Chapitre 10 : Crise


Commençant doucement à perdre sa contenance et sa patience, Lily s'insurgea :

- Vous êtes lourd franchement, sans mauvais jeu de mots... Je refuse de poursuivre si vous me laissez pas en placer une.

Le bureaucrate encaissa la remarque piquante sur son surpoids d'un regard offensé et s'évertua à ne pas réagir. À une autre époque, il aurait pris un malin plaisir à torturer cette insupportable occidentale, mais de récentes études avaient prouvé que briser l'esprit et le corps d'une personne pouvait la conduire à dire absolument n'importe quoi. Et il avait trop besoin que la jeune femme conserve toutes ses facultés de réflexion pour la tâche qui l'attendait.

Non sans peine, il s'obligea à supporter son impertinence et d'un geste de la main, il l'enjoignit à s'exprimer.

- Dites-moi exactement pourquoi vous m'avez enlevée, demanda-t-elle de but en blanc. 

- Parce que vous êtes notre unique moyen de récupérer les travaux du professeur Lan.

- Vous avez besoin de moi pour les traduire, c'est ça ?

- Dans un premier temps, oui. En êtes-vous capable ?

- Oui, sans aucun doute.

Le fonctionnaire fit signe au professeur Yang Yuan. L'homme insignifiant ouvrit l'un de ses dossiers pour lui tendre une feuille noircie de lettres et de symboles qui se côtoyaient dans la plus parfaite anarchie.

Lily se plongea dans une étude attentive des caractères griffonnés sans soin sur le papier. Mais après avoir d'abord cru reconnaître son système d'écriture, elle fut prise d'un rire nerveux et incontrôlé.

- Un problème, Mlle McLoughlin ?

- Oui, et un sérieux. Ce vieux fou de Lan est parvenu à complexifier mon système ! Nottament avec des semis sinogrammes...  On n'a pas idée franchement...

Le visage du fonctionnaire devint blanc comme un linge, probablement à l'idée que les documents ne puissent jamais être traduits.

« Cependant, je pense être capable d'en percer les secrets. Ça risque juste de me prendre un certain temps.» le rassura Lily en parcourant de nouveau la feuille avec un regard brillant d'enthousiasme et de curiosité.

Devant sa réaction, le fonctionnaire se demanda si elle n'était pas un peu fêlée, mais il se satisfaisait de son vif intérêt. Au moins cela prouvait qu'elle ne rechignerait pas à coopérer.

- Très bien. Je mettrai à votre disposition tous les moyens nécessaires.

- Ça va pas chercher bien loin, vous savez. J'aurais juste besoin d'un bureau et de quelques dictionnaires... Oh, et une cartouche de cigarettes aussi !

- Nous vous fournirons tous ce dont vous avez besoin. Nous nous tiendrons régulièrement informés de vos découvertes. Je compte sur votre efficacité. En attendant,  tâchez de vous reposer, vous avez une mine affreuse.

Sentant que l'entrevue commençait à toucher à sa fin, Lily leva soudain les yeux du document et s'empressa de demander.

- Quoi, c'est tout ? Vous avez seulement besoin de moi pour ce travail de traduction ? Ça veut dire qu'après ça, je pourrais rentrer à Londres ?

Bien trop heureux de pouvoir doucher son regain d'espoir, le fonctionnaire lui répartit d'un sourire sarcastique : 

- Vous ne semblez pas mesurer la position dans laquelle vous vous trouvez. C'est bel et bien une catastrophe biologique que nous tentons d'éviter. Avec les documents auxquels vous allez avoir accès, vous vous doutez qu'on ne vous laissera pas quitter la Chine aussi facilement. En outre, vous vous trouvez être la pierre angulaire de notre enquête. Toutes les zones d'ombre convergent vers vous. Même si vous parvenez à traduire les travaux du professeur, plusieurs documents ont été dissimulés, ainsi que deux possibles échantillons. Nous ignorons où, mais tout indique que sans le savoir, vous êtes la carte qui mène au trésor, si je peux me permettre l'expression.

- Je pige pas. Comment je pourrais être capable de retrouver des documents perdus dans la nature ?

- Selon le professeur Lan, tout serait en lien avec vos souvenirs et votre goût pour les énigmes.

- C'est donc ça, cette histoire de jeu de piste...

- Puisque vous en parlez... Je comptais vous ménager et attendre notre prochaine entrevue pour vous montrer une vidéo, mais ce sera certainement plus clair si je le fais dès maintenant.

Le directeur s'empara d'une clé USB qu'il brancha sur l'écran géant.

Quelques secondes plus tard, le visage de Lan apparut sur le mur. De stupeur, Lily échappa sa cigarette qui se consuma sur la table en PVC.

Aussi chamboulée que si un fantôme avait surgi dans la pièce, la jeune professeure se mit soudain à trembler.

Depuis la veille, elle n'avait que très peu songé à la mort de Lan. Son inconscient avait si bien travaillé qu'il avait absorbé le choc de la nouvelle, l'enfouissant bien profondément dans son cerveau. Mais maintenant qu'elle revoyait si distinctement son tuteur, et ce après tant d'années, un séisme venait de lui ouvrir le crâne pour que le choc ressurgisse en un véritable tremblement de terre.

Dans un réflexe de petite fille, elle aurait voulu se cacher sous la table, mais ne parvint pourtant pas à détacher les yeux de l'écran :

C'était bien lui. Le Lan qu'elle avait toujours connu. Plus maigre, le visage plus émacié, le teint plus cireux, mais toujours affriché de son éternelle barbe hideuse assortie à ses cheveux en bataille. C'était toujours ce même nez disgracieux qu'ornaient de petites lunettes rondes toutes de traviole et c'était toujours cette blouse blanche maculée d'une myriade de tâches dont il était affublé. C'était bien lui, dans toute sa splendeur.

Sur l'écran géant, ses lèvres minces s'étirèrent en une grimace proprement risible qui creusait les marques de l'âge sur ses joues. En huit ans, il n'avait visiblement toujours pas appris à sourire correctement. En revanche, la profonde tendresse qui baignait ses yeux, elle, avait quelque chose d'inédit. Quelque chose qui berça le cœur de Lily avant de le fendre et de le percer plus profondément qu'un coup d'épée dans une enclume.

« Ma petite Lily, si tu vois cette vidéo, j'ai bien peur que les choses aient mal tourné pour moi... »

Sa voix doucereuse résonna comme un chant de perte à la tessiture élégiaque. Le son se perdit dans ses tympans et elle n'était déjà plus capable d'écouter ce qu'il avait à lui dire. Son image se brouilla, devenant de plus en plus floue, et elle ne put bientôt plus le voir.

Les larmes coulaient. Enfin.

Et elle ne pleurait pas juste Lan, mais tous les êtres chers qui l'avaient abandonnée avant lui, comme si les pleurs contenus trop longtemps n'attendaient que cette occasion pour se déverser en torrent de regrets.

Lily avait de plus en plus de mal à respirer. Elle s'étouffait de ses sanglots, mais pas seulement. Le chagrin était trop intense, trop prégnant pour qu'elle ait la force d'y faire face. Il faisait sourdre une angoisse latente qui explosa en elle et la fit basculer dans ce qui semblait être une crise d'hyperventilation.

Li-Bai fut le premier à remarquer que son dénuement l'empêchait de respirer.

- Lily, ça va ? demanda-t-il en posant la main sur son épaule.

Suffocante, le souffle erratique, elle fit non de la tête et se leva dans un mouvement de panique.

- Sortir... besoin... d'air...

Li-Bai entoura sa silhouette vacillante et la soutint alors qu'elle tentait d'atteindre la porte.

- Non. Reste tranquille. T'agiter ne fera qu'empirer les choses.

Son intonation se fit pressante, mais elle conservait toujours ce calme impassible qui le caractérisait. Avec soin, il supporta le corps de Lily et l'accompagna au sol pour qu'elle s'adosse contre le mur.

- Cheng, trouve-lui un sac en papier. Vite.

Accroupi devant elle, il dégagea une mèche de son visage blême et tenta de la rassurer.

- Regarde-moi. Ça va aller. Il faut juste que tu essayes de ralentir ta respiration.

Conformément à ce qu'il lui recommandait, elle plongea ses grands yeux pleins de détresse dans les siens et s'accrocha à la confiance sereine de son regard.

- Je vais t'aider à te calmer. Concentre-toi sur mes bras. Inspire quand je les lève et expire quand je les baisse.

Docilement, elle fixa toute son attention sur Li-Bai, essayant de calquer sa respiration effrénée sur les lents mouvements de ses paumes.

Haut... bas...

Inspirer... expirer...

- C'est bien. Continue comme ça.

Son ascendant autoritaire se faisait doux et salutaire. Parmi le flot affolé de ses émotions, il était son seul point d'ancrage. Entendre les encouragements de sa voix grave et basse, laisser ses gestes imprimer le rythme de sa respiration et ne pas lâcher son visage éthéré du regard, empêchait la jeune femme de se noyer plus profondément dans l'angoisse et la détresse respiratoire.

Cheng ne tarda pas à revenir. Il s'agenouilla au côté de Lily et lui tendit un sac de papier kraft. Elle s'en saisit avidement et le plaqua devant son visage, y enfermant ses halètements désordonnés.

Devant son empressement, Li-Bai continua à la guider, l'aidant à focaliser son attention pour l'exhorter au calme.

- Doucement. Respire calmement. Fais-le en même temps que moi.

« Un »... Il inspire... « Deux »... Il expire...

Le nez dans la pochette de papier, Lily essaya de mimer la respiration lente et profonde de Li-Bai. Les yeux rivés sur ses lèvres pleines, elle se laissa petit à petit apaiser par le rythme de ce souffle tiède et hypnotisant qui venait caresser son front comme une brise salvatrice.

Quand elle sembla avoir définitivement stabiliser sa respiration dans le sac, le directeur du bureau se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il la toisa d'un regard sans émotion. Puis, poussant un soupir las, il s'adressa aux membres de la garde rapprochée.

- Faibles, émotives et inconstantes. C'est bien le problème avec les femmes. J'ai cru un instant que celle-ci était un peu différente, mais il semblerait au final qu'elle le soit plus encore que les autres. On en tirera plus rien pour aujourd'hui. Emmenez-la dans les anciens appartements du professeur Lan. On ne sait jamais, des fois que ça réveillerait en elle des souvenirs importants.

Lily lui lança un regard noir avant qu'il ne se détourne et donne ses dernières instructions à ses agents :

- Officier Chow Cheng, tâchez de trouver des renseignements sur les hommes qui ont cherché à la tuer. Officier Wang Li-Bai, ne la lâchez pas d'une semelle et veillez à ce qu'elle se remette sur pieds. Capitaine Wei Guo, je vous confie les copies des documents, tenez-moi informé dès qu'elle aura avancé.

En réponse, les voix millimétrées de chacun s'élevèrent à l'unisson :

- A vos ordres ! 



Voilà, sinon j'espère que ces deux chapitre vous auront convaincu. On apprend pas grand chose au final, mais c'était un passage nécessaire pour que Lily prenne bien la mesure de la situation. 

Pendant un moment, la suite se déroulera à huit clos dans l'appartement et se concentrera sur les interractions entres les personnages, nottament les deux protagonistes et leurs disparités, tant culturelles que comportementales (en gros ça va aller au clash :) ! ).

Sur ce, encore merci de vos lectures et de vos remarques. ^^

Prenez bien soin de vous <3

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