Suspect

Je m'enfuis presque de la chambre pour m'enfermer dans mon bureau et je contemple un instant mes mains qui tremblent légèrement : voilà presque six ans qu'elles se tenaient tranquilles, que j'avais oublié cette sensation désagréable. J'espère au moins que cela ne va pas empirer dans les prochains jours car je n'ai pas envie de me bourrer de médocs comme la dernière fois.

Je reste assis dans mon fauteuil une bonne demi-heure puis deux vigoureux coups frappés à ma porte me font sursauter.

- Entrez !

Yann apparait dans l'embrasure de la porte mais il n'est pas seul. Derrière lui se tient un homme que je n'ai jamais vu auparavant. Son costume impeccable et son air suffisant me font penser à ces mecs du FBI que l'on voit dans les films.

Mon collègue me présente rapidement mon visiteur : il s'agit d'un autre inspecteur de la police et je ne me fais pas prier pour lui montrer que sa visite ne me plait pas du tout.

Si les deux rigolos m'avaient accusé de leur dissimuler des informations, j'ai moi aussi le sentiment que l'on me cache quelque chose.

Soit ils savent qui est ma mystérieuse patiente, soit leur enquête criminelle est déjà bien plus avancée que ce qu'ils ont bien voulu me faire croire.

- Docteur Goriaux...Navré de vous déranger pendant vos heures de travail mais je suis chargé de superviser l'enquête au sujet de l'incendie de la rue Dunois.

- Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile, je suis médecin, pas membre de la brigade scientifique de la police.

- Justement, j'ai besoin de vos compétences médicales.

En ce qui concerne la jeune femme qui a été extraite des décombres de l'immeuble, vous n'avez rien remarqué d'étrange ?

Voilà, je m'en doutais. Ils savent des choses et ils sont en train de jouer avec moi comme si j'étais un pion.

- Ses blessures sont nombreuses mais elles n'ont rien de particulier.

- Les pompiers l'ont retrouvée sous les gravats d'un immeuble qui a brûlé et ils ont déduit qu'elle avait fait une chute de deux étages. Vous qui êtes médecin, vous ne trouvez pas que ses brûlures sont légères ?

- Je n'ai aucune idée des circonstances de son sauvetage. Lorsqu'un patient arrive chez moi, je me préoccupe d'abord de le soigner.

Maintenant, je ne peux que supposer qu'elle a pu se mettre à l'abri des flammes avant que l'immeuble ne s'effondre.

- Nous avons découvert six foyers d'incendie. Je pense que peu importe l'endroit où elle se trouvait, elle a dû être immédiatement confrontée aux flammes.

- Elle s'est peut-être enroulée dans des linges humides.

- Elle aurait eu le temps alors que les autres habitants ne l'ont pas eu ?

- Je n'en sais rien, je ne suis pas enquêteur moi !

- Et en ce qui concerne sa perte de mémoire, croyez-vous qu'elle soit réelle ?

- Quoi ? Mais...mais bien entendu ! Comment voulez-vous qu'elle puisse...

Attendez,...vous croyez que cette personne ment ?

- J'ai huit familles qui attendent d'avoir des réponses, qui souhaitent comprendre comment leurs proches sont morts et pourquoi seule cette femme a survécu.

Donc je reprends : d'un point de vue strictement médical : ses blessures sont-elles compatibles avec une chute de deux étages ?

Je réfléchis un instant et je rouvre sur mon pc le dossier de mon inconnue. Je relis mes notes ainsi que les observations des employés des urgences et je ne trouve rien de bizarre. On nous amène parfois des gens qui ont fait des chutes de bien plus haut avec moins de casse.

Je me tourne à nouveau vers l'inspecteur et je lui fais par de mes réflexions : je n'ai strictement rien à lui cacher, du moins en ce qui concerne ma patiente inconnue, et je vais lui montrer qu'il ne m'impressionne pas.

- Les blessures de cette personne sont plausibles avec une chute de plusieurs étages. Je dirais cependant que des éléments ont dû sans doute amortir cette chute.

Pour les brûlures, son jeune âge a certainement dû jouer sur sa réactivité : elle a sans doute eu les bons réflexes. Les victimes sont toutes âgées entre...75 et 85 ans c'est bien cela ?

- En effet.

- S'ils avaient des problèmes de motricité, s'ils étaient alités notamment, cela peut expliquer qu'ils n'aient pas eu le temps de se protéger de flammes. De plus, vous savez sans doute que dans un incendie, le pire c'est la fumée. 80 % des décès liés à un incendie sont à mettre en relation avec l'inhalation de fumées. Des études ont démontré que les produits dégagés sous l'effet de la chaleur dépendent de la nature du combustible initial, de la température atteinte et de la richesse en oxygène de l'air.

- Et ?

- La dégradation des matériaux lors d'un feu produit de la chaleur, des fumées, des gaz toxiques et une raréfaction de l'oxygène dans l'air ambiant en espace clos.

- Ça ne dit toujours pas pourquoi la fille a survécu et pas les autres habitants.

- Parce qu'elle est jeune et sans doute en meilleure santé. Les personnes âgées ont bien souvent des difficultés respiratoires. Regardez lors des pics de pollution, elles font partie des groupes à risque.

En outre, l'incendie a eu lieu en début d'après-midi. Près de la moitié des seniors font la sieste entre 3 et 6 fois par semaine. Si la durée est assez courte pour les personnes âgées entre 50 et 60 ans, elle est bien souvent d'une heure voire plus passé cette tranche d'âge.

- Vous êtes en train de me dire que ces gens sont morts parce qu'ils faisaient la sieste ?

- C'est probable.

- Et la fille ? Avez-vous pu obtenir des informations ?

- Non. Elle m'a simplement dit qu'elle s'était réveillée en sursaut.

- Elle aussi faisait la sieste ? C'est quoi ce truc ? Vous n'avez pas fait une analyse toxicologique pour voir si on ne lui avait pas administré quelque chose ?

- Cela a été fait et votre service a reçu les résultats. Ils étaient négatifs. Aucune trace de benzodiazépines, aucune substance suspecte.

- Docteur Goriaux, pourquoi est-ce que j'ai le sentiment que vous me cachez quelque chose ?

- Sérieusement, vous n'aviez que ça à foutre ? J'ai des patients à soigner moi. Qu'est-ce que j'aurais à gagner à vous mentir ou à vous dissimuler des infos ?

Vous avez reçu le rapport détaillé concernant cette jeune femme, je ne sais rien faire de plus tant qu'elle n'aura pas retrouvé la mémoire.

- Et vous croyez que vous faites ce qu'il faut pour cela ?

- Non mais dites donc ! Je connais mon métier et je vais faire tout ce que je peux pour soigner cette personne.

Avez-vous seulement songé à la possibilité que cette jeune femme refoule ses souvenirs pour se protéger ?

Vous dites que l'incendie est d'origine criminelle. Admettons qu'elle ait vu le responsable.

- Elle réagirait alors comme une victime d'un viol par exemple ?

- Possible.

- Et dans ce cas ?

- Et bien, après un temps de refoulement, elle devra faire face au retour de ses souvenirs. Ce qui engendra doute et angoisse. Au début elle sera confrontée à des cauchemars, des flashs violents ou des images qui défileront dans son esprit à la manière d'un film, de façon incontrôlée. Dans un premier temps il lui sera difficile de faire la part des choses, entre le réel et l'imaginaire.

- Vous me tiendriez au courant de l'évolution de la santé de cette personne Docteur Goriaux ?

- Pourquoi est-ce que je refuserais de le faire ?

- A vous de me le dire.

Quelques instants plus tard, l'homme quitte mon bureau en me laissant la désagréable impression qu'il vient de me rajouter à la liste de ses suspects. Je sais que je n'aurai aucun problème pour prouver ma présence au sein de l'hôpital au moment de faits mais si ces crétins de la police s'imaginent que j'en sais plus que ce que je leur raconte ou que je pourrais avoir aidée ma patiente, je ne sais pas comment je vais faire pour m'en sortir.

Putain, j'ai rien à voir avec ça moi !

Je bipe Yann pour qu'il s'amène rapidement dans mon bureau avec l'idée de lui refiler notre inconnue de la chambre 35.

C'était vraiment une erreur de vouloir tout gérer moi-même. Et je ne supporte plus sa ressemblance avec Vicky.

L'interne me rejoint rapidement et avant même que je lui expliquer ma requête, il s'avance vers moi d'un air inquiet.

- Ecoute Matt, tu es mon chef mais tu es aussi mon collègue et malgré ton caractère de merde sache que je t'apprécie énormément. Rien que pour ton professionnalisme et tes connaissances médicales impressionnantes.

- Viens en au fait Yann.

- Ça discute dans les couloirs.

- Ç'est pas nouveau ça, tu ne m'apprends rien. Je me fiche royalement que les infirmières et les toubibs parlent sur mon dos.

- C'est plus compliqué que ça. Deux visites de policiers sur la même journée, c'est beaucoup tu vois.

Je soupire bruyamment. Evidemment. J'imagine déjà les ragots qui doivent déjà être en train de circuler sur mon dos à l'heure qu'il est.

Yann enfonce le clou en me posant une question à laquelle je ne m'attendais pas du tout :

- Pourquoi tu as insisté pour t'occuper de cette fille au juste ? Tu la connais ou pas ?

- On dirait que la débilité profonde qui caractérise les membres de ce service t'a atteint également.

A ton avis, si je la connaissais, tu crois que je m'amuserais à lui demander son nom ? Tu ne penses pas que j'aurais déjà contacté sa famille ?

Je l'ai opérée à trois reprises Yann. On ne t'a jamais parlé d'efficience et d'efficacité pendant tes études ?

Pour une fois, je ne m'attarde pas après ma journée de travail. Tous ces regards à peine dissimulés dans ma direction, ça commence à m'agacer. J'ai bien fait de prendre un jour de congé demain pour faire venir le chauffagiste.

Pas que ça me dérange de prendre des douches presque froides mais au moins pendant 24h je ne serais pas confronter à la stupidité et à la naïveté de mes collègues.

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