Une défense en béton
Philippe arrive comme convenu à 10h30, accompagné du facteur qui me remet un courrier recommandé. Lorsque j'en découvre son contenu je suis véritablement choqué car il s'agit déjà de la lettre me signifiant que le juge d'instruction a terminé son enquête. Je regarde Philippe complètement déboussolé.
- C'est normal que...que ça aille aussi vite ?
- Non...et cela ne me dit rien qui vaille.
Ecoute, j'ai deux possibilités. Soit je cherche les vices de procédure pour tout faire annuler avant que tu ne te retrouves devant un tribunal, soit je prépare ta défense pour ton procès. Le juge retient l'homicide involontaire. Je doute fort que la famille Tarranne cherche à le contredire.
- Pourquoi est-ce que tu parles de vices de procédure ?
- Ça ne te semble pas étrange que dès le lendemain de ton audition, le juge en charge de l'enquête t'indique que celle-ci est déjà terminée ? D'accord, les faits sont toujours les mêmes mais ...
- Tu penses qu'il aurait été acheté par le père de Victoria ?
- Vu ce que tu m'as déjà dit sur lui, c'est une possibilité que je n'exclus pas. Donc, c'est à toi de me dire ce que tu veux Matthieu.
- Ce qui a le plus de chance d'aboutir ?
- Le procès. Parce qu'il y aura trois juges. Et que je pourrais jouer sur l'effet de surprise. Si nous décidons d'attaquer immédiatement sur un vice de procédure ou si je mets en doute dès maintenant la crédibilité de l'enquête, j'ai peur de faire empirer les choses.
- D'accord. C'est toi le pro, je te fais confiance.
- Je vais devoir fouiller dans ton passé Matthieu, tu en a conscience ?
- Je n'ai rien à cacher. Et je répondrais à toutes tes questions.
- Ok. Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins parce que cela aura son incidence pour la suite mais...es-tu à nouveau en couple ? Ou l'as-tu été depuis la mort de Victoria ?
- Non. Mais je...je l'envisage.
- Qui est-elle ?
- Hum...l'une de mes patientes. Mais je...il ne s'est rien passé entre nous, je veux dire...
- Stop. Raconte-moi depuis le début sinon je ne vais rien comprendre.
J'explique à Philippe l'arrivée de Raphaëlle, ses premiers jours dans mon service, sa ressemblance perturbante avec Vicky, mon attirance pour elle et ce baiser que je lui avais volé. Quand je lui explique qu'elle aussi se trouve dans le collimateur de la justice et qu'elle a été enlevée lorsqu'elle était ado, mon avocat fronce les sourcils.
- D'accord. Je ne m'attendais pas à cela mais nous allons faire avec. Qui est au courant ?
- Mes deux plus proches collègues : Yann, mon interne et Nadia la psy qui suit Raphaëlle.
- Mais concrètement, tu n'es pas en couple avec cette jeune femme ?
- Non.
- Ecoute, c'est...c'est un peu délicat ce que je vais te demander mais...attends la fin du procès avant d'aller plus loin.
- Je suis quand même coincé, elle est toujours à l'hôpital.
- Plus pour très longtemps si j'ai bien compris tes explications ?
- Non en effet et je...Ce matin, j'ai demandé à Nadia de...de m'aider à la revoir.
J'en ai besoin Philippe.
- Avec les deux jambes plâtrées elle va avoir du mal à venir chez toi toute seule...
Ecoute, tu vas sans doute m'en vouloir mais je préfère que tu ne la revoies pas avant la fin du procès. Il faut mettre toutes les chances de ton côté Matthieu. S'il vient aux oreilles de la famille Tarranne que tu fréquentes une femme qui a des ennuis avec la justice, ça n'arrangera pas tes affaires. Il faut impérativement que tes collègues ne parlent à personne de ce qu'ils savant au sujet de toi et de cette jeune femme. Et il ne faut pas qu'elle vienne chez toi avec eux.
Je grimace et je ne peux pas cacher mon désarroi à Philippe. J'ai besoin de voir Raphaëlle, j'ai besoin de m'excuser auprès d'elle et je veux lui faire comprendre que je suis prêt à accepter mes sentiments pour elle.
- Je suppose qu'elle a sa rééducation à poursuivre à l'hôpital pendant encore un certain moment ?
- Oui.
- OK. Nous y reviendrons plus tard.
- Parle-moi de ta rencontre avec Victoria.
- Nous avions 16 ans tous les deux et je...je me remettais lentement du décès de mes parents.
Je me rappelle, j'étais déprimé parce que j'avais été au cimetière déposer des fleurs sur leur tombe deux jours plus tôt. Mes cousins, chez qui j'habitais depuis leur décès voulaient me changer les idées et nous sommes allés nous balader du côté de la Place des Quinconces à Bordeaux où il y avait une fête foraine.
Je me sentais mal dans ma peau car j'avais énormément de problèmes à m'intégrer à l'unif. J'ai eu mon bac à 15ans et je me suis immédiatement lancé ensuite dans les études de médecine. J'étais le plus jeune, je me retrouvais au milieu d'étudiants qui avaient au minimum deux à trois ans de plus que moi, c'était compliqué à gérer.
Je l'ai vue au milieu d'un groupe de filles et...je pense bien que ça a été le coup de foudre direct. Enfin, pour moi. Pas pour elle.
Mes cousins avaient repérés deux de ses copines et on leur a tourné autour pendant deux bonnes heures : nous les suivons à chaque manège, nous avions essayé d'entamer une discussion avec elles mais elles nous repoussaient tout le temps.
Et puis je l'ai revue, tout à fait par hasard en ville, une semaine plus tard. Nous avons parlé, rigolé au sujet de ce que nous avions fait à la foire et puis...c'est comme ça que ça a commencé. Nous sommes devenus amis et...petit à petit nous nous sommes rapprochés.
Pendant le reste de la journée, j'explique à Philippe les dix années que j'avais passées avec Vicky. Heureusement il me laisse faire des pauses régulièrement car parfois, lorsque je me rappelle de certains évènements, j'ai du mal à retenir mes larmes. Il me stoppe ensuite dans mon récit avant que je n'aborde ce fameux jour de septembre 2008.
J'observe un instant mon avocat qui a noirci des dizaines de feuilles de papier depuis que j'ai commencé à évoquer mes souvenirs avec lui.
Il arrache ensuite une nouvelle feuille de son bloc puis il y griffonne plusieurs mots : il en barre certains, il en entoure d'autres puis il semble réfléchir quelques secondes avant de relever la tête vers moi.
Il m'explique qu'il a étudié attentivement les programmes de l'université de Bordeaux, du moins ceux qui étaient d'application lorsque j'y étais étudiant et il m'indique qu'il est convaincu qu'il pourra sans aucun problème démonter les arguments de l'accusation lors du procès.
Il m'explique ensuite qu'il ne va pas tout aborder avec moi afin que je garde une certaine spontanéité lorsque je devrais répondre aux questions du président du tribunal correctionnel.
A sa voix assurée, je suis convaincu qu'il sait parfaitement ce qu'il fait et je lui indique que je lui fais entièrement confiance.
Il me pose ensuite de très nombreuse questions au sujet de Vicky, de ses habitudes, de son comportement, de sa santé et surtout de ses règles menstruelles.
Devoir me rappeler tout cela me donne un mal de crâne épouvantable mais j'essaie de me concentrer de toutes mes forces car je sais que mon retour à une vie presque normale en dépend.
- Ne t'inquiète pas Matthieu, je suis en mesure te pouvoir t'assurer une défense en béton.
Je regarde Philippe sans trop comprendre :
- Comment est-ce que tu peux dire ça ?
- Ils n'ont pas choisis les meilleurs experts, je pourrais facilement démonter leurs arguments.
- Mais si toi tu le peux, pourquoi le juge les a suivi alors ?
- Je te l'ai dit, il y a des choses pas très nettes autour de la plainte de la famille Tarranne mais encore une fois, je ne vais pas te révéler toutes mes cartes afin de te préserver et de te protéger.
Mais crois-moi, je vais faire tomber quelques têtes, j'en suis persuadé. J'ai découvert des informations peu reluisantes au sujet du père de Victoria.
Cela me fait penser que...cette ressemblance entre ta patiente et Victoria, cela m'interpelle. Tu m'as bien dit que ta fiancée était enfant unique ?
- Oui. C'est ce qui nous a rapprochés dans un premier temps. Nous nous comprenions parfaitement.
- Pas de cousines proches ou éloignées qui lui ressemblaient ?
- Aucune.
- Je compte faire venir des témoins pendant le procès, des collègues de ton service sans doute pour qu'ils parlent de toi et de ta manière de travailler.
- Euh...oui, bien sûr.
- N'oublie pas que la famille Tarranne veut te faire passer pour quelqu'un de négligeant. Nous avons donc besoin de personnes qui peuvent parler pour toi.
Par contre...Attends deux minutes.
Philippe répond à l'appel qu'il reçoit sur son smartphone. Je le vois froncer les sourcils puis il raccroche en promettant de tenir la personne au courant très rapidement.
- L'une des kinés qui s'occupent de la rééducation de Raphaëlle demande à te voir, Madame Ingrid Defouy. Elle a plusieurs possibilités pour continuer à s'occuper de ta patiente mais elle veut être certaine de choisir la bonne option par rapport aux opérations que tu as pratiquées. Elle a indiqué qu'elle avait besoin de toi dans deux à trois semaines, lorsqu'elle aura terminé la première phrase du programme de rééducation.
- Ah.
- Tu m'avais pourtant dit que tes autres collègues n'étaient pas au courant.
- C'est le cas. Mais je sais pourquoi elle a fait cette demande. C'est toujours ainsi que nous procédons. Je lui ai déjà dit qu'elle n'avait pas besoin de mon accord, elle fait très bien son boulot mais elle préfère toujours avoir mon avis écrit avant de continuer la suite.
- Pour se protéger d'une éventuelle plainte.
- Entre autre oui.
- OK. Elle a fait une demande formelle et motivée à la direction. Je vais contacter immédiatement le juge d'instruction afin d'avoir son accord à ce sujet.
Je vais te laisser à présent. Je te contacte si j'ai du nouveau. Si non, on se voit dans deux semaines. En attendant, repose-toi et essaie de te changer les idées.
- Ok. Et si moi j'ai un appel du juge ou de l'inspecteur Perrigeaud, je ne réponds à aucune question et je te contacte immédiatement.
Je raccompagne Philippe jusqu'à la porte d'entrée de mon appartement puis, je m'appuie contre le mur en soufflant.
Je suis épuisé. Je suis tenté de prendre un somnifère pour dormir correctement cette nuit et surtout éviter d'avoir des cauchemars qui ne vont sans doute pas tarder à revenir mais j'ai peur de replonger dans l'addiction qui était la mienne il y a six ans.
Non, j'ai trop déconné avec ma santé, il faut que je me calme. Je vais sans doute avoir quelques nuits blanches d'ici à ce que tout ce merdier soit terminé mais tant pis, au moins je ne me comporterai pas comme un shooté à longueur de journée.
Lorsque je m'écroule dans mon lit, je consulte rapidement mes mails et je suis un peu déçu de ne pas avoir eu de nouvelles de Nadia ou de Yann. Je regarde une nouvelle fois la lettre de Raphaëlle et je me rends compte que je n'ai pas lu tout ce qu'elle me disait au sujet de son passé.
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