Progrès inquiétants


Je suis impatient de retourner dans mon service. C'est toujours la même chose après trois jours de repos, je ne peux m'empêcher de redouter que c'est devenu le bordel pendant mon absence.

Evan Hornin est enfin rentré chez lui. Pour mon plus grand bonheur mais au grand désespoir de mes collègues féminines.

Yann m'a rapidement briefé : les trois derniers jours ont été très calmes. Rien à voir avec la folie des deux derniers mois. Le service s'est même vidé de moitié et mon interne m'a indiqué sur le ton de la confidence que les conversations privées et les réussites avaient pris le dessus sur les soins aux patients.

Mouais, va falloir que j'en recadre certaines si je comprends bien...

- Et Raphaëlle ?

- Toujours les mêmes cauchemars. Elle n'a pas noté grand-chose dans le carnet que tu lui as donné mais maintenant elle parle sans cesse d'un couloir dans un bâtiment en ruines et d'une petite fille en robe blanche.

- Hum. La petite fille pourrait être son propre enfant. Et le couloir, une référence peut-être à l'incendie.

Elle mange mieux ?

- Pas vraiment. On a continué ton système mais même comme cela, elle a beaucoup de mal à s'alimenter. Elle est bouffée par le stress.

- Ça se comprend. Bon, je vais aller la voir. Tu rentres toi ?

- Ouais, et je n'attends qu'une chose, m'écrouler dans mon pieu !

- Je croyais qu'il faisait calme dans le service ?

- Putain Matt, on est que quatre mecs dans le service ! Tu as déjà vu quand elles discutent toutes ensemble les filles ? Ça me donne un mal de crâne pas possible. Et puis tu penses bien que je peux rarement intervenir dans les conversations !

- Fait un gosse et tu pourras discuter biberons et premiers repas.

- Fous-toi de ma gueule Matt ! On verra bien quand ce sera ton tour.

- Tu peux toujours attendre dans ce cas.

Rien d'autre à me dire ?

- Non. La routine. Ah si, on a enfin reçu la commande de matériel.

- Il était temps.

- Ah, Matt,...ne lui parle surtout pas de son gosse.

- Pourquoi ?

- Elle l'a évoqué à plusieurs reprises avec Isabelle et Maryse tout en leur disant qu'elle ne voulait pas aborder le sujet avec toi et hier...je sais pas elle a pété un câble. Elle a dit qu'elle ne voulait plus jamais en parler. Je me suis dit que...

- Que ?

- Qu'elle ne l'avait pas souhaité ce gamin.

- J'y ai pensé aussi.

Avec une certaine appréhension je pousse la porte de la chambre 35. Merde, elle ne va vraiment pas bien du tout. Yann m'avait dit que ses joues étaient creusées et qu'elle avait des cernes profondes mais la voir ainsi de face, ça me fout un véritable choc.

Au moins, quand elle me voit, son visage se détend et elle m'accueille avec un vrai sourire.

- Bonjour Docteur Goriaux.

- Bonjour Raphaëlle.

Yann m'a expliqué la situation. Je ne vais pas vous cacher que vous m'inquiétez. Je ne peux pas vous peser pour le moment mais je sais que vous avez maigri. Vous devez manger Raphaëlle, vous n'aurez jamais la force nécessaire pour aller au bout de votre rééducation si vous ne vous alimentez pas correctement.

- Je n'y arrive pas. Ces flashs...

Le docteur Larsimont vous a parlé du couloir ? De la petite fille ?

- Oui.

- Je ne sais pas ce que ça veut dire mais cela me terrifie.

- Je vous ai promis de ne rien vous cacher alors...sachez que ce matin je vais faire une recherche à votre sujet dans une vaste base de données qui comprend une grand majorité des dossiers des hôpitaux de France. Maintenant que je connais votre prénom, j'ai peut-être une chance de retrouver votre dossier et des informations à votre sujet.

Votre plateau va bientôt arriver. Je vous en prie, il faut manger, vous devez reprendre des forces. Je sais que vous êtes terrifiée à cause des souvenirs qui vous reviennent en mémoire mais vous n'êtes pas seule. Mon équipe et moi-même nous sommes là pour vous aider. Je reviendrais vous voir dans deux ou trois heures et nous discuterons de vos cauchemars. Je sais bien que cela ne sera pas très plaisant pour vous mais c'est nécessaire. Et la police attend impatiemment de pouvoir vous interroger alors il vaut mieux que vous y soyez bien préparée car eux, ils seront direct et ils ne chercheront pas à vous ménager.

Raphaëlle me fait un petit signe de tête et je la quitte très vite pour aller m'enfermer dans mon bureau.

L'inspecteur franco-belge m'avait indiqué qu'il y avait un certain nombre de données à encoder avant d'avoir accès aux dossiers médicaux d'une grande majorité des français et effectivement, je perds presque 10 minutes rien que pour me connecter au système.

J'encode rapidement les critères dont je dispose et j'attends avec impatience le résultat de ma requête.

Quand je découvre la liste, je soupire presque de soulagement : seuls 25 dossiers peuvent correspondre. Je me rappelle aussi les indications du policier de ne pas me focaliser sur la couleur des cheveux et d'essayer d'imaginer Raphaëlle avec une tignasse blonde, rousse ou noir et non châtain clair comme maintenant.

J'examine avec attention toutes les données comme la taille et le poids et lorsque je prends la fiche signalétique de la seizième patiente, je sais que je l'ai trouvée. J'écarquille les yeux lorsque je lis les informations que me fournit le système.

Raphaëlle Corenzi

Date de naissance : selon la patiente, le 15 septembre 1986

Profession : Inconnu

Personne à contacter en cas d'urgence : Néant

Groupe sanguin : O positif

Médecin traitant : inconnu

Remarques : patiente trouvée évanouie Rue Espariat à Aix en Provence sans aucune pièce d'identité et présentant de graves troubles de mémoire.

Césarienne d'urgence pratiquée le 11 juin 2012.

Enfant viable de sexe masculin.

La patiente ne connait pas le père de l'enfant.

Présence de nombreuses ecchymoses sur l'ensemble du corps.

C'est quoi encore ce bordel ?

Je lis attentivement les renseignements indiqués par la maternité du CH d'Aix en Provence.

Raphaëlle avait quitté la maternité 4 jours après avoir accouché avec son fils, prénommé Thomas. Ne disposant pas de sa carte d'identité, l'hôpital avait pris une photo d'elle pour le dossier médical. Les coûts de son séjour sur place avaient été pris en charge par l'hôpital et comme apparemment elle n'avait aucune couverture en matière de santé, Raphaëlle avait signé une décharge et était partie sans que personne ne se soucie d'elle.

Interloqué, je contacte immédiatement la maternité du CH d'Aix en Provence et je demande à parler à sa responsable, le docteur Léonor Espozito -Staiano

- Oui, bonjour, je suis le Docteur Goriaux du service de Chirurgie orthopédique et traumatologique de l'hôpital Pitié-Salpêtrière à Paris. Je vous contacte au sujet d'une de mes patientes qui a accouché chez vous en juin 2012.

- Vous avez son nom ?

- Raphaëlle Corenzi.

- Ah oui...

- Vous pourriez m'expliquer les circonstances de son admission ?

- Je me suis moi-même occupée de cette personne et je m'en rappelle très bien. Elle avait été amenée aux Urgences par une dame qui l'avait trouvée évanouie dans la rue. Elle était vraisemblablement au terme de sa grossesse et les examens que nous avons pratiqués ont démontré une souffrance fœtale du bébé. J'ai donc opté pour une césarienne en urgence.

Lorsque je suis allée la voir le lendemain dans sa chambre, cette personne semblait souffrir de pertes de mémoires importantes. Elle ne connaissait pas le père de son enfant, ou elle ne voulait pas le dire, et elle n'a pu me donner que son nom, son prénom et sa date de naissance. Nous avons fait des recherches et comme nous n'avons rien trouvé à son sujet nous avons supposé que cette personne vivait dans la rue. Elle n'avait aucune couverture sociale et médicale, elle n'était inscrite dans aucune commune. L'hôpital a pris en charge les frais et 4 jours après la naissance de son fils, cette personne nous a demandé si elle pouvait partir. Elle s'était bien remise de la césarienne, il n'y avait aucun risque majeur pour sa santé et comme elle a signé une décharge, nous ne pouvions la retenir. C'est souvent le cas avec les personnes sans papier et sans abris. Elles ne veulent pas rester longtemps et dès qu'elles sont remises sur pied, elles partent.

- Vous n'avez pas,...je ne sais pas moi, demandé des informations à la police ou les services sociaux ?

- Je me suis renseignée auprès de la police pour voir si cette personne avait déposé une plainte pour maltraitance mais son nom était inconnu des fichiers.

- Pour maltraitance ?

- Cette patiente était vraisemblablement une femme battue mais s'il n'y a pas de plainte ou si la personne ne parle pas, nous ne pouvons rien faire.

- Je vois.

- Nous avons même demandé à ce qu'une recherche soit faite parmi les personnes portées disparues mais là encore, la police n'a obtenu aucun résultat.

- D'accord. Docteur, je devrais peut-être vous recontacter dans les prochains jours au sujet de cette patiente.

- N'hésitez pas mais, je ne vois pas ce que je pourrais vous apporter de plus comme informations.

Merde...merde et merde !

Abasourdi par ce que je viens d'apprendre, je reste un instant prostré dans mon fauteuil.

Qui es-tu Raphaëlle ?

Je songe à nouveau aux paroles du Docteur Espozito –Staiano.

Une femme battue ? Cela pourrait expliquer pourquoi elle n'a pas révélé le nom du père de son enfant et pourquoi elle se retrouve à Paris aujourd'hui.
Mais ce gamin ? Où est-il à présent ?

Et le faux toubib, il vient faire quoi dans l'histoire ?

Complètement déboussolé, je me dirige à nouveau vers la chambre de Raphaëlle. Au passage, je croise Isabelle qui m'informe que ma patiente semble avoir retrouvé un certain appétit.

- Elle vous apprécie Docteur. Votre retour l'a véritablement soulagée.

Je fronce les sourcils. Ça veut dire quoi ça ?

Habitué à entendre tout et n'importe quoi sur mon dos, je me méfie de cette petite remarque. Les paroles sont très vites déformées, j'en sais quelque chose, et avec les spécialistes en colportage de rumeurs qui se trouvent dans mon service, il va falloir que je surveille attentivement les conversations moi !

Raphaëlle comprend très vite que je suis préoccupé. Je m'assieds près d'elle et je lui explique ce que j'ai découvert à son sujet.

Contrairement à ce que je croyais, l'évocation de son fils ne l'aide pas à retrouver quelques souvenirs supplémentaires.

- Je n'ai pas envie d'en parler Docteur. Je...je ne sais pas c'est trop...douloureux.

- Mais...mais vous ne voulez pas savoir où il se trouve, s'il va bien, s'il...

- Je ne veux pas en parler.

Sa voix tranchante et assurée vient confirmer mes soupçons au sujet de son gamin. Je note mentalement de trouver une psychologue compétente pour qu'elle puisse se confier plus facilement et évoquer son traumatisme.

Je lui fais part ensuite de ma dernière réflexion : je suis persuadée que son nom de famille, celui qu'elle a donné à Aix n'est pas son vrai nom.

- Pourquoi aurais-je menti ?

- Aucune idée. Pour te protéger peut-être ?

Je me relève lentement du lit et je me tourne vers la fenêtre pour cacher mon trouble.

Depuis quand ai-je pris l'habitude de tutoyer mas patients ?
Jamais.

Dans ma tête de nombreuses hypothèses commencent à se former et je repense aux paroles de l'inspecteur au nom pas possible.

- Docteur Goriaux, que se passe t-il ?

- J'essaie de comprendre. C'est comme si j'avais face à moi un puzzle, un puzzle dont je possède toutes les pièces mais qui sont impossibles à assembler.

Je sais que tu ne veux pas en parler avec moi mais...tu ne veux pas que j'essaie de faire des recherches au sujet de ton fils ? Il n'était pas dans l'immeuble et...

- Quelqu'un s'occupe de lui je suppose.

Je sens que je n'arriverais à rien à ce sujet. Ça me chiffonne quand même qu'elle ne tient pas à avoir des nouvelles de son enfant ou qu'elle ne s'inquiète pas plus à son sujet.

A moins...Qu'elle ne le considère pas vraiment comme son enfant ?

J'oriente finalement la conversation sur ses cauchemars et je lui demande si cela lui a permis de se rappeler d'autres périodes de sa vie.

- Non...il n'y que ce couloir sale dans ce bâtiment abandonné qui revient sans cesse. Parfois j'ai l'impression que je suis cette petite fille. Mais dans ce cas, qu'est-ce que je fais dans cet endroit aussi horrible ? Pourquoi ce rêve me semble-t-il aussi réel ?

- Peut-être qu'il s'agit d'un réel épisode de ta vie.

Une nouvelle fois, les paroles de l'inspecteur résonnent dans ma tête et je songe alors à une théorie absolument farfelue mais je compte garder pour moi dans l'immédiat.

Je demande à Raphaëlle d'essayer de se concentrer sur ses derniers rêves et de tout noter dans son petit carnet. Je vois à sa tête qu'elle est épuisée et je décide de la laisser se reposer, le temps que j'aille faire un tour dans les autres chambres. Très vite je me rends compte que mon esprit est ailleurs. Pour la première fois depuis que j'ai atterri dan un hôpital, j'éprouve les pires difficultés à me concentrer. Et je sais ce que c'est, c'est ce putain d'attachement contre lequel j'exhorte mes collègues à lutter.

Raphaëlle me fait pitié. Sa situation m'attriste bien plus que la normale et l'absence de proches à ses côtés me fait douloureusement penser à ma propre expérience.

Après avoir engueulé comme il se doit l'une des aides-soignantes pour l'avoir surprise pendue à son smartphone en pleine conversation érotique avec son petit ami, je sursaute en entendant un hurlement déchirant. En comprenant qu'il provient de la chambre de Raphaëlle, je m'y précipite sous le regard ahuri de la pauvre fille qui vient de se prendre un savon de ma part.

Je découvre ma patiente à moitié assise dans son lit, le corps tremblant et serrant le drap de toutes ses forces.

Pour ne pas lui faire peur, ou en tout cas, ne pas la terroriser encore plus, je m'avance très lentement vers elle et je lui parle doucement.

- Raphaëlle ? Tu es en sécurité, il n'y a personne à part moi.

- Docteur Goriaux ?

Elle semble enfin avoir remarqué ma présence et quand je m'assieds sur son lit, elle tend son bras valide vers moi. Instinctivement, je m'approche d'elle et je la laisse se blottir contre moi tandis qu'elle se remet à pleurer.

Quand elle se calme et qu'elle s'écarte de moi, elle me dit en chuchotant :

- Cette petite fille...c'est moi.


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