L'ingrédient secret
Je vais faire des lasagnes. Le plat préféré des filles. D'habitude, leur mère prépare, mais je peux faire aussi bien. J'ai trouvé une super recette sur internet.
Garniture aromatique et gousse d'ail, je fais revenir le bœuf pour la bolognaise. Facile. Ça sent super bon.
Ce soir, les filles ne le savent pas, mais je vais leur présenter quelqu'un.
De fines rondelles de carottes et la purée de tomates, laisser mijoter la bolo.
Avec leur mère, rien n'a jamais collé. On s'est mariés jeunes, nos études à peine commencées. Jadelice est arrivée pendant son année de licence de droit. Ambrine a suivi deux ans plus tard. Ces deux bébés ont sonné le glas de la carrière de juriste de mon épouse. Elle me l'a toujours reproché. Parce que j'avais mes ambitions, et parce qu'on trouvait normal qu'une femme sacrifie sa carrière pour être maman. Je plaide coupable.
Passons à la sauce béchamel. Faire fondre le beurre. Ok.
Après Ambrine, je n'ai plus touché leur mère. Nous sommes catholiques pratiquants. Surtout elle. En tout cas, hors de question d'avoir recours à la contraception. Et pour moi, deux enfants ça suffisait. Je n'irai pas jusqu'à dire que je regrette d'avoir eu mes filles. Elles sont la prunelle de mes yeux, et je dépérirais sans elles. Pourtant, quand j'y repense, j'ai l'impression d'avoir pris les mauvaises décision tout au long de mon mariage. Elle devait certainement le ressentir.
Farine et lait. Je dois mélanger au fur et à mesure sur le feu jusqu'à obtenir une consistance épaisse. Attention aux grumeaux. Au pifomètre, quoi. Je la sens mal, cette étape.
Divorcer a été la meilleure option pour tout le monde. Non que j'aie eu le choix, de toute manière. La procédure s'est déroulée sans accroc, à l'amiable. Elle a gardé la maison, je suis parti avec quelques économies, je lui verse une pension alimentaire, et nous avons le droit de garde partagé. En réalité, les filles restent le plus souvent chez leur mère, et je ne les ai que deux week-ends dans le mois. Ça me convient. Cela fait onze ans. Déjà.
Quel bordel sur le plan de travail, je passe un coup de propre. Oh, il faut préchauffer le four. Thermostat 6. Ça fait combien en degrés?
Pendant des années après ce joyeux divorce, je me suis efforcé de me comporter en père modèle. Toujours disponible, à l'écoute de leurs soucis, des fâcheries avec les copines, des problèmes de profs, des envies de shopping. J'ai fait office de grand frère, copain, défenseur. Je les ai pourries gâtées. Et au passage, je me suis totalement oublié. Pire, je me suis interdit de reprendre une vie amoureuse.
Jusqu'à l'année dernière. Je me souviens vaguement d'un film débile que je regardais à la télé, et soudain je-ne-sais-qui a dit ces mots complètements cruches: « Celui qui n'a jamais connu le véritable amour a vécu pour rien. » Et allez savoir pourquoi cette phrase à l'eau de rose a touché en plein dans le mille. Je me suis mis à cogiter à mort. Et si je mourais sans avoir jamais su ce qu'est l'amour, la passion, ce grand chamboulement du cœur dont les gens parlent? Il m'a fallu plusieurs jours, et un paquet d'insomnies, et finalement j'ai senti monter en moi un genre de colère, d'indignation. Au nom de quoi on m'empêcherait de connaître le bonheur? Peu importe si j'ai 45 ans bien tassés, pourquoi y aurait-il un âge pour être heureux?
180°C, pour le four. Retournons à la béchamel. Trop compacte. Je détends avec du lait.
Je me suis lancé. Maladroitement, au début. Je ne compte plus le nombre de plans foireux où je me suis embarqué. L'âge fait que je n'ai plus de temps à perdre, et au moindre malaise dans une relation, je coupe net. J'ai sûrement zappé de belles personnes, pourtant je ne peux pas me payer le luxe de m'engager dans une relation qui ne durera pas.
Cette philosophie un peu extrême m'a bien réussi. J'ai rencontré la bonne personne. Je crois. Je me sens comme un ado lorsqu'on se retrouve, alors que je suis le plus vieux. On se fait rire pour rien. Les passants nous jettent des regards de travers quand on se tient la main dans la rue, ou qu'on se bécote aux terrasses des cafés. Pas loin de vingt ans nous séparent, je dois passer pour un vieux pervers. Mais s'ils savaient comme je m'en fous.
Je rajoute une boîte de petits pois, sel, poivre, j'épice avec de la muscade. Magnifico. Feu doux. Où est mon plat à gratin ?
Je n'ai jamais ressenti une telle alchimie. On se comprend sans se parler, on anticipe les réactions de l'autre, on finit ses phrases. On passe des soirées entières blottis l'un contre l'autre à parler de choses légères ou graves, ou sans rien dire du tout. Le silence nous convient. On aime les vieux films de gangsters, la peinture moderne et les poètes américains du vingtième siècle. Ezra Pound, T.S. Elliot. Et le sexe. Si je ne devais pas aller bosser, je passerais des journées entières sous les couvertures, dans ses bras, à cartographier chaque centimètre carré de sa peau, à m'enivrer de son parfum, tracer ses courbes, me noyer dans le noir de ses yeux. Et son petit c...
Merde, qu'est-ce qui sent le cramé? Bordel, la béchamel. Je suis quitte pour me la refaire.
Et forcément, les filles choisissent pile ce moment pour sonner à l'interphone. Ambrine finit le lycée à 18h, son aînée l'a attendue et elles ont certainement traîné en ville. Mince, 18h45. Il faut que je m'active.
« Salut papa. Qu'est-ce qu'on mange? Ça sent bizarre, hurle Jadelice à peine le seuil franchi.
— Ça va vous faire plaisir, rétorqué-je penché sur ma casserole.
— T'as pas commandé des pizzas comme d'hab? s'enquiert mon aînée d'un ton inquiet.
— Non, ce soir je cuisine.
— Quoi?! s'écrie-t-elle d'une voix pleine de panique.
— Y'a quoi? demande la plus jeune.
— Le paternel s'est mis en tête de faire à bouffer.
— Ah non, moi je rentre chez maman. »
Elles passent la tête par la porte de la cuisine et tentent de déterminer à quel projet insensé je me suis attelé.
« Il faut que je commande tout de suite au kebab en bas, ou bien on attend que papa foute le feu à l'appart? ironise Ambrine.
— Pas de mauvais esprit, fais-je en montant la voix. Et enlève-moi ces écouteurs avant que je les passe au mixeur. »
Sans déconner, cette gamine porte ces maudites oreillettes sans fil en permanence, comme si elles étaient greffées.
« Bon, allez regarder la télé. Je vous appelle quand c'est prêt. »
La nouvelle sauce blanche préparée, j'enchaîne avec le montage. Lasagne, bolo, lasagne, béchamel, gruyère. Et on recommence, jusqu'au bord du plat.
45 minutes de cuisson plus tard, je toque à la porte des chambres.
« À table !
— On arrive, crient-elles de concert.
— Tout de suite, tenté-je d'imposer.
— On peut prendre la tablette ?
— Comme vous voulez. » capitulé-je.
Je les regarde s'installer à table comme des affamées, et je dépose le plat fumant entre leurs assiettes.
« Des lasagnes ! fait Ambrine, des étoiles dans les yeux.
— T'as vraiment suivi une recette sans appeler les pompiers? balance sa sœur aînée.
— Comment peux-tu douter de ton cher papa? réponds-je pour détourner la conversation.
— Ben faudrait commencer par réapprendre à compter. Regarde, t'as mis quatre assiettes.
— Ah, justement, maintenant que tu le dis... Quelqu'un vient manger ce soir.
— T'es sérieux, pap? s'offusque la plus jeune. Tu peux pas inviter tes potes de boulot quand on y est pas?
— C'est pas exactement... Je voudrais vous présenter une personne très importante.
— Oooh, je le sens pas, ce plan. » proteste Jadelice.
La sonnerie de l'interphone retentit. Je laisse les filles débattre de notre quatrième convive pour aller ouvrir, et je reste devant la porte, guettant le bruit de l'ascenseur. Le branlement de la machinerie me fait sursauter. Mon cœur s'affole quand la cabine s'arrête en bas, puis remonte lentement dans un fracas métallique qui fait enfler dans mon ventre une grosse boule de stress.
Je vais l'accueillir sur le pallier, et sa main calme un peu mon angoisse.
« Ça va ?
— J'ai jamais autant eu peur. On s'est pas un peu enflammés là ? Elles vont t'accepter ? La différence d'âge ? Et notre... » Son doigt sur mes lèvres interrompt ma tirade.
« Quelquefois, les questions sont compliquées, mais les réponses sont simples. »
Je l'aime à cet instant à un point infini, et je l'embrasse à pleine bouche pour me donner du courage.
Nous rentrons ensemble dans l'appartement, et je lui serre la main au moment de passer dans la salle à manger. Les filles tournent le regard vers nous. Ambrine s'étrangle et crache un jet de coca qui arrose toute la table. Jadelice, qui se servait une grosse part, fait tomber la spatule et les lasagnes sur la nappe, la mâchoire littéralement décrochée.
« Les filles, je vous présente Eric. »
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