Jo (y)

Jo a toujours été petit. 

Tout petit, minuscule même. Déjà lorsqu'il est né, ses parents n'en ont pas cru leurs yeux : c'était un micro-bébé, un ridicule bout de chair humaine. Il faut dire qu'à la base, il n'était pas attendu. Sa maman avait fait un déni de grossesse et il avait du se cacher dans son ventre pendant quatre longs mois, se faire tout petit pour ne pas se faire voir. D'ailleurs, c'est même de là que provient son prénom : Jo, c'est deux lettres et une syllabe rapide à prononcer. Même pas Jonathan, Joseph, Joris, non. Jo, tout court.

Puis s'il n'y avait que ça. Le destin était bien mauvais blagueur ; la hauteur de son corps, ce n'était pas seulement ce qui lui faisait défaut : Il ne parlait pas trop non plus. Est-ce qu'il était fainéant ? Dans tous les cas, il ne s'attardait pas sur des phrases à rallonge. Il n'arrivait pas bien à respirer non plus. S'il bougeait trop, son souffle se faisait court. Puis Jo, il était pas toujours très fûté. Disons que sa mémoire ne fonctionnait bien qu'à court terme. On disait de lui qu'il n'avait pas la lumière à tous les étages ; après tout, c'est pas facile d'atteindre l'interrupteur quand on est si petit. 

Lorsqu'il est entré en maternelle, on pensait qu'il sortait plutôt de maternité. C'était un enfant très discret et un peu dans son monde. En revanche, il était bien ami avec le grand Massimiliano. Un géant qui faisait déjà quasi la taille des plus jeunes de grande section. Côte à côte, Jo et Massimiliano formaient un drôle de duo. Ils jouaient souvent à la dinette ensemble ; Jo adorait les jeux que les adultes disaient "pour filles". Il les préférait aux soldats miniatures et aux petites voitures. Lui, il aimait le gros ventre des mamans enceintes, les longs cheveux des poupées Barbie, les immenses ailes des fées. Massimiliano, lui, il s'en fichait : il voulait juste rester avec son copain.

La maternelle, ça n'a pas été trop difficile. La rentrée en école primaire l'a été un peu plus. Parce que si le CP portait un nom de classe de seulement deux lettres comme lui, le programme était bien plus dense. Il a failli redoubler à cause de ses lacunes en lecture, mais au final, il est passé au raz des pâquerettes. De toute façon, deux années dans la même classe aurait été trop long pour lui. Et puis Massimiliano ne se voyait pas passer dans la classe supérieure tout seul : hors de question que les autres de l'école, en les comparants, le considèrent comme un plus grand

Mais au final Jo ne s'est jamais vraiment ouvert aux autres, ce qui lui a valu de nombreuses moqueries durant sa scolarité. Il jouait aux billes et au loup, mais toujours parce que Massimiliano le tirait. Dans un sens, son ami agissait comme un colosse de garde : personne n'avait envie de se frotter à lui à cause de deux petites insultes de rien du tout. Et c'était comme si un très gros chien s'entêtait à protéger une souris des méchants chats de gouttière.

C'est en sixième que les choses ont commencé à se gâter, parce que le grand Massimiliano n'était pas dans la même classe, et n'avait pas les mêmes horaires. 

Jo, ce n'était pas vraiment un adolescent. Il n'avait aucunement grandi et restait toujours aussi enfantin dans ses relations avec les autres. Il n'y avait que son âge qui changeait au fil des ans. Par la moitié d'adolescent qu'il était, ses parents préféraient dire qu'il était juste "ado". Dès son entrée dans l'immense collège, il avait du apprendre à vivre sous le poids des autres : parce qu'il était micro-humain, parfois certains ne le voyaient pas, l'oubliaient. C'est normal ! A l'adolescence, ceux qui s'élèvent et cherchent à grandir trop vite ne veulent pas baisser les yeux. 

C'est pour cela que Jo se faisait marcher dessus. 

On le taquinait souvent dans les toilettes : juste des petites blagues, rien de bien méchant. A l'échelle des "gens normaux" peut-être, mais pour Jo le monde semblait trop vaste, et tout était lourd sur ses épaules. Son sac, ses livres, les rires, les regards, les gens qui le piétinaient, et... l'amour qui se tardait à pointer. Le vide dans son cœur que seul son ami savait combler.

C'est ça, être adolescent. Trop de choses en même temps.

Massimiliano, lui, se hissait au sommet. Comme d'habitude Jo l'observait avec admiration ; il était si grand, si beau, si fort ! Un mètre quatre-vingt de muscles et son visage d'ange, qui lui conférait déjà sa place au paradis. En réalité même ses camarades cherchaient des moyens de le rejoindre à coup de parades en tout genre.

Parfois petit Jo le voyait déambuler au bras des jolies filles, celles qui lui marchaient dessus en talon hauts. Ou bien participer aux ragots qui circulaient dans les couloirs. Et dans ces moments là Massimiliano aussi ne le remarquait plus. C'est humain : à trop écouter les bruits qui courent, on ne sait plus s'occuper de nos pieds. Quitte à en écraser certains.

Et Jo voulait pleurer. Il ne comprenait pas pourquoi tout se cassait toujours la figure quand il était dans les parages, alors parfois il pensait que pour les autres il n'était qu'un gravier dans la chaussure. Ce petit truc gênant qui nous empêche de profiter de la balade. Il se répétait : "déjà avant de naître, je n'étais pas voulu. Je suis trop différent, personne ne m'acceptera jamais" et le soir, dans sa chambre trop grande, il sanglotait lourdement. 

C'était ça le plus triste : le mini-Jo et sa sensibilité accrue. Le mini-Jo et son amour qui monte jusqu'aux nuages. Massimiliano était son seul rayon de soleil dans le ciel gris, mais les autres grands lui faisaient de l'ombre, encore une fois.

Vers la fin de son collège il n'avait pas beaucoup changé, mais il avait compris des choses. Et des fois il surprenait Massimiliano lui jeter un regard triste et nostalgique. Alors il s'accrochait à l'espoir d'un jour le garder rien que pour lui et de pouvoir à nouveau s'agripper à quelque chose de solide. 

Un soir, ils se sont retrouvés par hasard dans le petit square de leur enfance, à côté de la police. En attendant que sa maman sorte du boulot, Jo avait remarqué son copain seul sur un banc en pierre. Massimiliano avait beaucoup mûri depuis qu'ils se connaissaient, et c'était bien le seul. Jo était nul à côté de lui. Jo était nul tout court. Il était nul, riquiqui, ridicule. 

Massimiliano l'a vu et lui a demandé de le rejoindre. Et à peine Jo assit, son copain a dit :

— Pourquoi c'est injuste ?

L'ado ne comprenait pas trop à quoi il faisait référence, alors il lui a expliqué : le monde. C'est le monde qui est injuste. Parce que Jo est petit, on voudrait lui faire croire qu'il n'a pas le droit de devenir quelqu'un d'important. Celui-ci a souri tristement et lui a répondu qu'il n'en avait rien à faire. De toute manière, il n'avait pas l'intention de vieillir.

Comme tout chez lui depuis sa naissance, il fallait que sa vie soit courte aussi.

Mais Massimiliano n'était pas d'accord : 

— Je suis sûr que tout ça, c'est parce que tu t'obstines à ne pas vouloir prendre de place. Regarde, ça a toujours été comme ça : tu es resté caché alors que ta mère était enceinte. Tu es resté dans l'ombre de ma silhouette dès la maternelle, et tu ne te faisais pas remarquer en primaire pour éviter les moqueries. Bien évidemment que lorsque je suis parti, tu t'es pris la réalité en pleine figure. La vie, c'est pas de rester caché, c'est d'affronter les autres et de leur prouver qu'on a sa place. 

Jo n'a pas répondu. En réalité il avait surtout peur que son ami ne comprenne pas. Lui, il savait pourquoi il restait caché dans un placard au lieu de se montrer : s'il avait honte de lui, ce n'était pas uniquement à cause de sa taille. Comme les larmes lui montaient aux yeux, Massimiliano l'a dévisagé :

— En fait les rumeurs... Elles sont vraies ? Tu es gay, c'est ça ?

Oui, il l'était : il l'avait toujours su, en réalité, même s'il n'avait jamais vraiment voulu se l'avouer. 

 — Mais tout ça, c'est ta faute ! a-t-il pleuré. C'est parce que j'ai peur que tu me détestes. Que tu me traites aussi comme un moins que rien. Parce que je suis un stéréotype, non, même pire ! avec ma sexualité et ma taille minuscule, pour plein de gens je ne suis qu'un pseudo-type. Mes parents me jurent qu'ils m'aiment comme je suis, mais tous les autres ? Et toi ? Toi, est-ce que tu m'aimes, toi ?

Massimiliano avait soufflé, puis l'avait enlacé. 

— Pourquoi t'as honte d'être ce que tu es ? C'est ça qui t'empêche de grandir, tu sais. Si tu t'assumais pleinement, tu pourrais être plus que gay. Tu pourrais être... Jo-y.

Il lui caressait les cheveux, et Jo se sentait presque bien. C'est ce jour là qu'il a compris. Que se faire tout petit pour éviter le regard des autres, c'était la meilleure manière de se faire marcher dessus.

En arrêtant de compter sur les gens pour le protéger du monde et étant fier de ce qu'il était au fond de lui, Jo avait finalement fait mieux que de devenir joie.

Il avait grandi pour de vrai, cette fois.

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