Chapitre 6 : Une tombe de plus


Appuyée contre la vitre dans une posture de repli, la jeune femme observait tout ce qui l'entourait. Le souffle court, le corps secoué d'infimes tremblements dont elle n'avait pas vraiment conscience, elle laissa courir son regard sans parvenir à se concentrer. Se saisissant de chaque détail avec une prégnance accrue, elle bloqua tour à tour sur les sièges de cuir, les vitres teintées ; et enfin sur deux hommes assis à l'avant.

Celui qui tenait le volant démarra le véhicule avec la célérité d'un pilote aguerri et celui qui occupait le siège passager se retourna pour la regarder.

Devant son mouvement de retrait et son air effarouché, il leva les mains en signe de paix. D'un ton si avenant que c'en était ridicule, il s'empressa de lui dire : « N'aie pas peur. Tu seras plus en sécurité quand nous serons en Chine. »

En Chine ? Évidemment. Elle aurait dû le voir venir.

Lan avait bien parlé d'un « jeu de piste » à travers le pays du soleil levant. Dit comme ça, elle aurait presque pu s'imaginer une formidable et exaltante escapade touristique. Le vieux fou avait seulement oublié de lui parler des tentatives d'assassinat et de son potentiel enlèvement.

« Lan, je te jure que si je débarque en Chine, tu es un homme mort ! »

Puis, réalisant que ce départ imprévu allait probablement foutre en l'air sa vie et son équilibre précaire, une vague de panique balaya le peu de contenance qu'il lui restait. Son cerveau se transforma en une cuve en ébullition où ses méninges chauffaient et s'agitaient sans répit pour occulter la situation.

Les mots se bousculèrent soudain hors de sa bouche en un flot ininterrompu :

- Écoutez, c'est un malentendu. Je sais pas ce qu'il a encore inventé, mais Lan n'a clairement plus toute sa tête et depuis longtemps. Ça fait 8 ans que j'ai pas parlé à ce vieux schnoque. Dites-lui que j'ai ni l'envie ni le temps de prendre part à ses délires. J'ai rien à foutre en Chine. J'ai un date super craquant qui m'attend à l'heure qu'il est... Demain je dois assurer une conférence et me lever tôt. Et puis soyons sérieux, je n'ai même pas de bagages, pas de vêtements, pas de brosse à dents ni de...

Devant son profond déni et l'absurdité de ses objections, l'inconnu à côté d'elle l'interrompit de sa voix lourde et grave :

- Lan est mort hier.

Lily se figea. Elle pouffa comme s'il venait de lui faire une farce crasse. Puis elle prit la mesure de la situation.

L'écho de son rire se brisa...

Elle savait que ce n'était pas une blague.

Son souffle se coinça dans ses poumons. Les quatre mots dansèrent en spirale dans sa tête. Son cœur se serra et se fissura, devint si lourd dans sa poitrine qu'elle aurait souhaité pouvoir se l'arracher. Le sentiment trop familier de perte, semblable à une chute dans un puits sans fond, l'avait avalé toute entière.

Le peu de discernement qui lui restait s'envola et son esprit craqua comme une allumette.

- Il faut que je sorte. J'ai besoin de prendre l'air... résolu-t-elle, hagarde, plus bas qu'un murmure.

Son ton éteint et égaré alerta aussitôt l'homme à son côté. Quand il la vit ouvrir la portière de la voiture lancée à vive allure, prête à sauter sur le bitume, il eut le réflexe de se précipiter sur elle. 

Véloce, il claqua la porte et ceintura la taille de Lily pour la rapatrier contre lui.

La rudesse de l'inconnu secoua sa conscience et réveilla en elle un cri de rage et de révolte.

Avec l'énergie du désespoir, elle se tordit entre les bras de son geôlier. Ses mains essayèrent de le frapper, de le griffer. Ses jambes s'agitèrent avec violence alors que ses pieds frappaient rageusement contre la vitre, mais rien n'y faisait. Les membres de l'homme l'emprisonnaient plus sûrement qu'une cage.

Impuissante, elle expulsa la frustration qui grondait en elle en poussant des hurlements furieux :

« Lâche-moi. Je n'irai pas en Chine ! » cracha-t-elle à son ravisseur. Puis sans transition, elle se mit à maudire Lan, ce tuteur en carton qui venait encore de l'abandonner, et cette fois pour de bon :

- T'as toujours été un père merdique. Ton stupide jeu ce sera sans moi. Tu pourras bien te retourner dans ta tombe, espèce d'enfoiré ! Allez tous vous faire foutre. Laissez-moi sortir de là, bordel !

En vérité, ce n'était pas vraiment de la voiture dont elle voulait sortir, mais plutôt d'elle-même, dans un pressant besoin d'échapper à la souffrance. Un besoin de fuir sa propre réalité pavée de tombeaux.

Dans l'urgence de ne plus être prisonnière de cette peine qui la prenait aux tripes, elle se débattait avec violence, comme si la lutte pouvait l'aider à se dépouiller de ce corps trop lourd, qui la retenait comme une ancre sous les vagues d'un intolérable chagrin.

Voyant qu'elle ne se calmerait pas avant d'en venir à se blesser, l'homme ne tarda pas à la maîtriser complètement. Emprisonnant ses poignets d'une seule main, il l'allongea sur la banquette, forçant sa tête à reposer sur ses genoux alors qu'elle gesticulait comme une anguille électrique.

« Cheng, sédatif » demanda-t-il à son complice d'un ton calme et inflexible.

Lorsque Lily vit le passager lui tendre un épais tissu, elle riva un regard brûlant de défiance sur l'inconnu et sa voix brisée jaillit de sa gorge comme de la lave :

- N'y pense même pas, connard, ou je jure que je vais te... Mmmph !

Sa phrase mourut, soudain étouffée dans le chiffon que l'homme tenait serré contre sa bouche et son nez. Il relâcha ses poignets pour poser une main chaude sur les plis soucieux de son front et enfonça plus sûrement l'arrière de son crâne contre sa cuisse.

Lily eut beau lutter de toutes ses forces, battre furieusement des bras et des jambes, la prise était imparable. Dans une patience effrayante, l'homme continuait d'encercler rigoureusement son visage dans ses larges paumes. Tant et si bien que les vapeurs douceâtres de l'anesthésiant envahirent peu à peu ses voies respiratoires.

Dans une vaine tentative, elle s'accrocha au masque chirurgical de l'inconnu. D'un seul coup, les élastiques cédèrent, révélant une figure séraphique et une mâchoire anguleuse qui se fondaient dans un ensemble harmonieux et résolument stoïque.

Interrompant sa lutte un bref instant, Lily écarquilla les yeux. Elle ne pouvait s'empêcher d'être surprise par la beauté froide et néanmoins éthérée qu'elle venait de mettre à nu. Elle n'aurait jamais soupçonné que cet enfoiré puisse être si jeune ni si séduisant.

Parce qu'elle commençait à perdre pied, elle agrippa ses joues pleines dans sa petite main, planta ses ongles dans la chaire douce et lisse et essaya de griffer la courbe ronde et délicate de ses lèvres incarnates.

Le jeune homme la laissa faire, se contenta de froncer imperceptiblement les sourcils. Ses yeux noirs comme la nuit s'étrécirent sans animosité ni rancœur alors qu'il plongeait leur intensité sans bornes dans ceux de Lily.

Un instant, elle soutint son regard dans un mélange de trouble et de perplexité. Elle se sentait étrangement plus apaisée. Laisser l'inconnu l'endormir n'était peut-être pas une si mauvaise idée au final... Alors dans un élan de résignation, elle respira plus fort dans l'étoffe soporifique. 

Ses paupières papillonnèrent de manière incontrôlée alors que de faibles gémissements traversaient la barrière de son baîllon. 

Comme subjugué par l'évanescence de ses yeux de jade, l'inconnu ne la lâcha pas du regard tandis qu'elle triturait de plus en plus mollement son visage.

- Je suis désolé... murmura-t-il tout bas, et sa voix était lointaine, comme extirpée d'un rêve.

Le dernier sursaut de conscience de Lily la mena à se demander pourquoi ce crétin s'excusait. À cause de la brutalité avec laquelle il lui avait annoncé la mort de Lan ? Ou bien parce qu'il était en train d'étouffer sa lucidité dans un tissu imprégné de chloroforme ?

Ça n'avait de toute façon plus aucune espèce d'importance. L'inhalation du produit acheva de drainer toute sa force et toute la cohérence de ses pensées. Elle ferma lentement les yeux et c'est l'image de ce visage étrangement rassurant qu'elle emporta dans les brumes de l'inconscience. 



Et voilà, Lily entame son grand périple vers la Chine. Vous verrez que c'est un personnage en demi teinte, assez torturé malgrés sa vitalité et son potentiel comique. J'espère que j'arriverais bien à gérer cette double facette ^^

N'hésitez pas à me laisser vos avis et merci de vos lecture :)

Prenez bien soin de vous <3


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