Chapitre 2 : Le Yin
London. Quartier de Camden town. Pub « La scie sauteuse ». 00h57
« Fermeté et dignité ». Deux mots invariablement contraires aux principes de Lily Mcloughlin. Si tant est que la jeune femme en ait jamais eu.
Elle avait certes des limites. Bien que peu en vérité. Mais au regard de sa vie et de ses actes, si elle avait dû se forger un credo, cela aurait pu se résumer en trois phrases : « Satisfais ta curiosité. Moque-toi des conséquences. Et suis la voie de l'auto-destruction en attendant de crever comme tout le monde. »
Nihiliste dans l'âme, cette jeune enseignante chercheuse n'en aimait pas moins les quelques rares plaisirs que la vie avait à offrir. Des plaisirs qu'elle rangeait quasi systématiquement dans cet ordre : les énigmes linguistiques, le sexe, les musiques extrêmes, la cigarette et ponctuellement la drogue.
C'était pour elle une habitude de traîner le soir venu dans le quartier de Camden Town, ce haut lieu de Londres où convergeait l'ensemble des cultures alternatives. Avec ses bâtiments hauts en couleurs, ses établissements à l'âme et à la devanture punko-gothique, le district avait de quoi ravir sa nature extravagante et son goût pour la musique du diable.
Ce soir-là, à « la scie sauteuse », l'ambiance était chaleureuse et aussi électrique que le son des guitares saturées. Les effluves singulières de bière et de sueur embaumaient la salle du bar aux allures de taverne. Le bruit métallique et assourdissant qui provenait de la scène rappelait bel et bien celui d'un outil de chantier et se répercutait avec une énergie aussi violente que dissonante contre les murs de briques rouges.
Dans le public, se distinguaient une tripotée d'étudiants assoiffés et un bataillon de cuirs cloutés, arborant des écussons à la gloire des meilleurs groupes rocks, agitant crêtes et longs cheveux au rythme saccadé des cris du chanteur à la voix éraillée.
Parmi cette foule en ébullition, plus fixement ancrée au comptoir qu'un clou rouillé dans du vieux bois, la professeure Lily Mcloughlin enchaînait son dixième shot de whisky écossais sous le regard admiratif de ses étudiants de fac.
— Alors la jeunesse, elle est passée où votre descente ? Une fin de semestre ça se fête, non ?
— Madame Mclouglin, vous êtes sûre que vous allez pouvoir rentrer chez vous ce soir ?
— Bien sûr ! Quand je tiendrai plus debout, l'un de vous prendra bien la peine de raccompagner ma carcasse jusqu'à mon appart'. Parce que si vous me laissez crever ici dans mon propre vomi, je vous colle tous un zéro.
Sa petite cour de jeunes linguistes se mit à rire devant sa mine éméchée et faussement menaçante. Et tous se bousculaient pour payer ses consommations dans l'espoir de voir combien cet oiseau de nuit pourrait boire avant d'avoir véritablement du plomb dans l'aile.
Alors que les paris allaient bon train, une jeune étudiante essaya de distraire son estimée professeure.
— Madame, qu'est-ce que vous pensez du groupe de ce soir ?
Éclusant un nouveau verre, Lily darda un regard à peine pompette vers la scène. Son petit nez mutin se fronça alors que ses grands yeux verts s'allumaient de malice :
— Merdique. Mais pour ce qui est des musiciens, je m'en taperais bien un ou deux. Et appelez-moi Lily, nom de Dieu.
— C'est vrai que le chanteur est ultra canon !
La professeure leva son shot vide en direction des musiciens et les pointant successivement d'un doigt à la trajectoire hasardeuse, elle se gaussa :
— Yep. Lui, je le baise quand il veut. Et le bassiste aussi. Mais moins fort que le batteur. Lui, il doit en avoir sous le capot...
— Et moi, Lily, tu aimerais me baiser ? osa le playboy de la promotion qui s'était soudain senti pousser des ailes devant le discours éhonté de sa professeure.
Le toisant de bas en haut, elle le gratifia d'un petit sourire en coin particulièrement narquois :
— Tom. Innocent. Il faudrait déjà que toi et ton visage de minet alliez vous acheter une bonne dose de testostérone.
— Il ne faut pas se fier aux apparences, les minets sont parfois les plus sauvages... l'avertit Tom avant de se rendre compte qu'elle ne l'écoutait pas, trop occupée à se rincer l'œil et le gosier.
Quand le groupe descendit de la scène, Lily frappa résolument son dernier verre contre le bois du comptoir.
— Désolée mes loulous, je dois vous laisser. Il ne le sait pas encore, mais y'a un batteur aux bras gros comme mes cuisses qui n'attend que moi.
Et sans autre forme de procès, elle planta les étudiants qui l'avaient rincée toute la soirée.
Confiante, enhardie par l'alcool, elle alla à la rencontre de la montagne de muscle qu'elle rêvait d'escalader ce soir, s'imaginant déjà agripper sa longue crinière blonde en rappel alors qu'elle descendrait le long de ses hanches acérées.
Quand l'homme avait vu débarquer cet adorable petit bout de femme dans son baggy et son petit débardeur noir, il s'émerveilla de lire dans son regard : « C'est quand tu veux et où tu veux. »
Il avait semblé aussi pressé qu'elle, et ça s'était fini chez elle. Ça avait été bon, brutal et physiquement intense. La longue et éprouvante ascension valait bien le détour au sommet. Et redescendant des monts brumeux de l'orgasme, ils s'étaient aussitôt endormis, épuisés, en sueur et contentés.
Le lendemain seulement, entre tartines et céréales, ils avaient pris la peine de se présenter et de discuter. Il s'appelait Sven, avait des origines nordiques et il voulait la revoir. Parce-qu'il était aussi beau que bon baiseur, elle avait accepté de bon cœur.
Autant Lily mettait un point d'honneur à ne pas créer de liens affectifs, autant elle n'avait pas besoin de se limiter à des coups d'un soir pour éviter de s'attacher. Non, sa peur de l'engagement et des relations sérieuses suffisait à brider ses émotions. Peu importait qui elle fréquentait, combien de fois il lui passait dessus ou combien il était doué, son partenaire ne serait jamais qu'un exutoire. Le réceptacle de ses besoins physiques et de ses frustrations. Le jouet de ses caprices et de ses distractions.
Ceux que Lily choisissait étaient souvent comme elle. Si bien qu'elle se targuait d'avoir ce qu'elle appelait : « un radar à queutards ». Malheureusement, elle semblait aussi avoir un don pour les transformer en amoureux transis...
Peut être par défi, par esprit de contradiction ou par besoin de conquérir l'impossible, combien avaient fini par réclamer son attachement et son exclusivité ? Elle se refusait en tout cas de croire qu'elle y était pour quelque chose ou qu'elle avait ce je-ne-sais-quoi de spécial et qui rend fou le cœur des hommes. Elle était un bon coup, généreuse dans le plaisir, et ça s'arrêtait là. S'ils voyaient plus en elle, alors ils se trompaient.
S'il était assez clairvoyant, Sven le ressentirait, il comprendrait et s'en contenterait. Dans ces conditions, ils pourraient éventuellement tuer le temps ensemble : sortir et baiser toutes les semaines, voire tous les soirs s'ils le voulaient.
— Si tu es partante, j'aimerais t'inviter à manger demain soir.
— Bonne idée. Tu ne sais pas encore de quoi je suis capable le ventre plein.
Achevant sa phrase, elle fit s'envoler un clin d'œil espiègle qui se ficha droit dans les reins du batteur. Déjà impatient, il mordit avidement dans sa viennoise au chocolat. Lily aimait voir la nourriture disparaître sous les coups de cette mâchoire sensuelle et puissante. En revanche, elle aimait moins qu'il parle la bouche pleine :
— Je connais un resto chinois hyper sympa si tu veux.
Et elle aimait encore moins ses goûts culinaires.
— Désolée mais la bouffe chinoise c'est vraiment pas mon truc.
Elle mentait. La véritable raison tenait plutôt à son aversion pour tout ce qui pouvait, de près ou de loin, lui rappeler la Chine : ce foutu pays pour lequel son salopard de tuteur l'avait abandonnée.
— Indien alors ?
— Indien c'est parfait. Tu m'envoies l'adresse demain. Maintenant je suis désolée, mais tu voudrais bien rentrer ? J'ai une conférence à préparer. Comme d'hab je m'y prends à la dernière minute et je suis complètement dans le rush...
— Yep. Je rassemble mes affaires...
Lorsque Lily le raccompagna sur le pas de la porte dans son tee-shirt oversize à l'effigie d'un obscur groupe de black metal, Sven glissa son regard de pied en cap jusqu'à ses petites jambes pâles, fines et vigoureuses.
— J'ai jamais connu de linguiste aussi sauvage et sexy tu sais...
— Quelque chose me dit que t'en connais pas des masses.
— Vrai ! admit-il dans un sourire avant de planter un baiser vorace sur ses lèvres malicieuses.
Quelques minutes après le départ de son nouveau partenaire, l'appartement de Lily redevint cet antre intime et solitaire, à l'air chargé de fumée de cigarettes et saturé d'une musique lourde et agressive. Derrière ses grandes lunettes noires, les yeux fixement ancrés sur son ordinateur, elle se mit au travail.
Allant et venant entre ses mille et un papiers éparpillés sur le bureau et ses vieux dictionnaires de proto-roman, la jeune femme synthétisa l'étendue de ses découvertes.
Après-demain, elle devrait apporter de nouveaux éclairages sur un des plus grands mystères de la communauté linguistique : le manuscrit de Voynich. Ce livre illustré, rédigé en 1404 selon la datation du parchemin au carbone 14, était l'objet de nombreux débats. À ce jour, aucun cryptographe n'était parvenu à traduire le manuscrit ni même à en identifier la langue. Très vraisemblablement, on supposait qu'il s'agissait d'un herbier, d'un traité d'alchimie ou encore d'une immense mystification.
Lily penchait plutôt pour le traité d'alchimie. Depuis plusieurs années, elle suivait les recherches et les avancées de ses confrères et très récemment, le cas avait commencé à attiser sa curiosité. Voynich était devenu d'abord un trompe l'ennui, un trompe-la-mort, puis une véritable obsession. Ce n'était pas la seule, mais celle-ci avait le mérite de lui résister et elle aimait ça. Contrairement au sexe, ce n'était pas l'issue qui la faisait prendre son pied, mais bel et bien la quête intellectuelle. Son esprit ne connaissait pas meilleur stimulant que ces instants de doutes et de tâtonnements parsemés d'illuminations alors qu'elle remontait le fil d'Arianne dans le fabuleux labyrinthe des symboles.
Bien souvent d'ailleurs, lorsqu'elle trouvait LA réponse, après la joie et la fierté venaient la déprime, le vide et l'envie de chialer. Un peu comme après l'orgasme...
Et voilà donc l'héroïne ! Un perso tout en finesse et en subtilité, vous en conviendrez. ^^'
Est-ce que selon vous on sent déjà que les deux protagonistes sont deux parfaits contraires ? ^^
J'espère que vous préssentez déjà l'indécence qui doit la caractériser et qu'elle parviendra à se rendre attachante malgré ses élans de grossiéreté et d'impulsivité :)
L'intrigue va vraiment se lancer dans les deux chapitres suivants et j'espère que ça vous convaincra. ^^
Des bisous chers lecteurs :)
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