Onzième partie - Chapitre 66


Les vacances se terminant avaient des airs de fin de période. De fin de parenthèse, de passage à autre chose. Une porte se refermait pour laisser s'ouvrir une autre.

Bientôt, Claire partirait.

Elle quitterait son appartement, ce refuge dans lequel elle s'était retranchée après sa rupture avec son ancien compagnon, Thomas, où l'avait accueillie Béné. Elle rejoindrait Aix, et elle laisserait derrière elle cette phase de sa vie : ce repli sur elle-même qui lui avait été nécessaire, mais auquel il était temps de mettre un terme. Il lui avait toutefois fallu en passer par là, avec toute cette révolte, toute cette colère et cette soif de liberté qui, si elle avait été trop mue par un désir de revanche sur le temps perdu, faisait pourtant partie de ce dont elle avait eu besoin. Elle avait voulu vaincre l'échec de sa relation passée dans une sexualité trouble qu'elle avait imaginé sans lendemain, mais elle avait échoué sur ce dernier point, aussi. Elle échouait toujours, en fait.

Mais peut-être que, cette fois, ce n'était pas une mauvaise chose...

Pensive, Claire observa la vue sur le jardin qui descendait en pente douce devant elle, le cœur à la dérive mais elle était devenue familière, cette dérive-là, compagne indéfectible de ces derniers jours.

Camille et Béné nageaient tranquillement dans la piscine et Hugo déposait des bières sur la table où Claire laissait s'écouler ses pensées, alanguie sur sa chaise. Les canettes sonnaient comme des notes de musiques en s'entrechoquant. Plus loin, la plaine bordait de ses couleurs de fin d'été la ville d'Orange qui s'étendait, en contrebas, et qui semblait déjà lui dire « adieu » avec une nostalgie contenue. Quand Hugo se retourna pour regarder amoureusement Béné, elle en fut touchée. Ils étaient beaux, tous. C'était joli, et doux, et paisible d'être avec eux. C'était son oasis à elle, et c'était ce à quoi elle dirait au-revoir. Non pas qu'elle s'en aille au bout du monde mais, voilà, la parenthèse se refermait. Et elle ignorait ce qui se trouverait derrière cette nouvelle porte, sinon que la personne qui s'apprêtait à la passer était désormais différente. Qu'elle avait évolué. Qu'elle s'était ouverte et qu'il était temps, désormais, d'avancer...

D'avancer.

Elle soupira.

Quand elle regardait au loin, non pas dans l'espace mais dans le temps, dans ce qui se présentait face à elle, ce n'était pas son école de journalisme qui se profilait, pas plus que le nouveau paysage citadin d'Aix-en-Provence. C'était Mathieu. Mathieu partout, dans son esprit. Mathieu écarquillant les yeux sur elle en la découvrant pour la première fois dans la salle des dominants. Mathieu avec son dos strié dans son appartement. Mathieu étendu nu sur le parquet de l'appartement d'Olivier après l'étreinte, la sueur séchant sur sa peau alors que l'orage éclatait au dehors. Mathieu débarquant en pleine nuit pour la fesser. Mathieu, debout, au milieu des melons, et la regardant venir. Mathieu lui disant soudain qu'il l'aime, comme ça, alors que rien ne l'y avait préparée. Mathieu comme une pièce émergeant au milieu de son échiquier pour en fausser le jeu...

Elle avait un souvenir comme ça. C'était curieux qu'elle s'en rappelle autant : cette expérience anodine qui avait pourtant fonctionné sur elle comme une leçon de vie. Ça datait du lycée. C'était quand Bénédicte l'avait emmenée au club d'échecs parce qu'elle avait des vues sur un mec qui en faisait partie et qu'elle ne voulait pas y aller seule. Résultat des courses : pendant que Béné draguait celui qui allait devenir le garçon avec qui elle perdrait sa virginité, Claire passait le temps en jouant avec l'enseignant qui gérait le club. Ce n'était pas déplaisant. Elle avait appris plein d'astuces et vu parfois, au-delà d'une activité qu'elle pensait réservée aux intellectuels à lunettes, ce jeu prendre d'étonnantes allures de philosophie. Une fois, le professeur lui avait montré son pion, que des manœuvres avaient emmené à se trouver isolé au centre du plateau. « Celui-ci, il va te déranger toute la partie, tu verras », lui avait-il dit. C'était un simple pion, pourtant. Et il avait eu raison. A chaque mouvement, elle avait eu à jouer avec sa présence. Elle avait même espéré que son adversaire le lui prenne et tenté de forcer les événements, mais il s'en était bien évidemment gardé. Et, bien sûr, elle avait perdu.

Elle n'avait pas le sentiment que cela se soit passé différemment avec Mathieu. Elle avait voulu vivre son émancipation sexuelle au milieu de pièces anonymes, ne pas se laisser toucher, gagner la partie à la fin... Elle aurait pu finir seule, ainsi, maîtresse d'un jeu désert où personne ne serait venue l'entraver. A chaque instant, pourtant, Mathieu avait été là, central au milieu du plateau, impossible à ignorer. Il avait abattu toutes ses barrières et fait naitre en son cœur quelque chose qu'elle ne s'était plus attendue à éprouver. Et il lui avait exposé les plaies béantes du sien .

Et ils étaient là, tous deux, écorchés, alors que la partie se terminait.

Elle n'avait pas gagné.

Pour ne plus souffrir, il aurait fallu se fermer, et elle l'avait voulu de toutes ses forces, mais elle avait échoué. C'était comme ça. Elle avait magnifiquement, horriblement, profondément échoué.

Mais elle ne savait pas non plus si elle avait perdu.

Les paroles de Mathieu la hantait.

Elle ne cessait d'y songer : cette déclaration si incongrue qu'il lui avait faite, soudain, et à la fois si pure... Au plus profond de son être, elle savait que c'était ce qu'elle avait désiré, ce qu'elle avait attendu, sans oser l'espérer, mais elle avait tant cru ne pas pouvoir prétendre à ce bonheur-ci qu'elle peinait à en percevoir la réalité. Comme si elle n'avait fait que rêver. Comme si ça ne pouvait pas être vrai, ou que ce n'était que des mots, que ça n'avait pas de valeur, et Mathieu lui avait balancé ça comme ça sans y donner suite alors... Que devait-elle en penser ?

Elle ne savait pas.

Et que se passerait-il, ce soir, avec cette punition qui avait plané jusque-là comme un couperet au-dessus de leurs têtes, et qui s'apprêtait désormais à tomber ? Ce soir, putain. Ce soir même. Que serait-il attendu d'elle ? Comment agirait Mathieu ? Et la maitresse : qu'adviendrait-il de leurs rapports après cette fois ? A quoi se retrouverait-elle confrontée ?

Elle verrait, de plus, ce soir, cette part de soumission en Mathieu qui l'intriguait si fortement et qui faisait partie de lui. Il lui avait parlé de ses besoins à ce sujet, mais elle le connaissait tellement dominant qu'elle peinait à l'imaginer dans la position inverse. Même lorsqu'il s'était offert à elle, la dernière fois, et elle avait aimé ça passionnément, il avait gardé le contrôle. Il s'était donné mais, s'il lui avait laissé les rênes, il avait gardé la main ouverte en permanence à côté de ces dernières : prête à les rependre à tout instant. Elle n'en avait pas été moins fascinée. Elle n'était pas depuis assez longtemps dans le milieu du BDSM pour pouvoir être à l'aise vis-à-vis de ce concept de switch : que dominants et soumis puissent ainsi échanger de rôle lui était difficile à intégrer .

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