Chapitre 6

14/04/224,   12h32

Trois ans. Cela faisait presque trois ans que Lucie subissait test sur test, contrôle de connaissance en tous genres, épreuve physique et renforcement musculaire et autres activités diverses. Ses journées étaient rythmées par les prises de sang, les analyses, les cours, les repas...
Et les souvenirs... ils étaient revenus en masse, un par un, chaque fois plus terrifiant que le précédent.
Lucie n'avait pas cessé de poser des questions, auxquelles elle n'avait presque jamais de réponse. Sa frustration était telle qu'elle se promettait de faire un mauvais coup au WICKED. Elle ne savait pas encore quoi, mais elle avait plein d'imagination et ne manquait pas d'idée. Elle trouvera. Elle ne sait pas exactement quand mais elle trouvera. Depuis l'épisode de sa crise d'angoisse quand elle avait sept ans, elle n'en a pas refait.
La jeune fille avait bien grandi et avait désormais dix ans. Ses longs cheveux blonds lui descendaient jusqu'en bas du dos et, bien que très mince, le corps de la blondinette s'était renforcé. En quelques années elle avait appris tant de choses... le WICKED ne lui avait rien caché sur la condition du monde extérieur, mais Lucie n'en avait plus très peur. Du moins parce qu'elle se savait en sécurité au sein du complexe.
Les garçons qu'elle observait en secret derrière le réfectoire avait mûri eux aussi. Ils devenaient de plus en plus mignons. L'un d'entre eux en particulier.
Lucie rougit. Elle commençait à s'intéresser de plus en plus aux garçons, même à seulement dix ans.
Elle finit son repas du midi qu'elle avait pris en retard et sortit de la petite pièce terne habituelle. Severina, qui l'attendait dehors, lui fit un sourire et l'entraîna vers les douches.
Après s'être lavée, la jeune fille s'avança vers la salle de réflexion intensive. Le cours était centré sur des problèmes ouverts, ou des casses-têtes en tous genres. Sudoku, rubixcube, mots croisés faramineux... Lucie ramait parfois mais adorait se confronter à ce genre d'exercices.
Un raclement de gorge la ramena à la réalité. Elle leva les yeux sur Mme Doliton, professeure de pensée critique, comme ils disaient.

— Quand tu cesseras d'être dans la lune, tu me diras exactement pourquoi la femme du métro F85 ne pouvait pas se trouver dans les rames n°3, n°5 et n°8 à 13h47, et pourquoi a-t-elle décidé de s'arrêter quatre stations plus loin pour prendre une correspondance ligne 5b au lieu de garder le même métro ligne 12b ?

Et merde...
Lucie savait pertinemment que la solution existait. Pour n'importe qui, ce problème n'aurait ni queue ni tête, mais Mme Doliton avait en secret des problèmes de réflexion dont elle seule avait la réponse, bien évidement. Il suffisait juste de piger sa manière de penser. La solution que proposa Lucie n'a pas de sens apparent. Mais il faut connaître le problème mieux que la solution, sans quoi cette dernière devenait le problème. Mme Doliton avait pris cette phrase d'une certaine Mme Denton, professeur de la seconde partie du complexe, réservée aux sujets des groupes A et B. Lucie mit ses deux mains sur ses tempes, en proie à une intense réflexion.
Mme Doliton la fixa intensément. Elle attendait. Soudainement, la solution vint à Lucie, comme une ampoule qui s'allume.

                                ***

Plus tard, après le dîner, Lucie était assise dans un petit salon douillet, un livre à la main. À chacun de ses anniversaires, Lucie demandait un livre. Et des crayons. Pour s'évader de ce monde pourri. Les preux chevaliers et les belles princesses la faisaient rêver et imaginer un avenir meilleur. Les bouquins n'étaient pas tous neufs, ils dataient de très longtemps. L'un deux, "Alice au Pays des Merveilles", de Lewis Carol, en 1865, avait plus de 400 ans ! Le livre avait été recupéré dans une vieille décharge, jetté au temps des éruptions solaires.
Le monde imaginaire dans lequel avait atterit la petite Alice la fascinait.
Lucie était tellement embarquée dans sa lecture qu'elle ne vit même pas que Severina était entrée et qu'elle s'approchait. L'assistante posa doucement sa main sur l'épaule de la jeune fille, qui sursauta. Lucie se retourna, surprise.

— Oui ?

— Il est temps d'aller te coucher. Ce n'est pas parce que tu grandis que tu a le droit de dormir plus tard.

— Je sais.

Elle se leva, corna une des pages du livres - chose exceptionnelle, car elle avait perdu son ancien marque-pages - et le ferma avec un bruit sourd. Elle partit à travers un dédale de couloirs désormais familiers et parvint devant sa chambre. Severina la retint alors qu'elle franchissait le seuil.

— Lucie ?

— Oui ?

La jeune femme sembla chercher ses mots.

— N'oublie pas que tu vas bientôt en savoir plus sur ce que nous faisons ici.

— Comment ça ? interrogea Lucie.

Severina parut regretter d'être allée trop loin dans ses révélations.

— Non, rien. Passe une bonne nuit.

— Sev...

— Non, Lucie.

— Ça m'agaçe quand t'es comme ça. Si tu crains que je te pose des questions, retiens ta langue !

Le visage de l'assistante changea brusquement de couleur et vira au rouge. Elle haussa le ton.

— Ne me parles plus comme ça. Est-ce bien clair ?

— Tu n'es pas ma mère. Je fais ce que je veux. Je ne suis sous aucun contrôle parental depuis que mes parents sont morts !

Elle avait crié ses derniers mots. Severina déglutit, et foudroya Lucie de son regard noir.
Cette dernière savait pertinamment qu'elle avait blessé son assistante. Mais elle n'en pouvait plus qu'on la prenne pour une pauvre gamine sans défense.
Elle prenait de l'âge, quoi que le WICKED puisse faire, et les choses allaient bientôt changer. Severina se reprit et leva la main droite. Lucie crut qu'elle allait la frapper alors elle poussa la jeune femme hors de l'encadrement et claqua la porte en vitesse. Comme elle ne pouvait pas s'enfermer de l'intérieur, elle mit tout ce qui passait sous sa main devant la porte, afin de la bloquer si Severina décidait de forcer la poignée. Deux chaises, une table de nuit et une commode blanches se retrouvèrent entassées devant l'entrée. Essouflée, Lucie resta plantée devant l'amoncelement d'objets, comme si elle s'attendait à voir un monstre défoncer la porte et tout envoyer valser.
Dix minutes passèrent, pendant lesquelles Lucie se demanda si Severina était derrière la porte. Sinon, était-elle partie ? Avait-elle appelé des renforts correctionnels pour la remettre à l'ordre ? Un bélier ? Des gardes ? Lucie se posait des questions alors qu'elle savait que seule la première était plausible. Elle se détendit. Puis, prise d'une grande fatigue, elle se dirigea vers le petit lavabo dans un coin reculé de la pièce, séparé par une cloison et entreprit de se laver les dents et le visage. Elle se glissa ensuite dans son lit en soupirant, et remonta rapidement la couette à son menton. Le sommeil ne tarda pas à lui tomber dessus et elle s'endormit.

                                ***

Ce fut uniquement vers 01h15 qu'elle les entendit. Des coups. Frappés régulièrement contre le mur derrière sa tête. À des intervalles dont elle ne connaissait pas la signification. Cherchait-on à communiquer avec elle ? Lucie avait eu l'occasion de remarquer que plusieurs portes identiques à la sienne se trouvaient de part et d'autre de sa chambre. Y avait-il d'autres enfants, comme elle ? Dans ce cas, savaient-ils mieux qu'elle ce qui se tramait au WICKED ?
Elle fut tentée de répondre. Mais elle n'avait aucune idée dans quoi elle se lançerait. Les coups, au début timides et hésitants, avaient repris plus intensément. Lucie réfléchissait. Ce pourrait être un test, pour observer sa réaction mais comment ? Il n'y avait pas la moindre caméra dans sa chambre, à moins qu'elle soit cachée. Ou alors un piège ?
Les coups se stoppèrent. Alors Lucie essaya. Tant pis pour le reste. Elle se risqua à toquer doucement contre le mur et s'arrêta, de peur d'avoir été entendue. Seul le silence lui répondit. Soulagée, Lucie recommença.

On lui répondit. La jeune fille crut ne pas avoir bien saisi, tellement les coups étaient faibles.
Toc. Toc. Toc. Toc-toc.
Là, c'était clair. Il y avait bien quelqu'un dans la pièce d'à côté, et qui voulait lui transmettre un message. Mais quoi ? La réponse lui vint une seconde après. Mais oui ! Le langage morse ! Lucie failli éclater de rire, mais étouffa son gloussement. Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ? Seul souci, cependant : Lucie ne savait pas utiliser le code morse. Elle se frappa le front, frustrée. Elle savait ce qui lui restait à faire. Ça allait être risqué, compte tenu de sa dispute avec Severina, mais elle devait le faire. Ou à sa professeur de réflexion. Ou bien... à son professeur de technologie, M. Bench. Il était gentil, elle n'aurait qu'à jouer la désintéressée, faire la comédie, et tout irait bien. N'est-ce pas ? À supposer, bien sûr, qu'il s'en souvienne, ou même qu'il connaisse le langage. Si il lui posait des questions, elle lui répondrait que c'est pour sa culture personnelle.
Lucie se redressa sur sa couchette. Foutaises. Même si il ne se doutait de rien sur le moment, il pourrait bien deviner la véritable raison de cette demande et le sens caché de la proposition serait dévoilé à Severina, aux autres professeurs, aux supérieurs.
Lucie se mordit la lèvre inférieure. C'était vraiment osé comme mission. Mais elle devait obtenir le code.
Excitée par sa nouvelle priorité, Lucie se leva, et alla retirer le tas de meuble et autres jetés devant la porte. Elle remit le tout en place et actionna la poignée. Elle était froide. Et fermée. Bien sûr. Quelqu'un ou Severina avait dû verouiller la porte de sa chambre pendant qu'elle dormait.
Elle se retourna et prit une feuille et un stylo effaçable sur son bureau. Elle consacra une bonne partie de la nuit à réfléchir à ce qu'elle dirait à M. Bench après-demain pour qu'il accepte sans broncher de lui donner ce qu'elle voudrait. Une fois terminé, elle plia le papier en deux, le cacha entre le sommier et le matelas et éteignit la lumière avant de se recoucher, un sourire satisfait sur les lèvres.

Ça avait été compliqué de parler normalement avec Severina. La jeune femme, touchée dans son amour-propre, n'avait pas soufflé la moindre parole de la journée. Lucie essayait, en vain, de lui soutirer quelques mots. Mais rien n'y faisait. L'assistante gardait la bouche close. Lucie avait bien tenté de discuter des langages secrets avec sa professeure de mathématiques, et celle de réflexion mais elles maintenaient le fait de ne rien savoir. Dépitée, la jeune fille n'en savait pas moins désormais ce qu'il lui restait à faire.
Le lendemain, elle décida de mettre son plan à éxecution.

                                ***

Elle regardait M. Bench depuis dix bonnes minutes à présent. L'homme lui expliquait comment réparer une trotinette électrique, et Lucie l'écoutait attentivement. Puis, lorsqu'elle jugea le moment opportun, elle vola un bout de papier et commença à gribouiller dessus, l'air de rien.
Un trait. Puis un autre. Puis un point. Puis un trait.
Le bruit du crayon gris sur la feuille attira l'attention du professeur. Il leva la tête et tourna les yeux vers Lucie qui continuait à griffonner.

— Tu fais quoi ? lui demanda-t-il.

— Oh ? Rien de spécial.

— Montre un peu...

L'homme fit glisser la feuille jusqu'à lui. Son visage s'éclaira.

— Mais c'est du morse, que tu me fais là !

— Ah oui ? répondit Lucie. Peut-être bien...

— Où as-tu vu ce langage ?

La jeune fille mit un doigt sur son menton, faisant mine de fouiller dans sa mémoire.

— Hum... je crois... oui ! Je crois bien que c'est ma mère qui m'en avait parlé.

Le professeur sourit tristement.

— Elle m'avais promis de me l'apprendre... mais elle n'en a pas eu le temps.

M. Bench passa une main sur le crâne de Lucie.

— Et ça t'intéresse vraiment de le savoir ?

La blondinette laissa planer un blanc avant de rétorquer.

— Bien sûr que oui. Ma mère avait l'air tellement contente de me le transmettre.

M. Bench observa Lucie un instant. L'enfant avait vu mourir ses parents sous ses yeux. Il pouvait bien lui accorder cette faveur.

— Bon. Très bien.

Lucie releva la tête.

— Je vais te l'enseigner.

— C'est vrai ?

— Exact. D'abord je vais t'écrire l'alphabet morse, avec les lettres correspondantes en face.

— Super ! Merci ! s'enthousiasma Lucie.

Le pauvre M. Bench ne se doutait pas le moins du monde qu'il se faisait manipuler par une gamine de seulement dix ans. Lucie exultait intérieurement. Finalement, elle pouvait être très bonne actrice quand elle voulait.

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