Culpabilité

Je n'ai pas le temps de réaliser la portée de mon geste : Yann me bipe et moins de dix minutes plus tard je me retrouve au bloc pour opérer l'une des victimes d'un violent accident de la circulation.

- On a quoi Chris ?

- C'est le conducteur d'un scooter qui a chuté lourdement au début du Quai d'Austerlitz. Les témoins ont expliqué qu'il avait voulu éviter un piéton et il s'est fait percuté par une BMW qui ne respectait pas les limitations de vitesse.

Fracture du bassin, instabilité rotatoire, pas d'atteinte complète des structures ligamentaires postérieures. Ah oui et brûlures au second degré. Les radios thorax, bassin et échographie abdominale c'est fait.

- Et le conducteur de la BMW ?

- Il a foncé dans un arbre après le choc avec la moto. Son pronostic vital est engagé. Dimitri s'en occupe.

- Ok. Merci Chris. La famille est prévenue ?

- Oui. Je ne sais pas comment mais son smartphone s'en sort sans casse. Son épouse va arriver. On a pu la joindre tout de suite.

Encore un qui va venir rejoindre mon service pour au moins une semaine.

Au moins l'opération se déroule parfaitement. C'est déjà ça.

Il est une heure et demie du matin lorsque je regagne les couloirs de mon service et dès qu'elle me voit, Maryse se précipite vers moi :

- Madame De Montferrat a foutu le camp !

- QUOI ?

- Elle a refusé son souper puis elle a exigé que son fils vienne la chercher pour qu'elle puisse aller s'installer chez lui.

J'ai demandé aux filles de surveiller le couloir mais elle a réussi à nous filer entre les jambes. Nous étions occupées chez Monsieur Blombaye qui était en train de s'étouffer en vomissant son repas.

Yann est parti en Réa pour essayer de la retrouver.

- Non mais je te jure, celle-là, dès qu'elle regagne sa chambre je l'enchaîne à son lit !

Yann revient une demi-heure plus tard avec Madame de Montferrat et, en raison des évènements de la soirée, je ne suis pas d'humeur à me montrer clément avec elle. Je lui gueule dessus, la traitant d'inconsciente et je la menace de l'attacher à son lit si elle décide encore une fois de sortir de sa chambre.

J'ai peut-être fait très fort mais merde, si elle se casse la figure, elle est repartie pour une opération et à son âge,...on ne guérit pas comme ça en un claquement de doigts.

Et puis je n'ai pas envie d'avoir ensuite la famille sur le dos ou une plainte pour une erreur médicale.

Le temps de refaire un briefing avec toute l'équipe, il est trois heures du matin lorsque je peux à nouveau souffler un peu.

Je repense alors à l'énorme connerie que j'ai faite en début de soirée. Mais putain qu'est-ce qui m'a pris bon dieu ?

Lorsque je quitte le bureau des infirmières après notre petite réunion, je demande à Maryse de faire le tour des chambres tandis que je me rends dans mon bureau. En six ans, et même avant, pendant mon internat, je n'ai jamais perdu les pédales, jamais. Pourtant, j'avais déjà été confronté à quelques patientes qui m'avaient clairement fait du rentre dedans sans que cela ne me fasse quelque chose.

Jeune interne à Bordeaux, je me rappelle de cette dame d'une quarantaine d'années et qui en paraissait bien dix de moins que j'avais découverte à moitié nue dans sa chambre. J'avais appris plus tard qu'elle l'avait fait exprès et qu'elle s'attendait à ce que je me montre intéressé. Sauf que je l'avais remise à sa place et que j'avais continué à la soigner tout en lui montrant clairement à quel point j'étais indifférent à ses désastreuses tentatives de séduction.

Si Raphaëlle avait agi de la même manière, nul doute que je lui aurais fait comprendre, peut-être un peu plus subtilement vu son état, que je n'étais pas intéressé.

Mais elle n'a rien fait. Elle n'a même pas essayé de me séduire.

Et pourtant, lorsque je me suis retrouvé assis à côté d'elle, j'ai réalisé que je mourrais d'envie de l'embrasser.

Et elle ne m'a pas repoussé. Non, évidemment. Puisque selon Nadia je lui plais.

Etant donné que je connais son passé, je sais qu'elle n'a jamais vécu d'instants similaires et la manière dont elle s'est abandonné dans mes bras me fait peur. Raphaëlle n'a aucune expérience en la matière.

J'aurais pu continuer à l'embrasser pendant des heures...

Non, non et non. Je ne peux pas penser comme ça. J'ai toujours mis un point d'honneur à dissocier boulot et privé et ma profession m'interdit d'avoir ce type de comportement totalement déplacé.

Il faut à tout prix que je réprime mes pulsions. Putain, je suis au boulot là et je risque gros si je dépasse les bornes une nouvelle fois.

Je réalise que je redoute de retourner auprès de Raphaëlle.

Quelle va être sa réaction ?

Va-t-elle se rendre compte elle aussi que c'était une erreur ou...

Non, je ne veux pas songer à une autre possibilité. Et qu'est-ce que je vais dire à Nadia moi ? Je dois la revoir pendant mes jours de repos, je n'oserais jamais lui dire que j'ai déconné.

J'ai l'impression d'avoir franchi un point de non-retour. Pire, j'ai apprécié la tenir contre moi. Je n'aurais jamais dû me montrer aussi familier avec elle, j'aurais dû continuer à la vouvoyer, j'aurais dû...mais c'est trop tard.

Assis dans mon fauteuil je me prends la tête entre les mains.

- Pardonne-moi Vicky...

Je quitte l'hôpital à 7h30 en ayant une nouvelle fois demandé à Maryse de faire le tour des chambres. Comme elle n'a rien à me signaler, je ne m'attarde pas et je regagne mon appartement en mode zombie.

Je me couche dans mon lit mais je n'arrive pas à trouver le sommeil. J'ai trahi Vicky, j'ai trahi la promesse que je lui ai faite sur sa tombe. Nadia a beau me dire que je dois continuer ma vie, que je dois arrêter de culpabiliser mais je n'y arrive pas. Nous devions nous marier, Vicky et moi. Je m'apprêtais à lui promette de l'aimer toute ma vie. Pourquoi aurais-je le droit d'être à nouveau heureux alors qu'elle n'est plus là ?

Je finis par sombrer dans un sommeil agité. Je rêve de Vicky, je revois le moment où nous avions signé la promesse de vente pour notre appart, je revois le moment où je l'avais demandée en mariage, je revois aussi son désappointement face aux tests de grossesse négatifs puis j'ai l'impression d'être emporté dans un tourbillon : ma vision semble se brouiller pour redevenir plus claire lorsque je revis l'arrivée de Raphaëlle aux Urgences.

Je me réveille vers 14 heures le corps ruisselant de transpiration. Je prends rapidement une douche puis mon estomac trop serré ne m'incite pas à manger plus qu'un sandwich. Pendant les deux heures qui suivent j'erre comme une âme en peine dans mon appart, tout en cherchant à remettre mes idées en place.

Je me revois le jour qui a suivi l'enterrement de Vicky, agenouillé devant sa tombe. Je lui avais juré qu'elle serait l'unique femme de ma vie et que jamais je ne pourrais en aimer une autre. Ça me semblait inconcevable. Un an après son décès, j'avais renouvelé cette promesse car envisager une nouvelle relation, c'était comme la tuer à nouveau. Parce que jamais je ne pourrais rayer les dix merveilleuses années que j'ai passées avec Vicky

Raphaëlle....je ne peux pas jouer avec elle. Je ne peux pas lui laisser espérer quoi que ce soit de ma part. Et ça me tue. Ça me tue parce que je sais que je vais lui faire du mal. Beaucoup de mal.

Une partie de moi, de ma vie, se trouve enfouie dans l'une des allées du cimetière de la Chartreuse à Bordeaux et ça, je ne peux pas lui expliquer.

Je repense à l'une des questions que Nadia m'avait posée lors de notre dernière séance et je ne sais toujours pas y répondre. Je ne sais toujours pas ce que j'attends de la vie, je n'arrive pas à me projeter dans le futur, à faire des projets comme lorsque Vicky était à mes côtés.

Je refuse d'attribuer à une femme, Raphaëlle ou une autre, le rôle de conjoint de substitution parce que je sais qu'immanquablement je passerais mon temps à comparer et que je ne pourrais jamais lui donner la même affection.

Lorsque je reprends le chemin de l'hôpital je suis épuisé psychologiquement. Et je ne sais toujours pas ce que je vais faire avec Raphaëlle.

J'écoute distraitement Sylvie me faire le point de la journée. Madame de Montferrat a encore causé de nombreux ennuis et, étant donné qu'elle est arrivée au terme de son hospitalisation chez nous, du moins au terme de la durée normale, elle a demandé à Simon de prendre position. Tout le monde est sur les nerfs à cause de cette femme et si nous ne prenons pas une décision rapidement, ça va péter dans tous les coins. Et moi qui ne suis déjà pas très bien, je risque de me montrer très méchant si ça part en vrille.

Je décide finalement de prendre mes responsabilités, après tout, je gère le service depuis un an et demi : je passe voir Simon dans son bureau à l'étage de la stomatologie pour lui indiquer que je vais demander à la famille de Madame de Montferrat de venir la chercher dans la journée. Et s'ils refusent, que je vais organiser son retour au home où elle réside. Bizarrement, il ne cherche même pas à me contredire. Je comprends pourquoi lorsque je manque de foncer sur Morgane lorsque je quitte la pièce. Les rougeurs qui apparaissent immédiatement sur ses joues me font comprendre pourquoi Simon était aussi pressé que je dégage.

Je n'imaginais pas ces deux-là ensemble mais voyons le positif : au moins l'infirmière ne me courra plus après.

Tandis que je regagne lentement mon service, je songe alors que Simon m'avait dit juste après son divorce qu'il n'était pas prêt de se remettre en couple avec une femme. Cela ne fait même pas un an et le voilà qui invite Morgane dans son bureau ?

Lorsque je m'installe à mon bureau, je consulte rapidement les dossiers des patients puis lorsque je me rends compte qu'Ingrid doit actuellement se trouver avec Raphaëlle, je me dirige rapidement vers sa chambre.

Je salue ma patiente d'un bref signe de tête, je lui pose quelques questions de routine au sujet de sa rééducation puis je sors de la chambre avec Ingrid.

J'envoie ensuite un mail à Nadia pour annuler notre séance prévue dans deux jours et lui demander de faire le point avec Raphaëlle au sujet des souvenirs qu'elle a de son arrivée à Paris et de sa présence dans l'immeuble de la rue Dunois.

La nuit passe rapidement. Juste avant de partir, je retourne voir Raphaëlle vers 8h au moment où elle reçoit son petit déjeuner car je ne veux pas me retrouver seul avec elle. Je lui explique rapidement son programme de la journée puis je lui indique que Yann s'occupera d'elle pour les trois jours suivants étant donné que je ne travaillerai pas.

Je dois me forcer pour me montrer distant et détaché alors qu'au fond de moi cela bouillonne. J'ai bien vu qu'elle était déstabilisée par mon attitude mais qu'est-ce que je peux faire ?


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Quelques petits évènements dans le service qui permettent à Matt de ne pas trop penser à Raphaëlle.

Bien entendu, il ne pourra pas toujours l'éviter. Comment va t-il faire maintenant à votre avis ? 

Il n'a manifestement toujours pas fait le deuil de Vicky mais il avoue avoir apprécié tenir Raphaëlle contre lui. Comment va t-il régler ce conflit intérieur ? Va t-il y parvenir ?

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