Chapitre 34 : De l'air (2)


Le lendemain, Cheng et Guo partirent pour la nécropole impériale avant l'aube.

Li-Bai se leva tôt.

Pour réveiller ses membres appesantis par une nuit bordée d'introspection et d'insomnie, il s'exerça. Une heure de shadow à boxer contre les ombres l'aida à recentrer son énergie. L'esprit libre et le corps revitalisé, il se rendit dans la cuisine et élabora le petit déjeuner. Un consistant porridge de riz pour lui et des baozis sucrés aux graines de sésame pour Lily.

À neuf heures passées, sa protégée n'avait pas encore pointé le bout de son nez. Il se demanda si elle dormait encore ou bien si elle refusait sciemment de se lever en signe de protestation. Après l'échange désastreux de la veille, il éprouvait quelques scrupules à la tirer du lit. Pour autant, vu que les nuits blanches et le manque de sommeil avaient tendance à ravager ses humeurs, il était résolu à ne pas la laisser prendre un rythme décalé.

Doucement, il frappa trois coups à la porte de sa chambre. Contre toute attente, après quelques secondes, elle lui ouvrit, déjà habillée et postée de pied ferme dans l'encadrement.

- Bouge, grommela-t-elle en forçant le passage.

Sans un mot, à bonne distance, il la suivit jusqu'à la cuisine.

Bien que tout soit en évidence à sa place attitrée, elle ignora le copieux petit déjeuner traditionnel et préféra fouiller dans les placards pour y piocher un bol et un paquet de céréales.

Il se souvenait de l'insistance avec laquelle elle avait harcelé Cheng pour qu'il les rajoute à la liste de courses, lui rabâchant à quel point les produits occidentaux lui manquaient.

Pourtant, c'était la première fois qu'elle en éventrait le carton.

Si ça avait été un matin comme les autres, Li-Bai aurait insisté pour qu'elle goûte ce qu'il lui avait préparé. Et après quelques bouchées, comme à chaque fois, les délicieuses saveurs asiatiques auraient finit par séduire ses papilles. Mais cette matinée était différente. Il ne se sentait pas la légitimité de lui ordonner quoi que ce soit, et il savait que, par pure rancune, elle aurait refusé de l'écouter.

Lily se versa une pluie de céréales multicolores, non sans laisser quelques petites étoiles s'égarer sur la voie lactée de la toile cirée. Baillant à s'en décrocher la mâchoire, elle inspecta le contenu du frigo et fronça les sourcils :

- J'en peux plus de ce truc imbuvable au soja que vous osez appeler du « lait », pesta-t-elle en regardant son garde du corps comme s'il était responsable du génocide de la race bovine. Dis au Puppy boy d'en rapporter du vrai !

- Mn.

Même pour des banalités réclamées d'un ton acide, il se sentait soulagé qu'elle daigne lui adresser la parole.

Pour satisfaire à sa demande, il tapa rapidement le message à l'intention de Cheng.

Quand il releva les yeux, il remarqua que la jeune professeure le fixait mauvaisement depuis la table.

- T'as vraiment une sale tête. finit-elle par déclarer entre deux énormes bouchées de céréales croustillantes. Je sais pas ce qui est le pire, tes cheveux en pétard ou tes cernes de trois kilomètres.

Dardant sur elle un long regard qui passait au crible les indices de sa propre apparence négligée, il haussa un sourcil :

- Ce qui vaut pour moi vaut aussi pour toi.

- Justement. Comment tu veux que je respecte tes règles à la con si toi-même tu les appliques plus. Je croyais que « monsieur parfait » devait montrer l'exemple.

Li-Bai ne répondit rien. Son silence prouvait qu'elle marquait un point. Le message était clair : charité bien ordonnée commence par soi-même, et il ne pouvait qu'adhérer.

Quand il se détourna pour quitter la pièce, elle lui demanda :

- Hé, tu vas où comme ça ?

- Me laver. Et suivant ta logique, quand je reviendrai, tu devras en faire autant, l'informa-t-il par-dessus son épaule.

Dès que Lily entendit la porte de la salle de bain se refermer, elle sauta de sa chaise.

« Le manque de sommeil lui réussit pas. C'était presque trop facile. »

Discrètement, la jeune femme regagna sa chambre.

Hier, la dispute qui avait éclatée entre elle le tyran avait arrosé la graine d'insurrection qui sommeillait en elle. Comble de l'ironie, après lui avoir ôté tout espoir de quitter l'appartement, il avait été se balader au clair de lune. Qu'à cela ne tienne, ce matin, elle s'était fixé rendez-vous avec le soleil.

Libérée de l'extrême vigilance de Li-Bai, la grande évasion pouvait maintenant commencer !

Même excitée à l'idée de tenter le diable, elle entendait bien faire preuve d'un maximum de prudence. Aussi, elle dissimula l'ensemble de sa chevelure blonde sous un grand bonnet noir, entoura sa mince silhouette d'un très long manteau et cacha son visage derrière un masque chirurgical.

Une fois enterrée dans les vêtements qui préserveraient son identité, elle se munit du précieux double des clés de l'appartement.

Depuis le premier jour, elle les avait tenues, bien cachées, après les avoir découvertes par hasard en fouillant la penderie de Lan.

Au départ elle s'était imaginé s'en servir pour s'enfuir, mais l'appel du devoir lui avait très vite fait abandonner l'idée. Sans compter que seule et sans le sous dans ce vaste pays où elle était recherchée, elle n'aurait de toute façon pas donné cher de sa peau.

En revanche, utiliser la clé pour prouver au tyran qu'elle jouissait encore d'un libre arbitre, ça elle n'allait pas s'en priver. Si elle voulait revoir la lumière du jour et profiter rien qu'une petite heure d'un semblant de liberté, c'était maintenant ou jamais.

Sur la pointe des pieds, elle longea le couloir. En passant devant la salle de bain, elle ne put réprimer un rictus satisfait.

« Tu vas voir que je t'ai pas encore donné de vraies bonnes raisons de me détester. Je payerais cher pour voir ta tronche quand tu pigeras que je suis partie. »

Elle se délectait d'imaginer son visage polaire perdre sa contenance légendaire. Et à aucun moment elle ne songea aux risques ou aux conséquences de sa petite entreprise. Seul importait cet élan primesautier qui la poussait vers un semblant d'autonomie et de liberté retrouvée.

Alors qu'elle déverrouillait silencieusement la porte de sa prison, son cœur se gonfla dans sa poitrine sous l'impulsion d'une délectable excitation.

Le palier franchit, le vertige de l'interdit s'empara de son corps. Dopée à l'adrénaline, d'un pas vif et aérien, elle se hâta de descendre les huit étages qui la séparaient du monde extérieur. Arrivée à la sortie de l'immeuble, devant les portes vitrifiées qui donnaient sur le parking, de petits frissons d'impatiences lui caressèrent l'épiderme. Le soleil l'éblouissait, mais elle le regarda dans les yeux alors que ses pâles rayons lui tendaient les bras.

Extatique, elle passa les portes. Inspira l'air vivifiant à plein poumons. Et comme mue par le besoin de jouir d'un mouvement perpétuel, elle marcha droit devant elle, se laissant porter par le vent hivernal qui secouait les hautes cimes des arbres d'un petit parc adjacent.


Quelques instants plus tard, Li-Bai sortait de la salle de bain. Épongeant ses cheveux dans une large serviette, il alla directement dans la chambre d'amis où se trouvait l'armement qui achèverait de compléter sa tenue quotidienne. Comme chaque matin, il ceintura deux lames aiguisées dans le prolongement de ses mollets. Tandis qu'il enfilait son holster autour de sa poitrine, son intuition l'obligea à se hâter.

Il avait le sentiment que l'appartement était soudain devenu bien trop silencieux.

Dans la précipitation, il flanqua ses deux QSZ-92 contre ses côtes et les dissimula sous une veste noire avant de sortir de la pièce.

Il se rendit d'abord dans la cuisine. Sa protégée ne s'y trouvait pas. Mais son bol de céréales, encore à moitié plein, ainsi que la position de sa chaise, laissaient suggérer qu'elle s'était levé dans la précipitation.

En un temps-record, il fit le tour de l'appartement et du se rendre à l'évidence : Lily manquait à l'appel.

« Elle s'est enfuie ! »

Il plongea la main dans la poche de son jogging et s'assura qu'il possédait toujours l'unique jeu de clés.

« Non. Comment aurait-elle pu ? Elle n'a quand même pas été enlevée ? »

Il se mit en quête de la moindre trace d'effraction. Mais la porte était résolument verrouillée, les fenêtres toujours fermées et barricadées...

« Impossible. Ça n'a pas de sens. Où est-elle ? »

Un instant, il se demanda si elle était assez puérile pour avoir initié une partie de cache-cache...

Il l'appela, lui ordonna d'arrêter ses enfantillages. Mais dans le silence pesant de l'appartement, seul lui répondit l'écho de sa propre voix anormalement inquiète et courroucée.

Il la chercha dans chaque recoin, sous les lits et dans les placards.

Toujours rien.

Dans un dernier espoir, il se précipita sur le balcon pour n'y trouver que du vent, de l'air et du vide. Un vide qui se fraya dans ses poumons pour faucher sa respiration.

Lily s'était volatilisé. Et où qu'elle puisse être, c'était comme si elle avait emporté une partie de sa raison avec elle. Sa jauge de patience réduite à son minimum et sa jauge d'inquiétude prête à exploser, il se laissa momentanément submerger par l'angoisse.

Avant toute chose, il devait retrouver son sang-froid. Réfléchir. Analyser. Observer.

« Si elle n'est pas ici, elle est forcément dehors, quelque part... Enfuie ? Enlevée ? Assassinée ? Suicidée ? »

La partie analytique de son cerveau lui présentait toutes sortes d'hypothèses. Des scénarios catastrophes qui allaient du moins dommageable au plus intolérable. Et devant l'horreur de ce qu'il imaginait, il devait s'obliger à brider la part émotive de son cortex cérébral qui menaçait de faire éclater son cœur dans sa poitrine.

Appuyé à la rambarde, il se pencha pour scruter anxieusement les alentours, craignant d'y découvrir des traces de pneus, des individus suspects, ou le corps disloqué de Lily baignant dans une mare de sang...

À part quelques quidams, il ne trouva aucune trace de la jeune femme, pas l'ombre d'un indice sur l'ensemble du parking. Puis, quand son regard désespéré se perdit au loin, il la vit. Cette petite silhouette suspecte et emmitouflée qui arpentait le parc.

« Même taille. Même démarche vive et insouciante. Soixante pour cent de chances que ce soit elle ! » observa-t-il dans un brusque regain d'espérance.

C'était largement assez pour qu'il se résolve à la rattraper avant qu'elle ne devienne plus qu'un point noir dans son champ de vision.

Traversé par un éclair d'urgence, il escalada la rambarde. Plus souple que le vent, il soumit son corps au vide et de balcons en balcons, il descendit toute la hauteur vertigineuse de l'immeuble.

Après avoir atterri lestement sur le bitume, il tapa le sprint de sa vie. Et tout ce qu'il avait emmagasiné de tension et d'épinéphrine, lui prodigua assez d'énergie pour battre tous les records de vitesse.

Pas un instant ses yeux ne quittèrent la lointaine silhouette qu'il poursuivait.

Arrivé à l'orée du parc, il trouva l'endurance nécessaire pour ignorer le feu qui lui sciait les jambes et lui incendiait les bronches. Plus il avançait, plus il sentait dans ses os et dans sa chair qu'il se rapprochait de Lily. Et malgré son souffle en perdition, cette assurance lui permit d'accélérer encore ses amples foulées.

À trente mètres, sa cible, plus distincte que jamais, se retourna au son de sa course effrénée.

Ça ne dura qu'un instant, juste le temps qu'elle le regarde avec des yeux exorbités et ne prenne ses jambes à son cou comme si le diable était à ses trousses. Mais même de loin, même perdue à l'ombre d'un masque et d'une ample capuche, il l'avait reconnue :

L'infernale et obsédante couleur du jade. Désormais en train d'essayer de le semer.

En se démenant pour rivaliser de vitesse contre lui, elle se montra bien plus rapide qu'il ne l'aurait soupçonné. Mais rien n'aurait su l'empêcher de la rattraper.

« Tu peux toujours courir, Lily. Tu ne m'échapperas pas. Plus jamais ! » se jura-t-il alors que l'écart entre eux se réduisait drastiquement.

« Plus que dix mètres ! »

La talonnant de près, il tendit le bras...

« Trois... deux... un ! »

... et le referma brusquement autour d'elle.

« Je te tiens ! »





Finalement Lily n'aura pas profité de sa petite balade bien longtemps ^^'

La confrontation risque d'être assez houleuse, nos deux héros vont-ils s'étriper ou bien trouveront-ils le moyen de s'expliquer ? 

La suite au prochain chapitre :)

En attendant merci à vous de me lire et prenez bien soin de vous <3

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