qu'il n'était pas humain. Malgré le respect que tous avaient pour AlicIA, il était rare que ses envoyés soient bien accueillis. Ainsi n'avait-il pas été étonné de la réaction du commissaire plus tôt.
Il souleva l'objet, se redressa et l'examina à la lumière des phares de la voiture.
— C'est bien ce que je pensais, nous avons devant nous l'une des armes des sept.
— Je n'ai jamais entendu parler de ça.
— C'est normal, c'est le seul moyen pour elleux de se défendre. Si cela venait à s'ébruiter, ce ne serait plus si efficace, expliquait Théo.
— Et... comment ça fonctionne ? demandait un Matthew un peu hésitant.
— Je ne sais pas, répondait-il avec un sourire.
— Tu n'es pas censé tout savoir ?
Le non-humain lui lança un regard amusé puis déclarait :
— Je ne suis pas AlicIA, Matthew. Je te l'ai déjà dit. Je n'ai que les informations qui m'ont été données, comme toi.
— J'ai compris, j'aurais dû lire le dossier, disait-il en roulant des yeux tout en gardant un sourire en coin.
Théo glissa l'objet dans la pochette en plastique à preuve que lui tendait le moustachu et ils se dirigèrent vers le véhicule. Un bruit fit se figer Matthew alors que son coéquipier ouvrait sa portière. Les oreilles aux aguets, il attendit ainsi quelques secondes.
— Matthew ?
— Chut !
Le son se reproduisit et l'homme se retourna à la recherche de la source. Il vit alors une silhouette se détacher au fond de la ruelle.
— Hé ! criait l'inspecteur. Police !
Le brun s'élança vers l'ombre qui s'enfuyait déjà. Pourquoi les gens courraient-ils toujours dans la direction opposée à lui ? Était-ce le « police » qui leur faisait peur ? Toute la ville avait-elle quelque chose à se reprocher ?
Il ne savait pas ce que faisait Théo derrière lui, mais il n'avait pas eu le temps de lui donner des ordres ou même des indications. Il espérait qu'il ne ferait rien de stupide. Mais venant d'un androïde, c'était impossible n'est-ce pas ?
Arrivé au bout de la ruelle, Matthew dérapa dans une flaque et tourna à droite. La personne courait vite, mais il y avait quelques lampadaires dans la zone, ce qui permettant au policier de voir vers où se dirigeait son suspect.
Le brun n'avait pas prévu de faire autant de sport aujourd'hui, de plus la journée avait été longue et il aurait déjà dû être en week-end. Ainsi, perdait-il de plus en plus de terrain.
L'homme, ou du moins ce qui y ressemblait, tourna à gauche, Matthew suivit tant bien que mal.
La silhouette entra dans un renfoncement et l'inspecteur se demanda si elle pensait que rentrer dans un bâtiment suffirait à le faire abandonner. Essoufflé, il arriva au niveau d'où l'ombre avait disparu.
Et se jeta sur le côté pour ne pas se faire écraser par le suspect qui s'enfuyait à moto.
Allongé dans le caniveau, Matthew le regarda s'éloigner avec lassitude. Tout ça pour ça.
Une lumière l'aveugla soudain, accompagnée d'un bruit de moteur. Sa voiture dérapa devant lui et, par la fenêtre, Théo lança :
— Monte.
Le policier grimpa dans le véhicule et Théo mit pied au plancher, faisant crisser les pneus. La moto n'était plus en vue, mais l'androïde semblait savoir où il allait ainsi, ils foncèrent dans les rues de la ville sans échanger un mot.
Ils finirent par le retrouver, du point de vue de Matthew, complètement par hasard. Il parut surpris de les voir et fit un demi-tour précipité.
Déterminé, Théo accéléra encore, dépassant plus que largement les limitations de vitesse. Pourtant, sa conduite restait très précise, anticipant les virages et évitant le moindre obstacle avec aisance.
Mais, alors que le fuyard tournait à droite, l'androïde continua tout droit. Étonné, Matthew se retourna vers lui, prêt à lui demander ce qu'il faisait. Soudain, le suspect déboula sur leur droite, Théo freina et le deux roues heurta l'aile de leur voiture. Le motard fit un vol plané et atterrit durement contre l'asphalte.
— Oh bordel.
Matthew sortait avec précipitation de l'habitacle, les menottes en main. Il accouru vers le blessé qui tentait déjà de se relever.
Derrière, Théo le rejoignait avec nonchalance.
— Tu aurais pu le tuer.
— Ce n'est pas arrivé.
— Comment t'as su qu'il arriverait par là ?
— À force de le suivre, j'ai compris son mode de fonctionnement et en ai déduit le trajet qu'il allait prendre.
L'autre ne sut que rétorquer à ça.
Ainsi se tournait-il vers le suspect. Ce dernier, tout de noir vêtu, ne disait rien. Il ne râlait pas, ne geignait pas et surtout ne tentait pas de s'enfuir.
— Vous, est-ce que ça va ? Vous voulez que j'appelle une ambulance ?
Il fit signe que non de la tête et Matthew soupira :
— Bon, c'est déjà ça. Je vais vous retirer votre casque.
L'autre secoua de nouveau le crâne et commença à se débattre.
— Du calme, si vous n'avez rien à vous reprocher, tout ira bien.
Il détacha le casque avant de le retirer complètement, révélant des traits féminins. Les cheveux châtains, les yeux marron et le visage fin. Elle était très banale, aussi banale que Théo. Elle aurait pu être sa sœur ou sa cousine d'ailleurs.
Évidemment, Matthew le fit remarquer à son coéquipier qui grimaça.
— Tu la connais ?
— Elle ressemble au modèle jumeau au mien. Je pensais qu'AlicIA avait finalement abandonné le projet.
— Comment se serait-elle appelée ?
— Talya.
La jeune femme releva la tête à ce nom, croisant le regard de son supposé frère.
— Comment c'est possible ? Que fait-elle là ?
— Je ne sais pas.
— Tu me caches quelque chose ?
— Non, comme je viens de le dire, je ne savais même pas qu'elle existait, répondait-il avec calme, comme toujours. Peut-être qu'on pourrait lui demander.
— Talya, que faisais-tu sur une scène de crime ?
Elle ne réagissait pas.
— Je peux ? interrogeait Théo.
L'autre lui fit signe que oui, légèrement agacé que la suspecte ne lui réponde pas.
L'androïde posa ses mains sur les tempes de sa jumelle, cette dernière eut un mouvement de recul qu'il empêcha délicatement.
Matthew attendait en silence, mal à l'aise face à la scène qui se déroulait devant lui. Cela faisait maintenant cinq minutes que les deux robots se fixaient dans les yeux. Il finissait par se racler la gorge d'impatiente et Théo se détacha de sa soeur.
Ils s'écartèrent un peu de la jeune femme pour parler.
— Alors ?
— C'est très étrange. Elle n'est pas sous les ordres d'AlicIA. De plus, elle est muette. C'est pour ça qu'elle ne te répondait pas.
— De qui dépend-elle alors ? demandait l'inspecteur intrigué. Que faisait-elle sur les lieux du crime ?
— Je n'arrive pas à atteindre cette information. Mais tout me mène à penser que celui qui l'a récupéré est lié à notre affaire, car elle venait pour l'objet que nous avons trouvé dans la ruelle.
Le silence tomba de nouveau sur le duo. La suspecte restait de marbre, attendant qu'on lui annonce son sort. Matthew hésitait. Maintenant qu'ils avaient attrapé quelqu'un, il lui était impossible de partir en week-end et de laisser le dossier deux jours. Le commissaire et Théo avaient été clairs, c'était urgent.
Soufflant de fatigue sous le poids qu'on lui avait balancé sur les épaules et ignorant son besoin de repos, il déclara :
— Relâchons-la.
L'androïde ne montra aucun signe de surprise, pourtant, il fit remarquer :
— Ce n'est pas la procédure.
— Nous n'avons pas le temps de suivre la procédure. De plus elle est comme moi, elle ne craquerait pas et il faudrait entrer dans son esprit.
L'autre acquiesçait doucement, même s'il pensait le contraire. Il se sentait capable de briser les barrières qu'elle avait élevées dans son cerveau synthétique. Cela dit, Matthew avait raison, il mettrait surement un peu plus que quelques minutes.
— Que proposes-tu ?
— Nous allons la suivre et voir où cela nous mènera.
Il hochait encore une fois la tête tandis que l'homme s'éloignait pour détacher la suspecte.
Une fois les mains libres, Talya remit son casque, releva sa moto et décampa sans demander son reste. Les deux enquêteurs grimpèrent en voiture et foncèrent à leur tour. C'était de nouveau Matthew qui conduisait, guidé par Théo qui se connectait au système de surveillance de la ville pour la suivre.
Ils roulèrent dans ces conditions pendant plus d'une heure, se faisant balader par la suspecte comme des bleues. Le soleil se levait lorsqu'elle s'arrêta enfin dans un motel pourri en périphérie de la grande cité. Les caméras se faisaient plus rares ici, par conséquent, Théo était incapable de dire si quelqu'un était entré dans la chambre de l'androïde avant son arrivée.
L'inspecteur alla alors interroger la patronne de l'établissement. Il revint très rapidement au véhicule, fuyant ladite patronne qui le suivait d'un regard prédateur. Elle était célibataire, voilà tout ce qu'il avait appris.
Ainsi commença leur planque.
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