Chapitre 15 : Lily au pays des cauchemars


Avertissement : Passage un peu sanglant vers la fin. 


Cette nuit-là, Lily rêva de Lan.

Le vieux fou lui était apparu la tête surmontée de longues oreilles de lapin, blanches et duveteuses. Il se tenait au pied de son lit, serrant entre ses bras une réplique miniature de la tour horloge de Londres. À l'intérieur du cadran, les aiguilles se pourchassaient l'une l'autre dans une course circulaire et effrénée.

- Lily, c'est l'heure. Vite.

En de petits bonds affolés, Lapin Lan s'engouffra dans la penderie, lui faisant signe de le suivre dans ce terrier obscur qui appelait à plonger en son centre tourbillonnant.

Comme avalée par un trou de ver, Lily se laissa happer par cette force centrifuge, cheminant vers un monde nouveau alors que sa conscience semblait de distiller dans l'atmosphère.

Au bout du tunnel, elle atterrit dans une ancienne bibliothèque qui ressemblait fort au saint des saints de la fabuleuse collection d'ouvrages d'Oxford. Parmi les étagères de bois séculaire, virevoltant malicieusement jusqu'aux fresques qui ornaient la coupole, livres, lettres et symboles de mille et une couleurs la narguaient de leurs petites ailes de moineaux.

« L'heure tourne, Lily. Vite, vite. Tu vas être en retard. » la pressa Lapin Lan en déposant l'horloge sur le parquet.

Big Ben possédée se mit à grandir démesurément au beau milieu de ce lieu de savoir et de mystère.

- Mais l'heure de quoi, putain ? demanda-t-elle en s'inquiétant que la pointe de la tour ne finisse par percer le plafond.

« L'heure de mettre la reine noire en échec ! » lui répondit la voix de Lan, qui se fondait au glas de l'horloge en un écho lancinant.

Un ample nuage de fumée aux relents de pavot parvint soudain jusqu'aux narines de Lily. Suivant les volutes vaporeuses, elle remarqua qu'elles s'échappaient d'un narguilé dissimulé dans le coin d'une étagère.

Tel un pacha affalé sur de chatoyantes soieries chinoises, Guo, mi-homme mi-chenille, la regardait de ses yeux voilés d'opium. Pointant lentement le bout de sa pipe en direction de l'horloge, il lui répondit à son tour :

« L'heure de partir... »

Surgissant d'un bond devant elle, Cheng fit son apparition, affublé d'une redingote en patchwork débraillée et d'un haut-de-forme dont le bout s'ouvrait comme le couvercle d'une boîte de conserve.

« L'heure de prendre le thé en Chine ! » l'informa-t-il d'un ton enjoué où perçait un accent de folie surexcitée.

Alors que Chapelier Cheng s'approchait d'elle en pas-chassés pour lui attraper les mains, Lily recula, jusqu'à ce qu'elle heurte quelque chose de dur et d'invisible.

Ce qu'elle devina être un bras se referma brusquement autour de son buste. Lorsqu'elle tourna la tête, le visage de Li-Bai se matérialisa progressivement devant ses yeux ébahis : ses lèvres pleines, son nez à la pointe arrondie, ses yeux noirs au regard sévère, et émergeant de sa chevelure d'ébène, deux grandes oreilles de tigre.

Alors qu'il la tenait résolument contre lui, elle s'aperçut que sa longue queue zébrée d'une fourrure fauve s'enroulait tout autour de ses cuisses. Elle voulut lui crier de la lâcher, mais son épaisse main de félin recouvrait déjà sa bouche d'une large étoffe.

« L'heure de dormir » glissa-t-il à son oreille de sa voix impitoyable.

Prisonnière de l'étouffante étreinte du tigre du Cheshire, elle sombra pour mieux se laisser porter vers un bain de lumière éclatante.

Plus légère qu'une plume caressée par le vent, elle ne savait si son corps en apesanteur tendait à tomber ou à s'élever. Au loin, dans ce blanc néant, flottait une porte ancienne qui se rapprocha soudain à grande vitesse et s'ouvrit comme pour l'avaler...

De l'autre côté, la nuit d'un territoire désolé.

Lily tomba à genoux sur l'unique parcelle qui semblait encore bénéficier de la lumière blafarde d'un croissant de lune. Haute et menaçante dans le ciel nocturne, cette faucille d'argent faisait peser sur elle son funeste éclairage, dévoilant l'immense échiquier sur lequel elle se tenait.

Éparpillées au milieu de ce sol de damiers noirs et blancs, les pièces du jeu d'échecs se réunirent en un cercle volatil.

Lily portait les habits du fou, culotte bouffante et collerette à grelots. Rois et reines, pions et cavaliers se mirent à danser autour d'elle dans une étourdissante farandole. Seules les tours demeuraient immobiles, fixement ancrées sur leurs cases. Elles portaient à leurs sommets, les mêmes cadrans que Big Ben et leurs tics tacs frénétiques et obsédants recouvraient les bruits de la danse.

Perçant la ronde des petits personnages, les faisant fuir de ses amples bondissements, Lapin Lan se présenta à nouveau devant elle :

« En retard pour sauver le monde. Vite, Lily ! »

Guo chenille rampa à ses pieds et souffla un rond de fumée qui entoura sa silhouette prostrée :

« Pas le temps de fumer... Pas de temps à perdre. »

Chapelier Cheng se ficha devant elle, tenant d'une main un immonde pyjama de satin rose et de l'autre une tasse de thé.

« Quelle est la différence entre un pyjama et un lama ? Un peu de thé à la vanille ? »

Cheshire Li-Bai le bouscula soudain pour prendre sa place. Soulevant Lily par les aisselles, il la mit sur pied et enroula sa longue queue autour de sa taille. Alors qu'il la tenait en son giron, il présenta sous son nez une petite assiette où trônait une délicieuse part de fondant au chocolat.

« Toujours le temps pour une part de gâteau. Mange.»

Lapin Lan envoya brusquement valser l'assiette à dessert et tira Lily par le bras. Le visage ravagé entre l'angoisse et l'impatience, il s'écria :

« Plus de temps à perdre. La reine noire va tous nous couper la tête ! »

« Plus de tête, plus de cigarette » dit la chenille.

« C'est la dernière tasse du condamné » se lamenta le chapelier fou.

« Je te protégerai » affirma le tigre du Cheshire.

Leurs inepties mêlées aux tics tacs incessants des horloges martelaient le crâne de Lily. Recouvrant ses oreilles, l'esprit embrouillé, comme englué dans de la mélasse, elle hurla subitement :

« La ferme ! Allez tous au diable ! »

Le silence se fit.

De noires nuées s'élevèrent des profondeurs, engloutissant l'échiquier et dévorant peu à peu tous les protagonistes.

Tous sauf Lily.

Le bruit tranchant des couperets et la lueur d'acier de mille guillotines percèrent soudain la nuit.

Quand les vapeurs mortifères se dissipèrent, tout n'était plus qu'un charnier. Les têtes coupées jonchaient le sol en damier. Encore chaud, le pourpre ferrugineux qui s'échappait des corps décapités fumait tout autour de Lily, portant à son visage horrifié les effluves du massacre.

D'énormes larmes quittèrent ses yeux par torrents, faisant monter le sang comme les vagues d'une haute marée de sanie et Lily se laissa porter par le lit de cette rivière où se mêlaient ses regrets et sa culpabilité.

Attendant indéfiniment son heure, elle flottait sur le dos, presque sans vie, quand le ciel nocturne se déchira sous ses yeux. Émergeant des noirs nuages, une monture apocalyptique vint à sa rencontre.

Ce cheval avait les flancs cousus de désespoir et de pestilence. Il la fixait de ses yeux rougeoyants, la gueule putride et écumante. Et montée sur ce destrier infernal, entourée de ses haillons de ténèbres, elle était là :

La reine noire.

La funeste faucheuse.

La mort.

Elle tendit son bras décharné vers Lily et berça son corps apathique dans le creux de sa faux pour l'extraire des flots de larmes et de sang.

Suspendue à la lame courbe, surplombant les eaux macabres, elle pouvait voir les cadavres remonter vers la surface. Elle voulut fermer les yeux, mais la voix sépulcrale la força à contempler le désastre :

« Regarde autour de toi... Tous morts... Ta malédiction... Ta faute. » 



C'est la deuxième fois que je fais intervenir l'univers d'Alice aux pays des merveilles dans le cauchemar d'un de mes personnages (celles qui lisent Captive se souviendront peut-être de celui de Giorno et de la triste fin du lapin blanc ^^'). Bref, j'aime beaucoup cette oeuvre et tout l'imaginaire qui en découle. J'espère que j'aurais bien réussi à m'en inspirer pour ce chapitre :)

J'ai essayé au maximum de condenser ce qu'a vécu Lily, les petits détails des évènements précédents, pour les relier à son rêve et aussi, vers la fin, à ses tourments. Et c'est surtout le moment où elle prend la mesure du fardeau qui lui pèse sur les épaules. 

Je vous laisse imaginer dans quel état elle va se réveiller ! ^^

Sur ce je vous dis à bientôt et prenez bien soin de vous :)

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