- Maman ? Il faut qu'on parle.
Vlan. Quelques mots assénés avec la force d'une tornade. Des mots tranchants comme des rasoirs, des mots blessants et blessés, secs, froids, tristes. Elise regarda sa mère droit dans les yeux, dans ses prunelles sombres qu'elle essayait de cacher sous une frange désordonnée. Oui. Il fallait qu'elles parlent. Elles auraient déjà du parler depuis longtemps.
Sa mère acquiesça poliment. Elle n'allait pas refuser, pas cette fois ; elle l'avait fait trop souvent, prétextant tout et rien pour s'éclipser. Le mauvais temps, la santé, le repas à préparer. Peut-être qu'au fond elle culpabilisait, et peut-être que sous ses cheveux trop lourds, elle tentait déjà de se faire pardonner. Peut-être, mais pour Elise rien n'était moins sûr.
- Est-ce que tu comprends au moins pourquoi je veux absolument qu'on mette les choses au clair ? dit-elle. Je ne te connais pas. Tu es ma mère et pourtant tous les jours c'est comme si on était des inconnues. Est-ce que tu es courant que je suis ta fille ?
Forcément, Elise sentait le changement dans l'atmosphère de la maison. Habituellement, elles se parlaient pour ne rien dire. Des banalités, encore des banalités, toujours des banalités. Des choses évidentes et polies, des mots simples pour éviter le conflit. Cela faisait bien longtemps qu'il n'y avait plus eu de sincérité dans leurs échanges. C'était assez triste quand on y pensait, car ça n'avait pas toujours été ainsi.
Elise se souvenait des premiers temps, qui restent dans les albums photos. Sa mère et elle étaient inséparables à l'époque. Elle était belle maman, quand elle savait encore aimer. Elle était belle tout court, resplendissante de beauté. Elise se rappelait des bons moments. Les barbecues en famille, aussi avec Papa, quand elle avait encore l'âge de croire au père Noël. Les vacances d'été au bord de la mer, à chercher des coquillages assez gros, et faire des roudoudous qui faisaient mal aux dents et qui égratignaient les lèvres à cause des bords. Des fois, Elise pensait au temps qui passait et regrettait d'avoir grandi. Elle reniait sa presque majorité et rêvait de retrouver un doudou et sa naïveté. Elle rêvait de retrouver ses parents.
Depuis que Papa était parti de la maison, maman aussi. Pourquoi s'étaient-ils quittés ? Qui sait. L'amour est quelque chose qu'elle n'avait jamais compris. Sa maman non plus, c'était peut-être pour ça. Soit disant que ça rend con et chiant. Ironique, non ? Aujourd'hui Maman n'aimait plus, et pourtant elle l'était encore.
- Est-ce que tu m'aimes seulement ?
- Sérieusement ? s'écria maman. Comment oses-tu penser que ce n'est pas le cas, Elise ?
- Je ne sais pas, peut-être parce que la seule chose pour laquelle tu fais de ton mieux quoi qu'il arrive est ton putain d'album de musique, et... Et merde, quoi ! Tu peux comprendre que j'en souffre, moi ? Tu peux comprendre que ça me brise de savoir que je vis avec une musicienne et pas avec une mère ?
Maman regarda le sol, peinée.
- Mais ma musique, c'est...
- Oh, pitié, ta gueule ! elle la coupa méchamment. Fais une pause des fois, change de disque, toi qui aimes tant ça ! Je sais déjà ce que tu vas dire, parce que c'est ta seule excuse. "la musique est ma passion, ma seule raison de vivre", mais bordel, il est là le problème, il est là ! JE suis celle pour qui tu devrais vivre, parce que je suis ta putain de fille ! Et si t'es trop déprimée pour trouver la moindre motivation à vivre, pense à moi. Pense à moi, qui suis seule tous les jours dans une maison trop grande, seule avec mes souvenirs brisés de famille heureuse. T'es tellement égoïste de fuir tes responsabilités pour ne pas voir que tu as tout raté. Parce que si toi tu as besoin de musique pour être heureuse, moi, moi j'ai besoin d'une maman. Et je n'en ai pas. Je n'en ai plus.
Un étrange silence s'empara alors du séjour obscur, percé seulement par les pleurs las de l'adolescente. Elle aurait voulu crier, elle aurait adoré, mais elle ne pouvait pas. Impossible, le hurlement était coincé profondément dans sa gorge et ne voulait pas franchir ses lèvres.
- Elise, je suis tellement désolée.
Les dents serrées, les yeux humides et le cœur brisé, la jeune fille releva la tête vers sa mère, qui semblait épuisée.
- Si tu savais le nombre de choses sur lesquelles je dois faire mon mea culpa.
Elise était toute ouïe. Des choses à se faire pardonner ? Oui, elle en avait. Par rapport à sa séparation avec papa, par exemple. Ou de leur déménagement dans une autre ville, il y a trois ans, sans même lui en avoir parlé au préalable. Son désintérêt total, complet, toutes ces petites choses qui additionnées entre elles avaient fini par détruire la confiance et l'amour qui liait Elise avec sa mère. Toutes ces cachotteries improbables qu'elle subissait depuis ses neuf ans. Aujourd'hui elle en avait presque dix-huit, et elle exigeait des réponses.
- Je ne sais même pas par où commencer.
Elise décida de l'aider un peu :
- Pourquoi as-tu arrêté de t'occuper de moi ?
- Je n'ai jamais arrêté.
Cela fit grincer des dents à la jeune fille. En serrant les poings, elle répliqua amèrement :
- Oh, pardon. Dans ce cas, pourquoi n'as-tu jamais commencé ?
Maman soupira tristement. Tenter de justifier à sa fille son comportement était inutile, elle s'en était bien rendue compte. Elise avait grandi et n'avait plus l'intention de croire en autre chose que la vérité. Elle savait qu'elle devait la lui donner.
- Je suis fatiguée, ma fille. Crevée. D'essayer, encore et encore, en sachant bien que tout s'effondre toujours. Ce n'est pas ta faute. C'est la mienne. Ça a toujours été la mienne. Tu as raison, j'aurais du te donner plus d'attention. J'aurais du remplir mon rôle de mère au lieu de fuir, comme je sais seulement faire. Mais la honte, Elise, la honte écrase tout. Comme tu l'as si bien dit, c'est plus simple de rester loin de la réalité pour ne pas se rendre compte qu'on a tout détruit. Je sais que tu m'en veux pour le divorce avec ton père ; je m'en excuse. J'aurais du t'en parler, mais tu étais si jeune !
Elise fronça les sourcils, mais lorsque sa mère lui révéla les raisons qui l'avaient poussé à se retirer, elle ne put contenir son choc. Papa était un homme violent. Violent. Non, impossible, papa n'était pas comme ça. Tout le monde l'aimait. Papa était véritablement un homme violent ? Pour de vrai ?
Mais oui, c'était le cas. Maman n'en pouvait plus de mentir encore. Papa frappait maman certains soirs, toujours en silence, toujours en secret. Papa rendait maman malheureuse en lui répétant des choses affreuses, horribles, des choses que personne ne mérite d'entendre. Des choses qu'Elise avait dit sur sa mère, elle aussi, seule dans sa chambre. Trop de fois.
Trop de fois.
Et parce que papa donnait à maman envie de mourir, maman a eu un dernier sursaut pour sauver sa fille. Elle ne voulait pas, elle refusait qu'il s'en prenne à elle si elle venait à disparaître du monde. Alors un soir où les insultes ont commencé à concerner son seul trésor, son bébé à elle, maman l'avait jeté de la maison et avait appelé un avocat. Malheureusement papa était tenace, et a tenté plusieurs fois de récupérer Elise par la force. Et parce que maman redoutait le jour où on lui enlèverait sa seule merveille... Elle avait pris la décision de déménager. Loin de tout, de leur ancienne vie, loin de lui.
- Mais tu aimais tellement ton père ! explosa maman, la voix un peu trop brisée. Je voulais simplement protéger ton enfance, ton innocence ! C'était si difficile pour moi de vivre avec tout ce qu'il me faisait croire, c'était si difficile que je ne pouvais juste pas tolérer cet échec là. Je ne pouvais pas me dire que je n'étais même pas capable de trouver un bon père pour toi. J'aimerais tant m'excuser et changer le passé... Je sais que tu m'en veux, et tu as tellement le droit. J'ai brisé ta relation avec lui, je n'ai même pas essayé de savoir comment tu te sentais, toi. Malgré toutes mes bonnes intentions, j'ai tout ruiné.
Alors maman a commencé à se distancer de sa fille ; comme si son absence allait la libérer de ses choix toxiques et maladroits. Mais il faut se rendre à l'évidence : cela n'avait fait qu'empirer la situation.
Elise se mit à sangloter. Oui, elle en voulait à sa mère. Mais maintenant, elle lui en voulait seulement d'avoir pensé de la sorte. Tant d'années ont été gâchées à cause d'un malentendu rempli d'amour...
- Mais ta musique...? arriva à articuler l'adolescente.
Maman avait les yeux brillants et le visage désespéré. Elle déglutit et tendit la main à sa fille.
- Je te l'ai déjà dis : c'était ma raison de continuer à vivre.
Elise hésita. Longtemps. Enfin, le temps est relatif ; car en réalité, sa main avait pris celle de sa mère en quelques secondes à peine.
C'était le premier vrai contact qu'elle avait avec elle depuis bien longtemps.
Maman la dirigea vers ce studio que la jeune fille avait si longtemps détesté, comme si tout le monde savait déjà que la vie de la famille allait bientôt changer. Pour la première fois, Elise découvrit l'espace tant chéri par sa mère, et eut l'impression d'enfin partager quelque chose de concret avec elle.
Mais maman ne s'arrêta pas là : elle farfouilla entre diverses boîte jusqu'à sortir de l'une d'elle un CD dans sa pochette. Et Elise tomba des nues. Sur la couverture, une photo de maman tenant dans ses bras un beau, tout petit bébé. "Pour Elise" était marqué en blanc dans une jolie écriture incurvée.
- Maman... Qu'est-ce que...
- Je voulais te l'offrir pour ton dix-huitième anniversaire, mais je crois qu'au final c'est mieux comme ça.
Elle observa le fruit de son travail, les yeux humides.
- Cet album est la raison de toutes ces heures passées enfermée ici. C'est comme une lettre musicale, écrite pour toi et juste pour toi. J'y raconte tout ce qu'il s'est passé durant ma vie. Mon histoire, notre histoire, celle que ma honte a tut pendant si longtemps. Je suis tellement désolée d'être une mère si pitoyable, mais je n'ai jamais été capable d'exprimer mes sentiments avec de simples mots brisés. J'espérais que la musique te permettrait de mieux comprendre.
Elise laissa les larmes couler, incapable de détacher son regard de ce morceau de passé, de présent et de futur qui lui comblait la main.
- Lorsque je disais que ma musique était toute ma vie, ce n'était pas totalement faux. C'était parce que je t'y associais immanquablement : c'est toi mon seul espoir, Elise. Mon seul vrai bonheur.
C'est toi, répéta maman. Ça l'a toujours été.
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