Chapitre 4 : Protection rapprochée
Le lendemain, Lily s'était immanquablement réveillée vaseuse et en retard. Toute la matinée, elle avait couru pour rattraper les tours du cadran de Big Ben, comme si l'horloge possédée avait accéléré ses rouages pour l'empêcher de remplir ses impératifs dans les temps. Au moins, suivre le rythme effréné des heures de cours et parcourir les rayons de la bibliothèque lui avait permis de ne pas penser à Lan.
Mais en passant le portique de la fac à la pause de midi, le sort s'était acharné à lui rappeler l'existence de son ancien tuteur. D'ordinaire, il suffisait souvent d'une devanture de restaurant chinois ou d'un fumet de canard laqué pour qu'elle pense à lui. Aujourd'hui, elle en était à sursauter chaque fois qu'elle croisait quelqu'un qui affichait des origines asiatiques. Et étrangement, il lui semblait voir des chinois de partout, comme s'il en pleuvait.
Elle ne doutait pas que le mail puisse l'avoir rendue parano, mais elle avait l'impression de toujours croiser le même type d'individus. Du genre qu'on voit rarement sur le campus.
Pas des chinois de Londres. Des chinois de Chine. Des hommes affublés de masques chirurgicaux noirs, trop alertes pour être des étudiants et pas assez détendus pour être des touristes. Reconnaissable à leur gestuelle furtive et leurs vêtements noirs, ils lui faisaient presque penser à des sortes d'agents secrets...
« Faut vraiment que t'arrête de fumer de l'herbe, ma vieille ! On est pas dans un putain de film d'espionnage. »
Revenant à la raison, elle gagea plutôt que ces individus devaient arpenter le campus pour assister à un colloque multiculturel comme en organisait parfois l'université.
N'y pensant plus, Lily se résolut à aller grignoter un bout avant la reprise des cours. Et d'un pas pressé, elle remonta l'allée arborée de chênes et de sequoias qui menait au restaurant universitaire.
Devant l'abondance de nourriture qu'offraient les vitrines réfrigérées, seuls les desserts lui faisaient envie. Elle chercha son préféré et quand elle vit l'unique part de fondant au chocolat, perdue parmi d'insipides salades de fruits, elle tendit une main victorieuse. Au même moment, avec un remarquable temps d'avance, des doigts longs et fuselés se saisirent de son bien.
Prête à montrer les dents et à sortir les griffes, elle tourna sa mine contrariée vers l'enfoiré qui venait de la priver de repas.
Au lieu de lui cracher son venin, elle manqua de se pétrifier devant les deux yeux sombres et bridés auxquels elle se heurta. Cachés à l'ombre d'une chevelure de jais, lisse et savamment domptée, les deux éclats d'obsidienne la regardaient fixement par-dessus un masque noir. Et autant la surprise que leur expression impérieuse firent taire en elle toute velléité de confrontation.
« Nom de Dieu, encore un chinois ! Et il a pas l'air commode. »
Au comble de la stupéfaction, elle détourna aussitôt la tête pour noyer son malaise dans le choix des desserts devant elle. Elle pouvait toujours sentir le regard perturbant de l'inconnu peser sur elle comme une chape de plomb. Et alors qu'elle essayait de rassembler l'audace de lui demander s'il voulait sa photo, sans un mot, il déposa la part de fondant sur son plateau.
- Euh... Merci, c'est gentil... fit-elle, perplexe, en levant les yeux sur sa haute stature.
Pour toute réponse, son interlocuteur lâcha un « Mnn » si neutre et stoïque qu'elle se demanda s'il parlait seulement la langue.
Au moment de payer, l'employée de restauration demanda à l'homme sa carte d'étudiant et comme il lui opposait un mutisme glacial, Lily décida de lui prêter main forte. Après tout, il lui avait quand même cédé sa dose quotidienne de chocolat. Un petit geste s'imposait.
- C'est bon, Martha, il est avec moi.
Pour appuyer son mensonge, elle posa la main sur le bras de l'inconnu et fut surprise de sentir sous son manteau noir, une chair raide, solide et musclée. Elle étreignit ce biceps en titane et le tira parmi les tables du réfectoire. À bonne distance du comptoir, sans un mot, elle se détourna de lui. Et, avant qu'elle ne parte s'installer, elle crut entendre résonner dans son dos une voix à l'accent léger, plus dure et froide que les pierres :
- Merci.
À peine eut-elle le temps de se retourner, que le sombre inconnu était déjà parti s'asseoir seul devant la grande baie vitrée.
Elle ne le remarqua pas, mais tout au long du déjeuner, il ne la lâcha pas des yeux.
Toute la matinée, du moment où elle avait mis le nez hors de chez elle, Li-Bai avait flotté dans son ombre, l'observant et la surveillant de loin. Faute de dangers à écarter, il n'avait pu s'empêcher de décortiquer les moindres faits et gestes de sa nouvelle protégée.
Elle courait dans tous les sens et n'avait pas pris la peine de se coiffer pour aller travailler. Il en déduisait qu'elle était quelqu'un de négligeant, voire de bordélique. Avenante et railleuse, elle ne se laissait impressionner par personne et aimait embarrasser les gens juste pour le plaisir de se distraire. Typiquement le genre de comportement qu'il jugeait puéril et incorrect. Sans aller jusqu'à dire qu'elle avait l'âme d'une séductrice, il avait également remarqué qu'elle était très à l'aise avec les hommes et que beaucoup se retournaient sur son passage. Une chose qu'il ne s'expliquait pas encore vue son accoutrement d'ado rebelle et sa gestuelle qui négligeait tout de la grâce et de la sophistication féminine. Elle fumait. Beaucoup trop à en juger par le nombre de ses pauses clopes. Et à côté de ça, elle ne se nourrissait pas assez. Ce qui prouvait qu'elle ne respectait ni son corps ni sa santé.
Une grimace réprobatrice dissimulée derrière son masque, il se demandait comment cette femme comptait tenir la journée avec le malheureux bout de gâteau qu'il lui avait cédé...
Soudain, la voix agitée de Cheng surgit dans sa micro-oreillette.
- Li-Bai, on a un problème. Y'a deux assassins qui rodent sur le campus. Guo vient d'en zigouiller un qui se planquait dans le bureau de la fille. Sois prudent et ne la lâche pas.
- Reçu.
Cette fois, il n'avait plus de temps à perdre en fines analyses.
D'un regard attentif et rigoureusement vigilant, Li-Bai passa au crible l'ensemble du réfectoire. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour remarquer qu'il n'était pas le seul à épier la jeune professeure. Un homme caucasien, à la carrure résolument trop rigide et imposante, faisait mine de lire la presse. Il n'avait pas touché à son plateau et derrière le papier journal, ses yeux avaient la lueur discrète d'un prédateur guettant sa proie.
À n'en pas douter, c'était son homme. Un instant, le jeune officier essaya de jauger ses capacités. Il estimait sa force physique considérable, sa vitesse plus que moyenne et son sens de la stratégie proche du néant.
Quand il vit le malabar se lever pour initier sa traque, Li-Bai réalisa que Lily venait de plier les voiles. Aussi rapide que discret, il se mit à les suivre à l'extérieur du réfectoire.
En longeant les arcades des bâtiments, il confirma les intentions meurtrières de l'homme qui hantait les pas de sa cible sans même observer le strict minimum de discrétion.
Ce qui n'empêchait pas Lily d'arpenter gaiement les couloirs, à mille lieues de se douter qu'elle était en ce moment même l'objet d'une double filature.
Chantonnant un vieux tube de heavy, elle passa soudain la porte des sanitaires du personnel.
En voyant l'homme se faufiler à sa suite, Li-Bai s'élança pour rattraper la distance qui les séparait.
«Ain't talkin' bout love. My love is rotting to the core... »
Guidé par le chant approximatif de sa cible insouciante, l'assassin s'approcha à pas de loup de la cabine la plus reculée. La main agrippant déjà le flingue à l'arrière de son pantalon, il se figea en entendant claquer la porte. Il n'eut ni le temps de se retourner ni de dégainer.
Un bras armé de célérité le saisit à la gorge. Une paume implacable se flanqua sur sa bouche et avant qu'il ne puisse même hurler ou se débattre, sa nuque craqua comme une noisette sous un coup de marteau. Son corps flasque et sans vie s'effondra contre le torse de son assaillant qui le traîna sans bruit dans un des cabinets.
Comme l'éxigeait la situation, le jeune officier chinois avait offert à l'assassin une mort propre, indolore et silencieuse. Il ne prenait aucun plaisir à tuer, mais de part son entrainement rigoureux, il avait apprit que l'hésitation ou la clémence n'avaient pas toujours leur place dans son métier.
Chacun sa voie et son destin. Celui de Li-Bai était d'obéir et de protéger ceux qu'on lui assignait, celui de l'homme entre ses bras avait été de se dresser entre lui et sa mission. Son manque de compétences et de chance avaient précipité sa fin...
Sans perdre une seule goutte de sueur ou de sang-froid, Li-Bai verrouilla la porte de l'intérieur et installa confortablement le cadavre sur les toilettes.
Si quelqu'un passait par là, il aurait seulement l'impression qu'elles étaient occupées. Personne n'irait imaginer que là, dérrière cette porte, l'occupant n'était plus qu'un tas de chair froide. Et le temps que l'odeur deviennent trop pestilentielle, même pour un lieu où l'on venait d'ordinaire se vider de ses fluides, lui et ses acolytes seraient déjà loin.
Sans plus de considérations pour le gisant, avec l'agilité silencieuse d'un fauve, Li-Bai se hissa contre la paroi de la cabine et atterrit lestement dans celle d'à côté.
«You may have all you want baby. But I got somethin' you need, oh yeah»
Au même instant, Lily tirait la chasse et se dirigeait vers le lavabo. Savonnant ses mains de bon cœur, elle dodelinait de la tête sans cesser de chanter :
«I've been to the edge, and there I stood and look down... Wow bordel !»
Dans un sursaut de stupeur qui avait inondé son tee-shirt, elle se retourna pour mieux appréhender l'homme qu'elle avait aperçu dans le miroir.
Li-Bai n'avait pas eu le temps de rabattre la porte et bien qu'il se soit tenu au ras du mur, la jeune professeure l'avait immanquablement reconnu. Contre toute attente, sa surprise initiale avait bien vite cédé à l'amusement. Le visage mutin, bras croisés sous sa poitrine, elle donna un petit coup de pied dans la porte entrebâillée et lui bloqua le passage.
Du haut de ses 1m55 tous mouillés, elle le toisa, puis d'une voix calme, un peu moqueuse, elle lui demanda :
- Encore toi ? Tu sais que c'est les toilettes des dames ici ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Le chinois ne bougea pas, ne dit pas un mot, mais Lily pouvait sentir que son souffle était agité derrière son masque, et s'il n'avait pas eu le regard aussi impassible, il aurait presque paru intimidé. Il n'avait en tous cas pas l'allure d'un timbré. Et la jeune femme se dit que sous son apparente rigidité, il était peut-être seulement très timide et maladroit.
Affichant un petit sourire railleur, elle décida de mettre les choses au clair :
- Bon, écoute, je suis presque flattée d'avoir attiré ton attention, mais je suis désolée, les asiatiques c'est vraiment pas mon genre...
D'un air entendu, l'inconnu se contenta d'incliner respectueusement la tête et les épaules.
Il y avait définitivement trop de dignité et de déférence dans sa posture guindée pour qu'il puisse être un pervers. Alors Lily s'écarta et d'un bras encourageant, elle lui indiqua la sortie.
Quand il passa près d'elle, elle se permit d'ajouter familièrement :
- Oh, et un conseil, Casanova, si tu veux draguer les filles, commence par enlever ton masque et ne les suis pas aux toilettes. C'est un peu flippant sinon.
Elle crut entendre un « Mnn » sombre et taciturne et l'instant d'après, l'inconnu avait disparu, comme outré par le clin d'œil aguicheur et déplacé qu'elle lui avait lancé.
S'éloignant d'un pas leste et pressé, Li-Bai poussa un lourd soupir alors que le rire de hyène de son ami résonnait dans son oreille :
- Excellent. Je suis sûr qu'elle te prend pour un stalker maintenant.
- Il y a rien de drôle, Cheng. Elle va se méfier. Dis à Guo de prendre le relais, marmonna-t-il sombrement à son idiot d'acolyte.
- T'es nul. Il fallait jouer les dragueurs invétérés, ça t'aurait laissé l'occasion de la suivre sans qu'elle se pose de questions.
- Stupide, trancha Li-Bai avant d'ajouter d'une voix ombrageuse : « On devrait l'enlever. Maintenant. »
- Non. Il faut attendre ce soir qu'elle rentre chez elle. Il y a trop de monde ici, c'est contraire à la discrétion imposée par nos supérieurs. Me dis pas que t'as peur d'échouer à la protéger à distance ?
- Non. Les assassins après elle sont des amateurs. Dans le cas contraire, discrétion ou pas, on aurait fait à ma manière.
- Ah, ça c'est mon « hu zi », solide et confiant face à l'adversité ! Ne t'inquiète pas, avec le traqueur que tu as mis sur sa veste, on risque pas de la perdre.
- Mnn.
La poitrine encore saisie par l'adrénaline, Li-Bai avait hâte d'être à ce soir. Il ne parviendrait à se détendre qu'une fois la fille récupérée, auprès d'eux et en sécurité dans l'avion qui les reconduirait en Chine.
S'il n'avait jamais douté de ses capacités hors normes, il ne se croyait pas invincible pour autant. La prudence lui dictait que s'il avait le malheur de tomber sur plus entraîné que lui, la jeune professeure finirait avec une balle entre les deux yeux.
Dans ce cas, il ne savait pas ce qui l'accablerait le plus de honte et de déshonneur : avoir la mort d'une innocente sur la conscience, ou bien le sentiment d'avoir failli à sa mission.
Notes :
Je ne sais pas si vous aurez reconnu mais le tube de heavy que chantonne Lily c'est "Ain't talkin bout love" de Van Halen ! ^^
Et le surnom " Hu zi " signifie en chinois, à la fois "petit tigre" et " jeune homme courageux" ce qui colle assez bien à notre Li-Bai ;) (d'ailleurs que pensez-vous de lui pour l'instant ? ^^)
J'espère que vous avez aimé ce chapitre. Tout va un peu vite. Je n'ai pas pris le temps de décrire vraiment le cadre de la fac. Parce que franchement, la flemme et puis c'est un lieu qui n'aura pas d'importance dans l'histoire. Mais n'hésitez pas à me dire si vous trouvez que ça manque vraiment :)
Sur ce je vous dis à la semaine prochaine avec de l'action à nouveau et l'enlèvement de notre chère héroïne ! :)
Merci de vos lectures et de vos avis <3
Prenez bien soin de vous ! :)
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