Chapitre 36 : Paye ton compromis
Parmi les aléas des relations intimes, il existe parfois ce moment de gêne et de flottement où, après avoir brûlé les étapes, les partenaires consentants se rétractent et se recroquevillent comme des bernard-l'hermite en leur coquillage. Soit parce qu'elle aura laissé un souvenir honteux, soit parce qu'elle appelle à ne plus jamais se reproduire, il est d'ordinaire communément admis que l'expérience sera tue et emportée par les vagues de l'oublie.
Il peut s'agir d'un baiser précipité échangé à la hâte dans les toilettes d'un bar, d'une baise mollassonne après une consommation excessive de boisson euphorisante, ou, à la rigueur, d'un plan à trois entre amis dotés d'un esprit de camaraderie excessivement hardi et aventureux.
Inutile de préciser que Lily ne s'était jamais embarrassée de cette gêne qui précédait un rapprochement prématuré ou incongru. Elle eût donc beaucoup de mal à comprendre pourquoi un malheureux câlin, somme toute très chaste, sans mains baladeuses ou promesses salaces, exigeait d'être aussitôt expédié.
« Ça ne signifie rien. C'était la seule chose que j'ai trouvée pour te calmer. N'en parlons plus jamais. »
Bien sûr, Li-Bai ne l'avait pas formulé en ces termes. Il n'avait d'ailleurs rien dit. Mais quand elle lui avait sourit, encore au creux de ses bras, l'expression rancunière de ses yeux sombres et bridés, ainsi que son empressement à briser leur proximité, le lui avait clairement fait comprendre.
Contrastant avec l'immense chaleur de son étreinte, en trois secondes trente, il était redevenu cet homme au regard froid et aux traits sculptés dans le marbre.
Lily regrettait presque de ne pas avoir saisi l'occasion d'observer son visage pendant qu'il la tenait contre lui. Jusqu'à ce qu'elle réalise à quel point elle aurait pu être déçue.
Pour ce qu'elle en savait, il n'était pas impossible que son masque stoïque ne l'ait pas quitté un seul instant. Pire encore, peut-être qu'elle se serait heurté à une expression impatiente, constipée voire exaspérée, comme à chaque fois qu'elle le poussait à bout.
Du reste, qu'il ait aimé ou non n'enlevait rien à ce qu'elle avait ressentie : une sorte de plénitude mêlée à un sentiment de flottement et de sécurité, comme s'il l'avait entourée d'un cocon protecteur et apaisant.
L'expérience avait été étrange, inédite, et bien qu'innocente, particulièrement intense et agréable. Sans compter que l'odeur naturelle du tyran était probablement la plus attirante et la plus addictive qu'elle n'est jamais reniflée sur le corps d'un homme...
Sur l'instant, trop retournée par la quiétude qui avait anéanti sa colère, elle n'avait eu aucunes pensées déplacées. Mais désormais, elle réalisait à quel point elle en voulait plus. Plus de son contact, de sa chaleur, de sa sueur... Au point où bijoux lui lançait des appels lancinants et presque douloureux, comme un diamant brut ne réclamant qu'à être taillé, poli de part en part.
Circonspecte, elle se demanda soudain s'il était normal que Li-Bai lui fasse autant d'effet.
La haine pouvait-elle à ce point décupler l'attraction qu'il exerçait sur elle ? C'était forcément ça. Ou peut-être la privation prolongée de sexe et de contact physique ?
« Quoi d'autre sinon ? C'est pas comme si j'allais m'enticher de ce maniaque ! » conclut-elle, enfoncée dans le canapé, en se croquant les contours de l'ongle du pouce.
La voix profonde de Li-Bai la fit soudain sursauter :
- Lily, je t'ai posé une question.
- Hein, quoi ?
Bras croisés, il se dressa devant elle et répéta :
- Où est la clé ?
- Je vois pas de quoi tu parles, répondit-elle d'une innocence en carton-pâte. Quelle clé ?
- Celle qui t'a servi à t'échapper.
- Qu'est-ce qui te dit que je ne suis pas passée par la gouttière ou le balcon ?
Soutenant lourdement son regard, il ne chercha même pas à rentrer dans son jeu.
- Une seconde clé est la seule explication. Où est-elle ?
- Bien vu. Mais tu peux me dire pourquoi je te le dirais ?
Il haussa soudain un de ses épais sourcils, redessiné par la courbe de son impatience.
- Parce que je te le demande, fit-il avec plus d'autorité.
Peu pressée de se voir dépossédée du seul objet qui lui garantissait un accès à l'extérieur, Lily lui opposa un sourire rusé :
- Elle est actuellement entre mes seins. Et si tu la veux, tu vas devoir aller la chercher...
- Bù kě néng ! (impossible ! )
Devant sa réaction catégorique et attendue, elle se perdit en un rire de renarde mutine.
- Je savais que te refuserais. Dans ce cas tant pis pour toi. Je la garde.
Les lèvres du tyran tressaillirent, comme pour réprimer une grimace de contrariété.
- Arrête de jouer et donne-la-moi.
- Non. Pas envie.
Dans un soupir, il prit place à côté d'elle et lui rappela :
- On était d'accord. On doit tous les deux faire des efforts.
- Peut-être, mais en attendant, tes compromis je les attends toujours !
Li-Bai se tut, réfléchit un instant, et proposa finalement :
- D'accord. Obéis et je te laisse aller sur le balcon
- Vraiment ? Je croyais que c'était trop dangereux.
- J'aviserai.
La proposition semblait presque trop belle pour être vraie. Ce n'était certes pas aussi exaltant qu'une petite escapade, mais Lily se réjouissait à l'idée de pouvoir à nouveau sentir le vent frais caresser son visage.
- Tu promets ?
- Oui. Maintenant donne-moi cette clé.
Lily plongea la main dans son tee-shirt, extirpa l'objet qui logeait contre son coeur et le déposa, encore tout chaud, dans le creux de sa paume tendue. Li-Bai s'empressa de le ranger dans sa poche et se dirigea mystérieusement vers la chambre d'amis.
Très vite, il reparut, les bras chargés de vieux draps bariolés.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Reste-là et attends, répondit-il avant de disparaître derrière la baie vitrée.
Quelques minutes plus tard, pour la première fois, Lily passait religieusement la porte du balcon.
Le tyran lui avait tellement rabâché que l'accès lui était prohibé qu'elle se sentait presque comme une hérétique qui s'apprête à fouler une terre sacrée. Ce qui l'entourait ressemblait pourtant plus à une tente tzigane qu'à une église. Là où elle aurait normalement pu admirer le paysage urbain, sur toute la longueur de la rambarde, gonflés par le vent comme les voiles d'un bateau, se dressaient des pans de tissus multicolores.
On aurait dit l'intérieur d'une de ces cabanes que l'on battit avec des couvertures et des coussins pour faire plaisir aux gosses...
- Alors, ils sont très jolis ces draps à fleurs, mais j'espérais quand même pouvoir profiter un peu de la vue... se plaignit la jeune femme.
- Ce n'est pas tant pour t'empêcher de voir que pour empêcher que l'on te voit. L'important c'est de prendre l'air, tempéra Li-Bai en vérifiant la solidité des attaches de sa barrière d'étoffes flottantes.
Puis, il lui désigna la chaise de bureau qu'il avait installée dans un coin de l'espace. Quand elle y prit place, en véritable garde fou, il se tint devant elle, lui laissant le loisir d'observer son dos large et guindé.
Selon toute vraisemblance, l'air frais serait décidément l'unique chose dont Lily aurait le droit de profiter.
Désabusée, elle replia ses jambes contre sa poitrine et leva un regard saumâtre sur son protecteur.
« Arnaqueur ! » voulu-t-elle l'accuser. Mais plus raisonnablement, elle se contenta de grommeler :
- C'est pas vraiment l'idée que je me faisais d'un compromis...
- C'est ça ou rien, trancha le jeune officier par dessus son épaule.
- Quitte à rester là planté comme un piquet, tu pourrais au moins me faire face.
D'une raideur quasi militaire, Li-Bai pivota, dardant sur elle un regard plongeant.
Trop concentré à observer son petit visage boudeur, il se laissa surprendre quand elle écarta soudain les pans de sa veste.
- Wow, t'as carrément enfilé un gilet pare-balles ? s'exclama-t-elle en détaillant l'épais harnais noir qui recouvrait son torse.
- Mn.
- À quoi ça sert si on peut pas nous voir ?
- Avec des lunettes thermiques, ça reste possible.
Lily n'y aurait jamais pensé et elle se fit la remarque que l'expression « on n'est jamais trop prudent » avait probablement été inventée pour son garde du corps.
Elle comprenait maintenant pourquoi il tenait tant à se dresser devant elle.
Puis, elle réalisa soudain tous les efforts qu'il venait de déployer juste pour lui offrir l'occasion de respirer de l'air pur.
Plus que de profiter du vent hivernal, elle éprouvait un plaisir indéfinissable à imaginer le moment où il avait escaladé le balcon pour dresser les draps chamarrés. Et le savoir prêt à se faire tirer dessus, juste parce qu'elle ne voulait pas rester cloîtrée, manqua un instant de la faire culpabiliser.
Pour autant, elle n'avait pas peur. Ni pour elle, ni pour lui. Comme si, en plus d'être le garant de sa sécurité, Li-Bai était une sorte de surhomme indestructible et intouchable.
Détaillant sa silhouette d'un regard appréciateur, elle remarqua les deux flingues qui pendaient à son holster, épousant les lignes de son torse comme une mortelle extension de lui-même. Il y avait encore quelques semaines, ce simple détail l'aurait épouvanté. Désormais, sans qu'elle ne se l'explique, elle ne pouvait s'empêcher de trouver ça étrangement excitant...
- Dis, tu as d'autres armes planquées sur toi ?
- Mn... lui confirma-t-il en refermant pudiquement les pans de veste.
- Quoi par exemple ?
- ... deux couteaux et un taser.
Lily se demandait où est-ce qu'il pouvait bien dissimuler le reste de son armement, et en l'inspectant scrupuleusement, son attention se porta sur un tout autre type d'artillerie...
- Est-ce que là aussi tu portes une protection ? Une coque ou un truc dans le genre ?
Ce n'est que lorsqu'il la surprit à lorgner son entrejambe moulé dans son jogging que le jeune officier comprit de quoi elle parlait.
- Je suis sûre que non, poursuivit-elle d'un sourire pervers avant de statuer : Franchement, les mythes sur les Asiatiques ne te rendent vraiment pas justice...
Scandalisé, Li-Bai la saisit par le menton pour l'empêcher de mater ostensiblement le paisible mais généreux renflement qui se dessinait sous le tissu de son pantalon.
- Yin wei. Guǎ lián xiān chǐ* ! s'emporta-t-il, outré.
Ses yeux d'un noir orageux la sermonnèrent encore plus rudement, et face à sa mine furieuse, Lily se défendit :
- Eh détends-toi. C'était un compliment. Pas la peine d'être aussi prude. Franchement, des fois je me demande si t'a déjà trempé le biscuit...
Elle sentit les doigts de Li-Bai se crisper instantanément autour de son menton. Son visage se décomposa et la teinte empourprée qui se diffusa jusqu'à la pointe de ses oreilles se fit éminemment révélatrice.
La jeune femme écarquilla soudain les yeux avant de s'exclamer :
- Non ! Vraiment ? Li-Bai, est-ce que tu es encore...
En une fraction de seconde, il remonta sa main pour recouvrir sa bouche, l'obligeant de justesse à taire la révélation.
- Shǎo shuō (tais-toi)... l'implora-t-il sombrement.
Opiniâtre, elle se mit à gémir obstinément, à s'agiter et à agripper son poignet. Il pouvait sentir ses lèvres sournoises sourire et forcer contre sa paume, visiblement impatientes d'être libérées et de pouvoir le railler.
L'expression amusée de Lily et le souffle rieur qui s'échappait de ses narines ne firent qu'alimenter son irritation.
Impitoyable, il glissa son autre main derrière sa nuque pour raffermir sa prise. Il plongea son regard sévère et glaçant dans le sien pour bien lui faire comprendre qu'elle ne devait en aucun cas insister. Puis il attendit que la lueur malicieuse de ses yeux disparaisse.
Quand elle réalisa qu'il était résolu à la museler indéfiniment, elle le gratifia d'un air de chien battu et poussa de petites plaintes étouffées dans un effort désespéré d'implorer sa clémence.
- Un mot. Un seul. Et je jure que tu passeras la journée ligotée et bâillonnée. Compris ?
En l'entendant proférer cette menace d'une voix grave et autoritaire, la jeune femme frémit. Non de peur, mais d'excitation. Ça n'avait jamais été son domaine de prédilection, mais elle s'imaginait déjà devenir sa partenaire dans une étourdissante cession de bondage...
Avant de réaliser qu'un fantasme aussi sulfureux n'aurait, hélas, aucune chance de se concrétiser avec un homme encore vierge.
Le connaissant, la menace ne contenait aucun sous-entendu. Il se contenterait de la menotter quelque part avant de l'abandonner à son triste sort. Et même pour aller au bout de son vice et de sa curiosité, elle n'avait pas particulièrement envie d'être attachée toute la journée sans la promesse d'une compensation sexuelle...
Résignée, elle hocha docilement la tête pour lui prouver sa bonne volonté. Li-Bai lui lança un ultime regard d'avertissement et retira prudemment sa main de son visage.
Quand il la vit mordre ses lèvres purpurines pour y faire à nouveau circuler le sang, une pointe de désir chauffée à blanc lui piqua les reins. Sa contrariété se mêla aussitôt à un feu crépitant qui se propagea au creux de son ventre, et il se retrouva à prier pour que Lily garde ses jolies lèvres résolument closes.
L'indignation passée, il se maudissait d'avoir juré de la ligoter.
« Tais-toi. Par pitié. Ne m'oblige pas à tenir mes promesses » la supplia-t-il intérieurement.
Si là, maintenant, elle l'y forçait, il savait qu'il ne répondrait plus de rien.
Il était déjà assez contrarié qu'elle ait mit le doigt sur sa virginité, mais imaginer qu'elle le surprenne à s'exciter et à bander pendant qu'il la restreignait le mortifiait encore plus.
Finalement, devant toute la tension muette qui émanait de Li-Bai, et qu'elle attribuait à son énervement, Lily n'osa rien dire.
Ils restèrent à se regarder en chien de faïence, tous deux craignant de briser le silence dans lequel s'envolait petit à petit un fantasme commun, voué à ne jamais être assouvi ni même révélé.
* Guǎ lián xiān chǐ : malhonnête et sans vergogne / qui a ni honte ni pudeur
Je me demande si vous aviez vu venir le fait que Li-Bai est encore vierge ? ^^
Ce sera evoqué par la suite, mais je précise que contrairement à ce que pense Lily, ce n'est pas parce qu'il n'a encore jamais "trempé le biscuit" qu'il n'a aucune expérience dans ce domaine ;)
J'espère que ce chapitre vous a plu et je vous retrouve à la prochaine publication ^^
Prenez bien soin de vous <3
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