Chapitre 80

Claire se noyait.

Elle vivait la perte de repères et la fascination, comme autant de vagues qui l'emportaient, la ballotaient, et dont elle suivait les va-et-vient sans ne jamais perdre des yeux Mathieu, là, devant elle. Et c'était si surprenant de le voir ainsi, de découvrir les pièces de ce qu'il était qui lui avaient manqué jusque-là, ces parties de lui-même qu'elle n'avait eues que suggérées, mystérieuses et inconnues. Elle en restait stupéfaite. Elle n'avait pas su à quoi s'attendre avant d'entrer dans cette salle, et elle ne le savait toujours pas. Ce qu'avait énoncé la maitresse – elle peinait plus que Mathieu, encore, à la qualifier par son prénom – ne lui offrait pas d'accroche solide à laquelle se retenir.

Quant à Mathieu, il était somptueux.

Et ce terme était tordu, étant donné ce qu'ils vivaient, mais là était peut-être le plus perturbant, justement : qu'elle puisse penser ainsi en le contemplant. Plus aucun bruit ne se faisait autour d'elle, attestant de la solennité de l'instant mais pas seulement ; de l'aspect inédit de la scène pour chacune des personnes l'entourant, sauf probablement la maitresse, mais Claire savait que les autres n'avaient jamais eu l'occasion, jusque-là, d'observer Mathieu en tant que soumis.

Elle l'avait vu si souvent dominer. Il était plus que splendide, à chaque fois : il débordait de puissance, alternait exigences et dons inattendus, mêlait la dureté à la douceur, et c'était comme une deuxième peau, pour lui, comme si ça faisait partie de sa nature-même, les intonations de sa voix comme autant de chants de sirènes auxquels Claire se révélait à chaque fois incapable de résister. Pourtant, attaché, soudain, contraint et exposé, il n'en était pas moins splendide. C'était ce qui était le plus extraordinaire. C'était toujours lui. Pas différent ; le même ; pas un autre. Son activité physique plus soutenue des derniers mois majorait l'attrait de son torse, la ligne de la ceinture de son pantalon le dévoilant bas, les reliefs de ses muscles comme autant de chemins qui appelaient à y faire glisser les doigts. Et puis il y avait ce contraste de noirceur, dangereuse, de son regard, et de mèches gavées de soleil qui naviguaient devant, reflet de la dualité de Mathieu, entre ombres et lumières, désirs sombres et sourires chaleureux, pulsions de possession et offrandes sans préavis ni limites. La force qu'il incarnait, sur l'instant, elle ne l'avait jamais vue, ou jamais vue ainsi, jamais ressentie si puissamment, alors qu'il portait pourtant des entraves. Et, au plus profond d'elle-même, au-delà de l'inquiétude qu'elle éprouvait pour lui, au-delà de la peur de ce qu'il allait advenir, au-delà de tout ce qui la contraignait, ses défenses, ses réserves, ce qui aurait pu la faire quitter la scène, fermer juste les yeux dessus, ne pas vouloir voir ou même savoir..., elle sentait une curiosité irrésistible.

Et un désir intense, aussi. Elle ne pouvait se défendre de l'éprouver.

Mathieu l'intriguait, l'enflammait, ouvrait des portes en elle sur des désirs, qu'elle ne se serait pas attendue à trouver, tissant des liens nouveaux entre ce qu'il était, lui, et ce qu'elle était au fond d'elle. Il n'était plus seulement celui qui dicte. Il était celui qui donne autant qu'il prend, celui qui s'offre, comme elle l'avait fait tant de fois envers lui.

Quand la maitresse s'avança vers Mathieu, l'attention de Claire en fut attirée dans l'instant, et elle sentit à quel point elle était sensible au moindre mouvement, au moindre son, au moindre frémissement des bougies autour d'eux. La maitresse examina l'expression de Mathieu au fur et à mesure qu'elle déambula autour de lui, et sa démarche était la représentation ultime de la puissance, de la volonté implacable, et, en même temps, d'une attention surprenante. Claire ne s'était pas attendue à la voir le jauger ainsi. La voix de la maitresse fut douce quand elle demanda enfin les mots attendus.

– Dis tes safewords, exigea-t-elle.

Mathieu lâcha un bref soupir.

C'était intime, pour lui, Claire le savait. Quelque chose qui appartenait à son jardin secret. Il n'avait jamais voulu les lui dire, avant.

Il prit un temps, puis il souffla :

– Renard.

– Et le deuxième ?

Mathieu marqua une pause.

Il dit enfin :

– Prince.

Immédiatement, Claire chercha à les analyser. Les mots étaient communs, mais il y avait quelque chose, dedans, elle en était sûre, et elle songea tout de suite au Petit prince de Saint Exupéry. Peut-être parce qu'il s'agissait de ce livre qu'elle avait vu posé sur la bibliothèque de Mathieu, la dernière fois où elle était allée chez lui, et dont l'usure des pages avait attiré son attention.

La première remarque qui lui vint fut que Mathieu, comme elle, avait choisi des noms de personnages plutôt que d'objets ou de lieux, et qui faisaient appel à la culture commune, qui s'ancraient dans l'enfance. La deuxième fut que le « redressement » dont avait parlé Mathieu relatif à sa relation avec la maitresse ne correspondait pas à ce qu'indiquait ce choix de mots. Dans Le petit prince, le renard avait besoin d'être apprivoisé, pas dressé. Il avait besoin d'être conquis et non pas maltraité, et elle se rappela la leçon livrée, avec une poésie inégalée. On ne voit bien qu'avec le cœur...

L'essentiel est invisible pour les yeux.

Quel pouvait être cet « essentiel » à voir chez Mathieu ? Que n'avait-elle pas perçu ?

Peut-être que ces choix de safewords ne méritaient pas plus d'interprétation, mais elle n'en avait pas la sensation. Elle-même n'avait pas pris les siens sans raison. Elle les avait choisis par provocation envers des codes auxquels elle peinait à se plier et aussi parce que, si elle devait finir par les prononcer, ces noms de personnages trancheraient suffisamment avec la gravité de la situation. C'était une façon de s'en moquer. Si tu me pousses trop loin, je dirai le nom de Dark Vador. C'était ramener le rapport de domination à un jeu, léger et avec lequel on avait le droit de s'amuser. C'était savoir qu'elle pourrait dédramatiser.

Après être restée immobile à fixer gravement Mathieu, la maitresse recula jusqu'à rejoindre la ligne des observateurs de la scène. D'un geste désinvolte, elle tendit alors sa cravache sur le côté, la dirigeant vers la soumise d'Olivier, Vanessa, qui marqua un temps de surprise devant l'objet.

– Commence, lui dit la maitresse.

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