Chapitre 11

Ce dernier mois, Claire s'était beaucoup demandé si elle pourrait s'épanouir avec lui, dans une relation dénuée de rapport de domination et soumission. Oublier le BDSM, oublier les cordes, les fessées, vivre simplement de cette proximité troublante, du frémissement qu'elle éprouvait au moindre contact de sa peau, au moindre frôlement, de l'envie de se noyer dans chacun de ses sourires. Elle savait que la réponse était « oui », mais Mathieu possédait bien plus d'obscurités, en lui. De la bête qui l'habitait, il s'était contenté d'en rentrer les griffes, et ce pour elle ; pas le moindre instant elle ne l'avait ignoré. S'il avait semblé s'accommoder sans difficultés à une telle relation, Claire avait toutefois pu percevoir ce qui couvait en lui, silencieux mais présent. Ce qui grondait en lui. Ce qui réclamait libération et s'échapperait forcément, à un moment donné. Elle en avait eu un premier aperçu lors de leur dernière séance.

Il y a quelque chose à faire sortir, lui avait-il dit.

Et elle, possédait-elle un besoin parallèle ?

Il aurait été difficile de répondre à cette question. Elle savait néanmoins ce qu'avait suscité en elle la morsure du cuir sur sa chair. Jamais elle n'avait éprouvé de besoin aussi vif de fuir et en même temps de rester, de tenir, de s'offrir plus encore aux mains de Mathieu... Pourquoi ? Elle n'avait su le déterminer réellement. Elle avait même oublié à quel point cette pensée pouvait être tordue tant elle avait été submergée par l'émotion. Ça n'avait toutefois qu'été ponctuel : sur le moment. Plus tard, elle avait dû l'affronter.

Ce n'était pas facile... Ce ne le serait jamais, elle commençait à le comprendre. Ce n'était pas qu'elle ait aimé ça : les coups lui avaient fait mal et elle en avait été bouleversée, c'était... Elle ne le savait pas. Tout avait disparu : la conscience d'Olivier présent dans la pièce, le fait que ses poignets n'aient pas été entravés – elle avait eu du mal à croire, en rouvrant ses mains, que c'était elle qui s'était accrochée aux cordes si fortement – si ce n'était la conscience de ce qui se produisait entre eux, à un niveau plus élevé que celui de la chair. Celui du don. Et puis Mathieu l'avait prise... Ce qu'elle avait éprouvé, elle ne savait pas le nommer. Un besoin d'être à lui, à ses mains, à sa chair, à son souffle... De cesser de se tenir à distance du monde, seulement capable de l'observer, spectatrice plus qu'actrice la plupart du temps, de ne jamais parvenir à relâcher.

De s'ouvrir, comme le disait si bien Mathieu.

D'être là, à l'instant-même, sensible et vivante.

Elle n'en avait même pas reparlé avec Mathieu. Elle avait eu besoin de se trouver avec elle-même, surtout : de faire le point sur ce qu'elle avait vécu, de l'encaisser, d'endiguer le flux de questions, de le contenir à défaut de l'empêcher de s'écouler, de peser pour de bon les raisons pour lesquelles elle allait se rendre de nouveau ici, malgré ses incertitudes concernant ce qu'elle y vivrait. Mais le temps avait été si court...

Dans une longue inspiration, elle huma l'air, parfumé de l'odeur d'herbes sèches de la campagne environnante et du parfum, spécifique, de la nuit.

Et pourtant, à la différence de sa première venue ici, elle ne se collait plus contre la carrosserie de sa voiture pour se protéger. Le sentiment de liberté qu'elle éprouvait dans cette fragilité nouvelle lui semblait curieux... tordu, mais elle commençait à s'y accoutumer.

La question restait présente : jusqu'où, Claire ?... C'était comme si une voix lui chuchotait à l'oreille. Jusqu'où ? Poursuivrait-elle son entrée dans le BDSM comme une plongée immersive et troublante, mais dont elle se retirerait avant d'en être trop impactée, ou s'y installerait-elle pour de bon ? Suivrait-elle Mathieu partout où il voudrait l'emmener ? Lui abandonnerait-elle tout ce qui avait fait sa survie, jusque-là, ce qui lui avait permis de ne pas s'effondrer ? Ferait-elle du vertige son quotidien ?

Songeuse, elle tira sur sa cigarette. Les interrogations persistaient à l'accompagner. Celles-ci ne la lâcheraient pas non plus. Elle avait posé la question à Mathieu, une fois : de savoir si elles s'arrêteraient. « Jamais », lui avait-il répondu en la regardant dans les yeux, sérieux.

Juste ça : jamais.

Quand le papier crépitant lui chauffa le bout des doigts, elle parcourut la distance la séparant de l'allée menant à l'entrée, et écrasa sa cigarette dans le sable d'un bac à disposition. Ses gestes étaient calmes. Son cœur ne battait pas trop vite. Elle-même en était surprise. De nouveaux regards de stupéfaction se firent de la part des membres attendant l'ouverture, lui rappelant à quel point elle était à des années-lumière du Dress Code. A peine plus loin, la porte se dressait, entièrement noire, tranchant avec la pierre claire du mas. Là où un cœur molletonné y avait été accroché, la dernière fois, un masque vénitien la guettait désormais, sombre, sa surface peinte en anthracite sillonnée d'arabesques pâles, et surmonté d'une coiffe de plumes blanches et grises. Seul le centre des lèvres arborait une teinte rouge, à la manière du maquillage des geishas. Rouge sang. Loin d'être invitante, l'image ressemblait plutôt à un avertissement, les trous noirs de ses orbites la défiant de passer la porte d'entrée.

Fétichiste, avait dit Mathieu.

Une fois les clients précédents entrés, elle se présenta à son tour. Par chance, personne ne vint à sa suite. Elle posa la main sur la porte, curieuse de voir ses doigts blancs se détacher sur le noir de la peinture. Le masque vénitien, juste à côté, la provoquait. Comme une grimace.

La porte s'ouvrit.

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