Parallèlide

Cosmo se laisse tomber sur un vieux capot de voiture rouillée. À cause du manque de vent, ses pas pressés ont tracé derrière lui une barrière de poussière encore en suspension. Les poumons en feu, il tousse dans sa main et essuie sur son short le sang qui s'y dépose : ces derniers jours, il a perdu en endurance. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir écouté les consignes sanitaires, qui priaient de ne pas courir plus que besoin. De toute façon, c'est comme ça ici : pour être bien vu de la société, il ne faut pas donner à l'air vicié une bonne raison de tuer plus vite qu'il ne le fait déjà. Aujourd'hui, la course de Cosmo lui aurait sûrement ôté deux bonnes années d'espérance de vie s'il ne se savait pas condamné à mort pour son escapade clandestine. Les autres vieux s'entêtent à vouloir vivre jusqu'à vingt-cinq ans, mais pas lui. « Pour participer activement à la croissance économique ! » qu'ils disent. « Un humain trop vieux est un humain moins productif. » Ben voyons. Cosmo en a dix-sept et n'a jamais aimé travailler pour la Grande Croissance. Il a déserté son usine. Et donc sa vie.

Le temps de retrouver une respiration stable, il observe devant lui l'étendue de déchets aux relents piquants de plastique fondu. Un peu partout, d'immenses tours métalliques se dressent, servant à capter les minuscules rayons cosmiques qui fournissent la Terre en énergie. Son journal de plastique en main, il se cache du soleil étouffant de janvier à l'ombre de l'ancien véhicule. Prions pour qu'on ne le trouve pas tout de suite : il voulait lire les derniers articles de son quotidien avant de sortir du champ de fer pour son exécution.

« Psst ! »

Dans un sursaut, il se tourne vers un vieillard de bien vingt-sept ans. Dégarni et la peau rongée par on ne sait quelle substance acide, il pointe son doigt tordu sur lui. Que fait-il ici, au lieu de faire son Service Citoyen à l'usine, comme tout le monde ?

« Vot' journal » dit-il. « Il parait qu'ces putains d'terroristes ont encore lancé une de leur bombe verte, j'veux lire ce qui s'en dit. »

Ah, oui, les écologistes. Cosmo tend la feuille de plastique blanc tatouée d'encre à l'inconnu, qui le remercie d'un clin d'œil. Il se gardera bien de dire ce qu'il en pense, lui, de leur bombe verte ; il ne veut pas gaspiller ses dernières heures dans un débat qui le placera encore dans le mauvais rôle.

Cette fois, c'était une forêt entière. Les écolos ont réussi, grâce à une de leur technologie détournée, à faire pousser trois hectares de verdure à la place du champ de fer d'Amazonie. Il y a trois mois, leur crime a été de réintroduire le dernier animal, ce nuisible que le gouvernement avait presque réussi à faire disparaître ; le rat. Cosmo aime les rats, comme il aurait voulu aimer les autres espèces si elles existaient encore. Mais il avait été sérieusement bridé pour ses idées extrémistes en disant qu'il s'agissait d'une bonne nouvelle ; le rat transporte des maladies, et si jamais l'humanité les laissaient proliférer, la Grande Croissance allait forcément ralentir à cause des morts. Il fallait au moins que les citoyens aient le temps de se reproduire pour assurer le bon turn-over de l'usine. « Et comment faire si tout le monde meurt ? » lui avait-on reproché.

« Monde de fous » soupire le vieux en le tirant de sa rêverie. « Et dire qu'ça existe encore des gens aussi égoïstes. V'rendez compte ? Préférer faire pousser des plantes au lieu d'agir pour l'bien de tous. C'est pas comme si on avait dix milliards de travailleurs à faire bosser pour suivre le rythme de la croissance ; on peut pas s'permettre de perdre du temps avec les trucs inutiles. Hein, vous pensez pas ? »

Non, il ne pense pas. Il le pense encore moins depuis qu'il a assisté à un séminaire sur l'écologie. Les gens appellent ça de la radicalisation, mais Cosmo voit autre chose. Un espoir, peut-être. Car grâce à feu son père, il a appris la vérité.

Haussant les épaules, il déclare :

« Vous savez que des chercheurs australiens de la Central Cosmic Research ont découvert une potentielle preuve d'un univers parallèle ?

— Hein ? s'exclame le vieux en riant. Z'êtes pas sérieux, ça existe que dans la fiction, ça !

— Et pourtant ; c'est en étudiant le comportement des particules cosmiques qu'ils en sont arrivés à cette conclusion. Il existerait un monde similaire au notre où tout fonctionne en inversé. Un monde miroir, en somme. Ils l'ont nommé Parallèlide. »

L'inconnu hoche la tête d'un air circonspect. Cosmo s'en doutait : il sait que ça paraît fou, mais c'est avéré ! Son père faisait partie de l'équipe et l'a nommé ainsi pour qu'il n'oublie jamais sa découverte : Cosmo comme les rayons.

« Comprenez, retente-t-il. Un monde inversé ! Cela voudrait dire que là-bas, les humains sont des amoureux de la nature et veulent fuir la Grande Croissance. Peut-être même qu'ils vivent avec des animaux. »

Cette fois, le vieillard éclate d'un rire tonitruant.

« Bon Dieu, un monde de grands dégénérés ! J'vois pas comment ces idiots pourraient survivre en étant si proches de la nature. Z'imaginez ? Planter des arbres pour le plaisir ?

— Pas pour le plaisir, mais pour tous les bénéfices qu'ils pourraient nous apporter. Vous avez déjà pensé à rendre l'atmosphère plus respirable ? Arrêter de cracher du sang à chaque foulée ? Vivre plus longtemps ? Ou simplement... Manger des fruits au lieu de substituts synthétiques ?

— Pourquoi faire ? C'est pas utile. Ecologie et croissance c'est incompatible ; on apprend ça à l'école.»

Oui, mais c'est bien ça le problème. La croissance. Dans son monde, elle a petit à petit pris de plus en plus de place au détriment même de la vie humaine. Quel intérêt de vivre longtemps, lorsqu'on peut vivre à fond ? Profiter de toutes les technologies inventées par leur cerveau éphémère avant la mort inévitable ? Ils se sont adaptés à l'explosion exponentielle de la croissance économique : tout devient obsolète trop vite, en trop peu de temps... comme leur corps, qui lâche de plus en plus tôt. La machine s'est emballée il y a longtemps, et aujourd'hui les humains ne se rendent plus compte qu'ils ne se traitent que comme un rouage de leur chaîne infernale. Leur monde est condamné, car bientôt les humains mourront trop tôt, en trop grand nombre, et le turn-over ne sera plus assuré.

Sur Terre Parallèlide, prie Cosmo, les humains se sont peut-être rendu compte que la nature était essentielle à la survie de l'humanité. Que la faune et la flore sont importante à protéger. Et que ceux qui dirigent les extinctions de masse sont les véritables criminels à arrêter.

Mais le vieux gratte sa peau qui se décolle en grimaçant, et rappelle Cosmo à l'ordre :

« Ouais, ce serait ptet' chouette » soupire-t-il. « Mais c'est pas notre monde, 'voyez. Nous, c'est déjà trop tard. Donc pour la survie de ton univers miroir, y'a plus qu'à espérer que nos réalités soient à l'image du nom qu'ils ont donné... Et qu'elles ne se croisent jamais. »

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