Chapitre 35 : Mise au point



Le soulagement que Li-Bai ressentit quand il s'empara de Lily fut aussi intense que fugace. Alors qu'elle se tordait contre lui en hurlant comme une martyre, la colère et l'exaspération supplantèrent l'apaisement et l'euphorie de l'avoir retrouvée.

Il mourrait d'envie de l'engueuler, mais sa gorge était trop sèche et sa respiration encore trop erratique. D'autant que la fustiger en public ne ferait qu'attirer davantage les regards indiscrets.

Le jeune officier scruta le parc pour s'assurer qu'aucun danger ne rodait aux alentours et bascula prestement la jeune femme sur son épaule.

Tout le long du trajet, Lily gaspilla ses derniers instants de liberté à se débattre comme une forcenée.

- Pose moi par terre sale brute ! Ton épaule me rentre dans le ventre ! T'as pas le droit de me malmener comme ça. C'est de la maltraitance !

Les quelques passants qui assistèrent à la scène, s'indignèrent du spectacle, se chuchotèrent quelques messes basses, mais n'osèrent certainement pas s'interposer.

Il n'était plus à ça près, mais qu'elle attire ainsi l'attention rajouta à l'indignation de Li-Bai.

La mâchoire si serrée qu'elle en devenait douloureuse, il ordonna d'une voix assassine :

- Ferme-là et reste tranquille !

Sa main se greffa plus solidement au bas du dos de Lily et il accéléra le pas pour regagner l'immeuble au plus vite.

Que ce soit dans l'ascenseur ou sur le palier, son indocile chargement se contorsionna et frétilla avec le désespoir d'un poisson hors de l'eau. Sans relâche, elle prenait appui contre les murs et poussait sur ses jambes, tant et si bien que Li-Bai manqua plusieurs fois de vaciller.

Passer la clé dans la serrure alors qu'elle gesticulait comme un asticot, devint très vite une épreuve de force et de précision.

Il n'avait jamais autant désiré restreindre ce corps rebelle et infatigable. L'idée n'était pas nouvelle, mais c'était la première fois qu'il éprouvait ce besoin urgent de la contraindre à l'immobilité et de lui passer toute envie de s'enfuir. Et plus elle s'acharnait, plus la tentation de la punir en lui liant poignets et chevilles grandissait...

Une fois à l'intérieur, il se contenta pourtant de la jeter sur le canapé. Il la laissa se dévêtir, ôter rageusement son manteau, son masque et son bonnet, mais quand elle voulut se soustraire à son regard courroucé, il fit barrage.

Par trois fois, elle essaya de se redresser et par trois fois, il la força à se rasseoir.

- Mais arrêtes putain ! À quoi tu joues ? Ça te suffit pas de m'avoir traînée jusqu'ici ? Laisse-moi retourner dans ma chambre ! hurla-t-elle en désespoir de cause.

Li-Bai la saisit par les épaules et la repoussa avec force et autorité contre le dossier. Ses doigts se plantèrent dans sa chair et son ton se fit plus sombre que les abysses :

- N'use pas plus de ma patience, Lily, où je jure que tu le regretteras.

- Tu crois que tu me fais peur ? Peu importe combien tu me détestes, toi et moi, on sait pertinemment que tu t'autoriseras jamais à lever la main sur moi !

Contrairement à ce qu'indiquait son ton rageur, elle n'osa pas réessayer de lui échapper. Il remarqua alors toute la difficulté qu'elle éprouvait à déglutir, et cru déceler toute la crainte qui logeait dans son regard vert et indomptable.

Il n'avait pas vraiment idée de l'image qu'il pouvait lui renvoyer, mais elle devait être assez effrayante pour qu'elle le croit sur le point de la frapper...

Dans une lourde respiration, il essaya de se calmer.

- L'idée ne m'a même jamais effleuré, se défendit-il d'un ton âpre. En revanche, ne crois pas que tu peux t'enfuir et t'en tirer sans une explication. Tu comptais aller où sans argent, sans plan et sans protection ?

- Je suis pas stupide, plaida-t-elle avec morgue. Mon but c'était pas de m'enfuir. Je comptais explorer le quartier et revenir !

- Tu as pris tous ces risques juste pour te balader ? s'étrangla Li-Bai. Est-ce que tu as seulement idée d'à quel point ta conduite est inconsidérée ? Tu tiens tant que ça à t'exposer au danger ?

- Oh arrête de dramatiser. J'ai été prudente...

Comment osait-elle parler de prudence !?

Hors de lui, Li-Bai la secoua, comme pour chasser sa mauvaise foi et la ramener à la réalité. Et au-delà de toute convenance, il approcha son visage à quelques centimètres du sien :

- Idiote ! gronda-t-il. Quelques minutes à l'extérieur valent la peine de risquer ta vie ?

Une vive décharge à l'entrejambe le força soudain à la relâcher. Estomaqué, il serra les dents et encaissa la douleur foudroyante qui remonta de ses parties jusque dans le creux de son ventre.

Non content de lui avoir administré un coup de genou droit dans les valseuses, Lily se releva et le choppa par le tee-shirt.

- Ma vie ? Quelle vie ? s'écria-t-elle d'une fureur égale à celle de son garde du corps. Rester enfermée ici et être la proie de tes règles stupides, c'est pas ce que j'appelle vivre. Autant crever !

Moins pour le mal qu'elle venait de lui infliger que pour ce qu'elle venait de dire, Li-Bai se figea, presque tétanisé.

- Tu ne penses pas ce que tu dis... souffla-t-il avec torpeur.

Un rire sec et presque déviant annonça la métamorphose hystérique :

- Tu crois ? Qui supporterait de jamais voir la lumière du jour. D'être coincée avec un maniaque du contrôle psychorigide tel que toi ! Non seulement tu me détestes, mais tu m'infantilises. Tu me refuses le moindre compromis. Et tu cherches jamais à te mettre à ma place. Tout ce que tu veux c'est que je t'obéisse au doigt et à l'œil. J'ai à peine l'impression de pouvoir respirer dans cet appart. Tu m'étouffes ! Alors oui, pour quelques miettes d'air frais et de liberté, je me moque des conséquences !

Cloué sur place, Li-Bai se statufia et l'observa douloureusement, comme crucifié par ses paroles effrayantes et par le fiel de sa voix méconnaissable.

Le feu de la colère dévorait son teint de porcelaine. Ses poings martelaient son torse sans relâche. Ses yeux se remplissaient de larmes qui ne tardèrent pas à noyer ses joues de pâles et humides sillons. Et quand enfin elle s'arrêta, sa bouche haletante s'ouvrit sur un silence entrecoupé d'une respiration chaotique.

Profitant de l'accalmie, Li-Bai tendit prudemment les paumes pour bercer les contours de son visage furieux et défait :

- Arrête... Ne pleure pas... l'implora-t-il d'une voix blanche.

À peine eut-il effleuré sa peau humide, qu'elle s'accrocha hargneusement à ses poignets avant de l'accabler d'une nouvelle salve d'opprobres :

- Je pleure pas ! C'est juste de la colère, d'accord ? Ma vie est un enfer et toi t'es comme Cerbère. Tu te dresses entre moi et tous les plaisirs de cette chienne de vie. Tu me sors par les yeux. Tu me rends dingue. Rien que te regarder me tord le ventre ! Et je sais même plus si j'ai envie de t'étriper ou de te baiser ! J'ignore à quel point tu me détestes, mais crois-moi, je te hais mille fois plus...

En cet instant, ce qui frappa le jeune homme, ce n'était ni sa colère, ni sa rancœur. Non. C'était les lignes paradoxales qui esquissaient son discours sans filtre. C'était son corps qui perdait peu à peu ses forces, tremblant face au sien. Sa tendre poitrine, pressée si fermement contre son torse qu'il avait la sensation qu'elle aspirait à se fondre en lui.

Sous la déclaration de haine, se cachait une toute autre confession. Il était bien placé pour le savoir. Au moins autant que l'enfermement, ce qui oppressait sa protégée, c'était la lourde contrariété d'un désir inassouvi.

Cette fois, quand elle fut forcée de reprendre sa respiration, Li-Bai n'hésita pas. D'un geste emporté, il l'enlaça étroitement. Elle essaya piteusement de se soustraire, mais il tint bon et la berça tendrement contre lui.

En seulement quelques secondes, les membres de sa protégée commencèrent à lui céder et à se rendre.

- T'es sourd ? Je te déteste... insista-t-elle, soudain plus fébrile entre ses bras.

Caressant le haut de son crâne d'une voix grave et calme, il lui répondit :

- D'accord. J'ai compris. Calme-toi maintenant.

Il n'en fallut pas plus pour qu'elle se laisse aller. Adorablement, elle entoura ses bras graciles autour de son torse, et s'ancra à lui comme à un pilier doté d'un pouvoir miraculeux. Un pouvoir capable de stabiliser à la fois son corps épuisé et ses émotions en déroute.

À mesure qu'elle s'abandonnait à lui, Li-Bai resserra son étreinte. Il entremêla ses doigts dans sa chevelure blonde, d'une finesse et d'une douceur infinies. En huma discrètement le parfum poudré et vanillé. Puis, il l'incita à blottir sa joue tout contre sa poitrine. Juste là où logeait cet organe qu'elle mettait si souvent au supplice, l'autorisant à écouter ce cœur trop réduit au silence, et dont la moindre pulsation, lourde et lancinante, lui était adressée.

Apaisée par la force tranquille de ses bras et la chaleur de son corps, sa protégée cessa finalement de sangloter. Sans le lâcher ni même le regarder, elle déclara soudain à mi-voix :

- Je retirerais pas ce que j'ai dit, mais dans le lot, il est pas impossible que j'ai débité quelques conneries...

- Lesquelles ?

- A vrai dire, je me souviens plus exactement de tout. Je me suis laissée emporter...

Li-Bai, lui, se souvenait très distinctement de chaque mot. Et autant il ne lui en tenait pas rigueur, autant il y avait une chose qu'il entendait mettre au clair :

- Tu as le droit d'être en colère. De craquer. De me détester. Mais je veux que tu me répondes sérieusement. Est-ce que tu as réellement envie de mourir ?

Il la sentit hausser les épaules et après un court moment d'hésitation qui lui sembla intolérable, elle trancha avec détachement :

- Non... pas vraiment.

Cette réponse, bien que rassurante, ne lui suffisait pas.

- Comment ça « pas vraiment » ? insista-t-il en s'efforçant de conserver une voix neutre.

Elle aurait pu refuser de s'étendre sur un sujet aussi intime et délicat. Mais comme à son habitude, elle se montra honnête et décomplexée, lui dévoilant sans aucun fard l'état des lieux de son intériorité tourmentée:

- Il m'arrive parfois d'y penser. Comme à une ultime échappatoire. Mais ça ne dure jamais. Dans le fond, la mort me fait plus peur que la souffrance. Parce que la souffrance, elle va, elle vient, elle peut parfois se chasser ou s'apprivoiser. Mais la mort, elle me paraît trop abyssale, trop noire... Je sais pas si c'est de la lâcheté ou de l'instinct de survie, mais je préfère encore le gris de la vie.

- .....

Li-Bai ne trouva rien à répondre, mais ses membres parlèrent pour lui. Ses bras raffermirent leur prise autour de sa taille menue et ses lèvres effleurèrent le haut de son petit crâne d'un lourd soupir de soulagement.

- T'as vraiment cru que j'étais sérieuse quand j'ai dit que je voulais crever ? l'interrogea-t-elle alors que sa bouche se mouvait, enfouie contre son tee-shirt qui amoindrissait le son de voix.

- Je voulais savoir si à tes frasques inconscientes, je devais aussi ajouter des tendances suicidaires. Je suis rassuré que ce ne soit pas le cas. Et tu devrais l'être aussi.

- Pourquoi ?

- Parce que j'aurais dû être encore plus vigilant et restrictif. Ma mission c'est de te protéger, y compris de toi-même. Peu importe que tu te sentes bridée ou que ça t'étouffe. Mon seul objectif, c'est de te garder en vie.

- C'est comme ça que tu te justifies de m'opprimer ? C'est pas un peu facile ?

Un rien boudeuses, ces questions étaient pourtant dépourvues de ressentiment ou d'amertume. Et Li-Bai s'étonna que leur sujet de conversation n'entache ni le calme de leurs voix, ni l'harmonie de leurs corps, toujours immobiles et serrés l'un contre l'autre. Comme si leur étreinte suffisait à les enfermer dans une bulle de sérénité qui leur permettait pour la première fois de communiquer sans animosité.

- Non, avoua-t-il finalement. C'est tout sauf facile. Restreindre tes libertés est une obligation, pas un plaisir.

Il ne mentait pas. Il ressentait de la satisfaction, oui. Celle de la savoir sous sa garde, dans ses bras, en sécurité. Pour autant, il était le premier à déplorer qu'elle puisse souffrir de sa surveillance exacerbée.

Plusieurs fois, Lily l'avait accusé d'être un maniaque du contrôle. Elle avait raison.

Li-Bai savait que son naturel impérieux avait quelque chose de maladif. Paradoxalement, son travail lui permettait de canaliser cette obsession de tout contrôler. Parce-qu'il était souvent confronté à des missions dangereuses, imprévisibles ou aléatoires, il avait appris à composer avec le malaise et le sentiment d'impuissance. Et c'était là que ses travers se mettaient au service de son devoir, l'obligeant chaque fois à trouver le moyen de récupérer l'ascendant sur tout type de situation. Son pire défaut le rendait redoutablement compétent. Ses méthodes avaient fait leurs preuves. Elles étaient certes plus extrêmes, mais aussi bien plus efficaces.

Il venait pourtant de réaliser qu'avec Lily, sa rigueur pouvait s'avérer contre-productive. Plus il cherchait à la contrôler, plus elle se rebellait. Et plus elle se rebellait, plus il perdait le contrôle...

Pour la bonne marche des opérations et pour la sûreté de leur état émotionnel à tous les deux, il était grand temps de poser les bases d'une entente mutuelle.

Dans un soupir, Li-Bai passa le plat de sa main le long du dos de sa protégée, comme pour l'apaiser par avance.

- Tant que nos missions ne seront pas terminées, je continuerais de t'opprimer. Il va falloir t'y habituer.

Il la sentit se raidir et sa grimace s'imprima dans son tee-shirt, puis il s'empressa d'ajouter :

- Mais, dans la mesure du possible, j'essayerais de faire quelques compromis.

À cette annonce inespérée, elle leva la tête et posa sur lui ses grands yeux verts et pétillants :

- Des compromis ? Lesquels ?

- Je vais y réfléchir.

Et là, sans doute pour la première fois, elle lui sourit. Pour de vrai. Pas d'un sourire moqueur ou provocant, mais sincère, qui adoucissait ses traits angéliques et laissait entrevoir la blancheur de ses petites dents. Un sourire qui aurait pu passer pour engageant ou rassurant, s'il n'avait pas été de ceux que l'on rêve d'engloutir et pour lesquels on n'hésite pas à se damner jusqu'à la moelle...





C'était un chapitre un peu long, mais je suis contente de leur avoir enfin donner une petite occasion de se rapprocher. J'espère que vous avez aimé ce moment :)

Reste maintenant à savoir si les deux seront capables de faire des efforts sur la durée ^^'

Merci de vos lectures et de vos précieux avis:)

Prenez bien soin de vous <3


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