Chapitre 30 : Comment calmer un dragon


Alors que débutait la troisième semaine de captivité de Lily, la jeune femme cessa en effet de tourner autour de Li-Bai. Elle cessa même tout simplement de le calculer, ne lui offrant pas plus de considération que s'il avait été un fantôme dont les moindres mots sonnaient comme de nuisibles imprécations.

Le directeur du 10ème bureau avait commencé à montrer des signes d'impatience et à remettre en question ses compétences linguistiques. Il avait même été jusqu'à menacer de lui retirer ses précieuses gerbilles si elle ne mettait pas plus de coeur à l'ouvrage. 

Il n'en avait pas fallu plus pour qu'elle redouble d'efforts et se consacre corps et âme à ses recherches.

Même s'il n'avait plus à supporter son petit jeu de séduction, le jeune officier n'en finissait pas de s'inquiéter pour elle. Au quotidien, il pouvait voir combien la pression qu'elle s'infligeait lui était nuisible. Et il culpabilisait de lui avoir lui aussi reproché son manque de résultats.

D'humeur maussade et renfermée, elle ne parlait à personne, ne finissait pas ses repas et arborait constamment un pli soucieux et concentré au milieu du front. Sa consommation encore plus excessive de cigarette ternissait son teint et la faisait tousser. De grandes cernes venaient ronger l'éclat de ses yeux et il craignait que, bien qu'elle respecte le couvre-feu, elle ne passe ses nuits à cogiter plutôt qu'à s'accorder un repos salvateur. À ce stade, même le tai-chi n'y faisait rien, principalement parce qu'en journée, il lui arrivait de dormir debout ou d'afficher cet air détaché et évanescent qui la rattachait au poids de ses responsabilités.

Bien que préoccupé par son état général, il demeurait totalement impuissant. Chaque fois qu'il la voyait déambuler dans l'appartement comme un zombie, il se sentait irrité et démuni. Il aurait souhaité avoir le pouvoir de lui redonner énergie, force et courage, mais son introversion, autant que la nature tendancieuse de leur relation, lui interdisaient tout élan de réconfort. Néanmoins, il s'évertuait envers et contre tout à maintenir autour d'elle un semblant d'ordre et de règles.

Même Cheng ne parvenait pas à la distraire et à lui redonner le sourire. Peu importait ce qu'il lui disait, que ce soit pour raviver son humeur taquine ou pour essayer de la rassurer, elle se contentait d'acquiescer mollement sans l'écouter vraiment.

Il n'y avait bien qu'à McLeod et Elizabeth qu'elle dégnait parler. Par ailleurs, elle avait continué de s'occuper d'eux avec beaucoup de soin et d'attention. Pour ce qui était de sa propre santé, on ne pouvait malheureusement pas en dire autant... 

Au bout de trois jours d'indifférence, d'irascibilité et de repli, elle avait commencé à négliger plus sérieusement son hygiène de vie, mangeant de moins en moins et rechignant à se laver. 

Jusque-là, en raison du mal qu'elle se donnait, Li-Bai s'était montré relativement patient et permissif sur de menus écarts. Mais si la ménager l'autorisait à s'enliser dans un état obsessionnel et dépressif, il était grand temps de réagir. Il préférait encore sévir et prendre le risque de la brusquer plutôt que de la voir sombrer dans l'apathie.

Quand il frappa à sa porte, seul lui répondit un flot de cris gutturaux porté par une musique infernale et assourdissante. L'impudente avait sciemment augmenté le volume de ses enceintes pour signifier qu'elle voulait qu'on lui foute la paix.

« Comment peut-elle seulement s'entendre penser sous ces cris de déments ? »

Prenant une profonde inspiration, Li-Bai s'arma d'indulgence avant de pénétrer dans la chambre.

Quand il ouvrit la porte, un énorme nuage de fumée nauséabonde lui sauta à la gorge et lui piqua les yeux. On se serait presque cru dans l'antre cancéreux d'un dragon moribond. Parmi cette orgie de tabac, ce fut à peine s'il parvint à discerner le corps de la jeune femme, prostrée à même le sol dans une transe si obscure qu'il avait avait du mal à déterminer si elle était d'ordre intellectuelle ou satanique. 

Un nombre conséquent de dictionnaires l'entourait comme un cercle rituel et son cendrier débordant semblait faire figure d'encensoir.

- Tu ne t'es pas lavée aujourd'hui, lui fit-il remarquer après avoir baissé le volume de ses enceintes hantées par des rugissements diaboliques. 

Indifférente, elle ne daigna même pas lui répondre ou lui adresser un seul regard quand il l'approcha d'un pas leste et prudent. En revanche, lorsqu'il manqua de piétiner ses notes éparpillées, la créature farouche l'avertit d'une voix rauque et éraillée :

- Fais gaffe à mes feuillets. Et pour ce qui est de me laver, je verrais ça plus tard. Maintenant, du balai.

Sur ce, elle écrasa sa cigarette en bousculant un monticule de cendre qui dégringola sur la moquette.

- Tu en as fumé combien aujourd'hui ?

- Tu crois vraiment que j'ai que ça à faire que de les compter ? Les mégots sont là. Fais-toi plaisir si ça te chante. Tiens, et tu ajouteras celle-là, grommela-t-elle en rallumant aussi sec une énième cigarette.

- Repose ça. C'est déjà irrespirable ici.

- J'aurais bien ouvert la fenêtre, mais y'a trois idiots qu'ont eu la bonne idée de la condamner.

Poussant un lourd soupir, Li-Bai lui tendit la main avec autant de fermeté que d'impatience.

- Lève-toi. J'ouvrirai le temps que tu prennes ta douche.

D'un regard dédaigneux sur sa paume ouverte, Lily s'exaspéra :

- Tu vas me pomper l'air encore longtemps ?

- Jusqu'à ce que tu arrêtes de te ruiner la santé et que tu ailles te laver, rétorqua-t-il en se penchant pour lui ôter sa cigarette des lèvres et l'éteindre sans autre forme de procès.

- Pour qui tu te prends ? cria-t-elle excédée en lui arrachant le cendrier des mains, prête à lui lancer le contenu à la figure.

C'était sans compter sur l'agilité sans failles du jeune officier qui l'arrêta dans son élan rageur. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'était qu'en repoussant sa main, les cendres finiraient par se retourner contre Lily comme un boomerang.

Interdite, elle fixa l'ampleur des dégâts : ses notes recouvertes de mégots et son tee-shirt maculé de résidus carbonisés. La tête basse, le visage dissimulé à l'ombre de ses cheveux emmêlés, elle se redressa dans une posture menaçante, soulevant autour d'elle des volutes de poussière grisâtre. Et d'une voix basse et rauque, elle l'avertit :

- Li-Bai, espèce d'enfoiré... c'est toi que je vais fumer !

Sans autre préambule, elle se jeta sur lui. D'un bond, elle lui sauta à la gorge, et profitant de sa surprise, elle parvint à l'emporter au sol. Allongée sur son torse, d'une main trop petite pour la tâche qu'elle ambitionnait, elle enserra le cou du tyran, et de l'autre, elle lui tira les cheveux.

Immobile et impassible, Li-Bai se contenta de subir son assaut. 

Il n'éprouvait aucune colère, aucune rancune pour ce qu'elle lui infligeait. Même si elle y déployait beaucoup de hargne, elle était à mille lieues de le mettre en péril. Si elle avait vraiment voulu le blesser, elle l'aurait frappé à coup de poing, l'aurait griffé ou même mordu à sang, mais au lieu de ça, elle le malmenait comme l'aurait fait une enfant dans une cour d'école primaire.

En vérité, il n'était pas étonné qu'elle ait fini par craquer et il lui pardonnait.

Il aurait même consenti à lui servir encore un peu de défouloir s'il n'avait pas eu une conscience si aigu de son corps svelte et furibond, étalé sur le sien.

Le contact sauvage et agressif de sa protégée le soumit à une brusque montée d'hormones. Le maniaque en lui se moquait bien qu'elle sente la cendre et la sueur car l'homme qu'il était ne rêvait que d'une chose : renverser l'étouffante proximité de Lily, la basculer sous lui et l'épingler sur le sol à la seule force de ses mains et de ses lèvres.  

 Aussi, avant de se résoudre à la contraindre dans une prise de soumission, il prit une profonde inspiration et se borna à contredire ses pulsions.

Quand il se sentit assez confiant, il resserra ses mains autour de la taille de la jeune femme et se releva en l'emportant avec lui. Remis sur pieds, il se dressa derrière elle et attrapa ses poignets. D'un geste ferme, il l'obligea à croiser les bras sous la poitrine et la plaqua contre lui pour lui interdire toute dérobade.

- Qu'est-ce que tu fais ? Lâche-moi !

Il ignora ses vaines contorsions et fit tomber sur elle un souffle bas et contenu :

- Calme-toi. Tu es à cran. Tu as besoin de te détendre.

Étrangement, ses paroles, ou peut-être sa prise imparable, semblèrent l'apaiser. Très rapidement, les membres de Lily cessèrent de lutter. Son dos était encore secoué par une respiration agitée, mais de seconde en seconde, il la sentait devenir de plus en plus molle et lascive.

La manière dont elle se moulait contre lui fut une révélation : elle était faite pour reposer entre ses bras. Pourtant, si le corps de la jeune femme semblait miraculeusement adhérer à l'évidence en s'abandonnant à son contact, sa tête refusait de se laisser aller à la troublante harmonie de leur étreinte :

- Tu comprends pas que ce dont j'ai vraiment besoin, c'est de trouver la clé de cette putain d'énigme. Et ce qui m'aiderait, ce serait que tu me foutes la paix. À chaque fois que je suis concentrée, que je crois tenir une piste, tu fais irruption avec tes inepties : « Mange », « Couvre-toi », « éteins la lumière », « Dors ». Comme si ça suffisait pas d'être enfermée ici, je dois te supporter à longueur de journée. Tu me sors par les yeux !

Li-Bai se surprit à ressentir un léger pincement, comme si elle venait de lui piquer le cœur avec un cure-dent. 

Pourquoi refusait-elle obstinément de voir que les règles et la discipline se faisaient garantes de son bien-être ?

Involontairement, il resserra plus fort ses bras autour d'elle et lui répondit avec fermeté :

- J'essaye de t'obliger à garder un rythme sain. Que ça te plaise ou non, je continuerai. Maintenant tu vas aller te laver.

Lily tiqua, puis elle appuya l'arrière de son crâne contre son torse pour lui renvoyer un sourire duplice, entre défiance et langueur :

- Tu lâches jamais l'affaire, hein ? Si je refuse il se passe quoi ? Tu vas t'enfermer avec moi sous la douche ?

- Ne dis pas n'importe quoi ! s'offusqua le jeune officier.

- Oh mais je suis très sérieuse. J'irais me laver seulement si tu viens avec moi. Si ta mission c'est de veiller sur mon corps, montre-moi donc à quel point tu es dévoué...

Soucieuse d'accentuer toute l'ambiguïté de ses paroles, cette renarde initia d'infimes appels de bassin pour appuyer mollement ses fesses contre Li-Bai.

Le balancement léger et sensuel qui venait doucement frotter le haut de ses cuisses manqua de lui couper la respiration. L'ensemble de ses membres se raidit et ses poumons se vidèrent de leur air, évacuant par la même occasion toute sa patience.

- Yin wei... souffla-t-il entre ses dents avant de la balancer sur son épaule comme un vulgaire sac de riz.

Alors qu'elle s'esclaffait dans son dos, il l'emporta jusqu'à la salle de bain, la déposa à l'intérieur de la pièce et lui claqua la porte au nez. 

D'une voix forte, pleine de contrariété, il la prévint :

- Je t'ouvrirai quand tu auras fini et que tu auras retrouvé tes esprits.

Derrière le battant, il l'entendit minauder, à la fois suave et plaintive :

- Que tu es cruel Li-Bai, comment je vais faire toute seule ? Je penserais bien fort à toi...

Appuyé contre le mur, la main sécurisant la poignée, le jeune homme entendit finalement le bruit de la pomme de douche. Et malgré un état de nerfs avancé, il lutta pour ne pas imaginer cette peste de Lily se glisser sous l'eau chaude et chuchoter son nom du bout des lèvres, telle une sirène chantant à la gloire du naufrage de ses sens.

Du plat de la paume, il se frappa le front, et Dieu merci, cela suffit pour que ses pensées inconvenantes éclatent comme une bulle de savon.

Au final, à côté de la harceleuse sexuelle, il regrettait presque le dragon dépressif et furibond.




Bon, et bien il semblerait que pour calmer un dragon comme Lily, il suffise de lui faire un petit calin ;) !

J'espère que ce chapitre et ce petit rapprochement physique vous aura plu ^^

Et comme ça n'a que trop trainer, promis à la prochaine publication je fais avancer mon histoire d'énigme :)

Merci de vos lectures et prenez bien soin de vous <3

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