Chapitre 55


Elle plongea dans les yeux de Mathieu, noyée consentante. Le besoin était puissant, l'attraction forte et les doutes constants...

Elle observa sa posture. Sa nonchalance ne masquait pas tout à fait sa tension. Il attendait de savoir ce qui allait se passer.

– Emmène-moi quelque part, souffla-t-elle.

Comme ça. D'un coup.

– Où ?

– Ailleurs...

Elle laissa tomber sa tête sur le côté et porta le regard sur les autres saisonniers qu'elle voyait travailler, avec leurs dos pliés et les cheveux des filles qui partaient vers le sol.

– Dans un endroit ou « demain » n'aurait pas d'importance, précisa-t-elle.

Elle put percevoir le sourire dans le ton de Mathieu :

– Dans un endroit où on ne réfléchit plus ?

– Oui.

– Ta tête déborde toujours autant ?

– Toujours...

Sa remarque la toucha. Mathieu la connaissait bien, maintenant : toutes ses fêlures, ses handicaps et ses faiblesses. Sa tête tournait toujours trop, oui. Il le lui avait dit dès le premier jour : ne te pose pas de question, mais ç'aurait été aller contre sa nature que d'y parvenir. Sur le moment, elle avait envie de ça, pourtant : de faire au moins une parenthèse. Elle savait à quel point elle se montrait enfantine dans cette demande soudaine, mais c'était ce qu'elle voulait : oublier. Cesser de penser. Autrement que par le sexe.

– Viens, dit-il alors.

Il l'attrapa par la main pour la tirer à l'extérieur.

Ce fut comme un étourdissement. Cette peau, contre la sienne, cet enlèvement soudain, cet oubli de tout ce qui n'était pas « eux », alors, et qui avait un petit air de folie... Mais elle était belle, la folie, sur l'instant. Et le mot « instant » était le plus beau de tous.

Elle sourit.

– Tu m'emmènes où ?

Les yeux de Mathieu s'éclairèrent d'une lumière douce, mais il se contenta de répéter :

– Viens.

Ils longèrent le champ comme deux adolescents empressés, mais c'était peut-être ce qu'ils étaient redevenus, sur le moment : cette part légère, en eux, qui s'exprimait ; celle qui n'avait pas encore connu les blessures. Celle qui ne se posait pas de questions. Ils parvinrent au parking où elle avait laissé sa voiture, mais Mathieu ne s'arrêta pas là. Il bifurqua à travers la nature, la fit suivre un chemin de terre qui s'évanouit bientôt pour les faire évoluer à travers de petits rochers tous blancs qu'encadraient des îlots de verdure, et monter plus haut sur la colline, gravir les pentes... Elle s'appuyait sur lui, parfois. Il lui tendait la main, il l'entraînait à sa suite, et elle grimpait avec lui.

Enfin, ils arrivèrent tout en haut de la montée et ils aperçurent la vallée qui s'étendait, large, sous leurs yeux. Ils se trouvaient sur une crête couverte d'herbe et d'arbres pliés par le vent et ils pouvaient embrasser d'un seul regard l'espace dont ils venaient. Une brise les enveloppait, le soleil chauffait leurs peaux et la grandeur de la nature semblait être là pour montrer à Claire la vacuité de ses tourments : à quel point ils pouvaient être infimes et transitoires... Son existence comme un grain de sable face à l'éternité de ce monde. Mathieu finit par s'échouer dans l'herbe, les poignets sur ses genoux, assis face à la vue. Claire resta debout.

Elle profita de l'atmosphère et de toute cette énorme tension, dans sa poitrine, qui pouvait aussi avoir des aspects merveilleux quand elle ne tentait pas de la réprimer.

La voix de Mathieu s'éleva :

– Quand j'étais ado, je venais souvent ici.

Elle tourna le visage vers lui. Il contemplait le paysage.

– J'acquiesçais gentiment aux tâches que me donnait l'oncle d'Olivier, poursuivit-il, et puis je finissais toujours par en avoir marre et saisir la première occas' pour me barrer en douce.

– Tu ne te faisais pas attraper ?

– Si. Je me débrouillais pour faire semblant d'avoir bossé entre temps, en revenant, mais ça ne valait rien : je me faisais chopper à tous les coups !

– Alors, pourquoi est-ce que tu continuais ?

– Eternel optimisme...

Il compléta :

– Besoin de déconnecter. Peut-être que si j'avais eu le SM, entre temps, j'aurais fait autrement. C'était l'âge, aussi. Et toi, tu faisais quoi ?

Elle prit quelques secondes pour réfléchir.

– Rien de bien intéressant...

Elle s'assit à côté de lui. Le besoin de se coller à sa peau était criant, l'émoi fort... Ce temps de confidences avait de la valeur. Elle en profitait autant qu'elle le pouvait.

– Il y avait déjà Béné, mais ça je t'en avais parlé, je crois ?

Il confirma d'un mouvement de tête.

– Et puis... Je mettais ma vie en stand-by pour un premier amour qui n'était pas réciproque, ajouta-t-elle en haussant une épaule, mais ça aussi, je te l'ai déjà raconté.

– Très peu...

Le sourire de Mathieu portait une part d'ironie.

– C'est vrai, reconnut-elle.

Elle contempla le paysage, pensive. Elle ne lui racontait que peu, c'était vrai.

– C'était stupide, lança-t-elle d'un coup, mais j'étais très fleur bleue, à l'époque, du genre à penser que mon premier amour ne pourrait être que l'homme de ma vie. J'ai passé des années à attendre, du coup.

– Quoi ?

– Des choses qui ne sont pas arrivées.

Elle marqua un temps.

– Peut-être quelqu'un d'autre, mais je ne le savais pas encore...

Elle ajouta, pensive :

– Peut-être toi.

Elle ne savait pas vraiment. Les mots étaient sortis comme ça.

Mathieu ne répondit pas. Elle n'osa pas tourner le visage vers lui. Le trouble la dévorait. Elle ajouta :

– Peut-être que j'attendais de chuter.

– Parce que tu chutes, avec moi ?

– Oui. Tout le temps.

Elle mettait les pieds sur la pente, et elle se retenait comme elle le pouvait sans pouvoir s'empêcher de glisser.

Brusquement, elle sentit le désarroi monter : cette perte de contrôle sur ses sentiments qui était son point d'angoisse, à elle. Sa faiblesse et son fardeau.

– C'est...

Elle s'arrêta. Elle ne voulait pas dire tout ça. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Elle avait été bien présomptueuse de croire qu'elle pourrait contenir ses émotions : elle n'avait fait qu'en retenir le flux et maintenant elles étaient sur le point de déborder d'un coup, comme si le barrage qu'elle avait tenté de maintenir s'effritait brutalement.

Durant de longues secondes, aucun d'eux ne dit plus rien. Puis Mathieu se laissa tomber en arrière et elle tourna la tête pour le voir allongé sur le dos, les mèches claires de ses cheveux se mêlant aux herbes. Il la dévisageait avec une lumière inédite dans son regard... Quelque chose qu'elle ne sut interpréter.

Il dit enfin ;

– Baise-moi.

Et l'inclinaison de ses lèvres avait un air provocant.

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