Chapitre 11 : Pourquoi elle ?



En regardant par la vitre de la Nissan noire, Lily avait encore du mal à réaliser qu'elle était en Chine. Le paysage qui défilait, presque irréel sous ce morne écran de pollution, ne manquait pourtant pas de la dépayser.

Même si elle habitait une métropole, Londres n'avait rien de comparable à Beijing. Plus de modernité, de hautes tours à vous donner des vertiges et infiniment plus de monde et de fumée grisâtre. En comparaison, même le brouillard londonien avait d'immaculées senteurs d'air pur. Au loin, elle pouvait parfois apercevoir des constructions d'architectures chinoises, caractérisées par leur longueur rectangulaire, leur toiture en forme de sourire avec leurs coins qui rebiquent en pointes élégantes et leur couleur d'un pourpre majestueux. Dans de petites impasses, des lampions ornaient les devantures des restaurants, agitant leurs pompons rouges et jaunes sous le nez d'imposants dragons de pierre au grè du vent hivernal.

L'appartement de Lan se trouvait dans un quartier calme, résolument plus urbain que traditionnel.

Après une bonne demi-heure de route en plein trafic, Guo stationna la voiture devant un immense immeuble, revêtu d'un crépi blanchâtre, usé, terni par l'industrie et l'activité humaine de la capitale.

Pendant une bonne partie du trajet, Lily s'était mentalement préparée à séjourner dans le logement de son ancien tuteur. La crise qui était survenue un peu plus tôt avait été le fruit de sa surprise, de sa fatigue et surtout de son déni.

Plus vite elle se confronterait à l'évidence, plus vite elle parviendrait à l'encaisser.

« Le vieux fou est mort. Il ne reviendra pas. Tout ce que tu vas trouver là-bas, ce seront des indices ou des souvenirs. », s'était-elle répétée comme un mantra jusqu'à ce qu'elle se sente moralement armée pour faire face.

Désormais devant le bâtiment, la curiosité avait pris le pas sur tout autre sentiment. Elle avait même hâte de découvrir et d'investiguer l'habitat – probablement un peu crasseux- de son tuteur.

À peine le moteur coupé, dans un élan déterminé, elle ouvrit la portière et sauta de son siège. Ou du moins elle essaya, avant qu'une prise sur son poignet ne la retienne et la tire à l'intérieur de la voiture.

Si elle avait cru encore bénéficier d'une once d'autonomie, le regard sévère de Li-Bai lui ôta toute illusion.

- Ne sors pas avant moi. C'est dangereux.

Un instant elle fût tentée de lui demander s'il n'exagérait pas un peu. Puis elle se rappela de l'homme qui avait voulu lui faire exploser la cervelle dans l'ascenseur de chez elle. À l'heure actuelle, seul le diable savait combien d'autres tueurs professionnels avaient été mandatés pour lui faire la peau.

Sans rechigner, elle attendit que le jeune officier descende et vienne se poster devant sa portière. Dès qu'elle mit le nez dehors, il fit tomber son manteau sur sa tête et cala un bras derrière son dos pour la faire avancer à grandes enjambées.

Elle avait presque l'impression d'être une star que son garde du corps essayait de prémunir des paparazzis. Sauf que dans son cas, elle avait beaucoup plus à craindre que des flashs intempestifs et un scandale en première page des tabloïds. Genre, des tirs à balles réels...

Quand ils prirent l'ascenseur, la jeune femme ressentit une étrange appréhension. La dernière fois qu'elle était montée dans un de ces engins de malheur, elle avait vu la mort dans les yeux, en instantanée. Elle revoyait Li-Bai, impartial et placide dans son long manteau noir, la main armée de son revolver, le regard plus implacable et serein qu'un ange de la mort. Le poids de son bras derrière ses reins se fit soudain plus lourd et prégnant. Elle ignorait s'il lui faisait peur, s'il la rassurait ou s'il l'exaspérait. En revanche, elle savait que sa prise comprimait inexplicablement sa respiration, qui se faisait plus laborieuse dans sa poitrine.

Arrivés devant le palier de l'appartement, il la relâcha enfin. Quand il la délesta de son manteau et de son étreinte, elle eut l'impression de pouvoir soudain mieux respirer.

D'une œillade curieuse et distraite, elle s'enquit d'observer ce qui l'entourait. Bien qu'à ce stade, elle se moquait de pouvoir contempler la morne décoration du couloir mal éclairé. Tout ce qui l'intéressait se trouvait derrière cette porte que Guo déverrouillait.

Son attitude alerte et trépignante rendait son impatience palpable. Elle ressemblait presque à un limier sur la piste de son maître égaré. Ce qui incita Li-Bai à la retenir par l'encolure pour éviter qu'elle ne se rue à l'intérieur de l'appartement une fois la porte ouverte.

- Ne te précipite pas. Laisse-nous le temps de vérifier et d'arranger les lieux.

- Pas la peine de me tenir en laisse comme un clébard, grogna-t-elle, mauvaise, en se retenant de tirer sur son col.

Li-Bai lui concéda un « Mn » peu convaincu et la fit passer devant lui. Contre toutes attentes, elle resta près de lui dans le hall de l'appartement alors qu'il verrouillait la porte.

- Il est passé où Cheng ? réalisa soudain Lily en entendant le bruit de la serrure.

« Au magasin » éluda-t-il brièvement. Puis il s'éloigna, non sans lui débiter un trio d'injonctions :

« Reste ici. Ne bouge pas et ne touche à rien. Je reviens. »

Franchement, l'économie de langage de ce mec était consternante. Outre son manque flagrant d'expressivité, chaque fois qu'il parlait, il semblait épargner les mots comme si chacun d'entre eux avait le pouvoir de lui écorcher les lèvres. Sans compter que les phrases qu'il lui avait adressées jusque-là - quand il prenait la peine d'en faire des complètes - était presque toutes conjuguées à l'impératif.

Le plus perturbant dans l'histoire, ce n'était pas seulement son tempérament autoritaire, mais d'être constamment livrée à sa surveillance. Même si le gros lard misogyne du MSS s'était montré très clair concernant la charge qui incombait à Li-Bai, ses excès de zèle commençaient déjà à lui peser.

L'attitude surprotectrice qu'il déployait sur elle en une multitude de regards et de petits gestes intrusifs ou restrictifs la mettait profondément mal à l'aise. Autant elle lui était reconnaissante de l'avoir aidée à surmonter sa crise d'angoisse, autant elle se serait bien passée de tout le reste :

En quittant l'enceinte sécurisée du Ministère, il l'avait soulevée par les aisselles, la soutenant en rase-mottes comme si elle était un bébé qui apprend tout juste à marcher. En grippant dans la voiture, il avait protégé sa tête pour ne pas qu'elle se cogne contre l'ossature du véhicule, comme le ferait un flic qui embarque de la racaille. Et pendant le trajet, lorsque son ventre avait gargouillé, il s'était empressé de lui tendre une barre de chocolat, certainement disposé à lui faire ingérer de force si elle avait eu le malheur de refuser...

Elle aurait sans doute pu essayer de le repousser, mais chaque attention, bien qu'exécutée avec une rigueur et un détachement tout à fait professionnel, la prenait au dépourvu. Et pour le moment, elle n'avait clairement pas assez d'énergie pour se lancer dans le genre de confrontation qu'ils avaient eue dans l'avion.

Alors elle était là, plantée sagement dans le hall comme une enfant obéissante, brûlant d'aller explorer l'appartement mais n'osant pas déroger aux ordres de son oppressant garde du corps.

Lily savait qu'à la longue, se faire opprimer et mener à la baguette par un éphèbe qui n'avait même pas de poils au menton finirait par la rendre dingue. Et elle espérait qu'à termes, elle parviendrait à lui faire lâcher un peu la bride...

Pour l'heure, elle se contenta d'attendre pendant ce qui lui sembla une éternité. Frustrée par les interdictions et de toute façon épuisée, elle s'était adossée contre la porte. De son petit bout de palier, elle observait les allers-retours des deux agents qui remuaient chaque pièce au peigne fin. Aux bruits qu'elle entendait, il lui sembla qu'ils étaient en train de bouger les meubles et de reconfigurer tout l'appart. Leurs échanges parvenaient par moment jusqu'à elle sans qu'elle ne puisse véritablement entendre ce qu'ils disaient.

Par ennui, dans ce hall aux murs jaunis, elle s'occupa à dénicher la moindre trace des effets personnels de Lan. En ouvrant la penderie, l'odeur du défunt, imprégnée dans le tissu de ses vestons et le cuir de ses chaussures, frappa ses narines. C'était comme s'il était là, tout près d'elle. Pourtant, cette porte contre laquelle elle s'appuyait, plus jamais il ne la franchirait.

« Le vieux fou est mort » se répéta Lily une dernière fois.

Sans violence, dans une parfaite résignation, elle laissa son corps glisser sur le sol en rotin, emportant dans sa petite main une veste grise qu'elle décrocha de son cintre. Assise en tailleur, comme une mendiante attendant son miracle, elle se glissa dans les pans du vêtement. La tête basculée en arrière, elle fixa le plafond jaunâtre d'un air absent. Quelques larmes, aussi douces et amères que l'illusion d'être enveloppée par les bras de Lan, glissèrent sous son menton alors qu'elle fermait ses yeux alanguis.

Quand Li-Bai revint la chercher, il la trouva profondément endormie. Ses longs cheveux blonds formaient des nids de nœuds devant son petit visage. Ses paupières recouvraient ses grands yeux rougis et légèrement gonflés. Toute trace de défiance ou d'anxiété avait déserté ses traits délicats et sa moue paisible lui donnait un air adorable et enfantin.

En la prenant doucement entre ses bras, le jeune homme s'effraya de la trouver immensément belle. Bien sûr, elle l'était objectivement, et il l'avait déjà remarqué. Et maintenant qu'il pouvait l'observer sans qu'elle ne lui renvoie toute sa méfiance et son hostilité, il pouvait sentir qu'elle lui plaisait. Pas juste comme une femme qu'on prend plaisir à regarder, mais comme une femme qu'on aime à toucher, à protéger et à chérir par dessus tout.

Profondément indigné par le cheminement de ses propres pensées, il apposa directement un verrou sur les sentiments inédits qui le traversaient. Et son second réflexe fut de se demander pourquoi :

Pourquoi cette femme indigne et paumée ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi contrôler ce désir naissant semblait si difficile et contre-intuitif ? Comme si tout cela devait absolument avoir un sens ou une logique. Or, il n'y en avait pas.

La fulgurance de la révélation le força à se presser de l'emporter dans la chambre du professeur. S'obligeant à ne pas la dévisager davantage, il la déposa sur le lit, lui ôta ses converses, et l'ensevelit sous la couette dans un geste soudain, comme pour cacher l'objet de son trouble et de sa honte.

Et avant de quitter la pièce, il se fit la promesse de ne jamais laisser à cette femme l'occasion de le détourner de sa mission et de son devoir. S'il le fallait, il préférait encore la détester que de céder aux prémices de cette attirance odieuse, insensée et contraire à son éthique professionnelle. Et il espérait bien que le tempérament indécent et presque déviant de Lily l'aiderait à se tenir dans le droit chemin.

Si coup de foudre il y avait eu, Li-Bai pensait posséder assez d'autodiscipline et de discernement pour faire paratonnerre. 



Et voilà, le début des ennuis et du conflit intérieur commence tout juste pour ce cher Li-Bai. J'espère que ce coup de foudre réprimé intervient ni trop tôt ni trop tard. En tous cas ça va me laisser l'occasion de le torturer un peu (niark niark ;) ) !

Les altercations sont à venir prochainement ^^

N'hésitez pas à me donner votre avis et encore merci de lire cette histoire :)

Prenez bien soin de vous <3

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