Chapitre 2 - Tarana (1)
Une musique entraînante résonnait dans toute la ville. On était au soir et les soldats, malgré leur grande fatigue, avaient tenu à fêter le retour de leur expédition. Ainsi plusieurs tentes s'étaient ouvertes où l'on servait boissons et danses. Les hommes s'étaient avachis sur des sofas, leur belle sur leurs genoux. Certains s'étaient levés pour effectuer quelques pas de danse. Enfin, l'heure était à de gentilles réjouissances.
En effet, pas de scandale, pas de débordements ! L'accident de l'avant-veille avait suffi pour tenir en alerte les militaires. Certains s'étaient plongés dans une douce soûlerie, mais c'était le pire qu'ils se permettaient réellement. Même leur regard sur les femmes du pays avait changé : il les considérait désormais plus respectueusement.
Ainsi, ce soir-là, on retrouvait une ambiance étrange dans la ville de Tamenssaret. Chacun cherchait le plaisir des passions mais avec une gentillesse qui sonnait fausse. Il était visible que cette abstinence tourmentait les soldats. Et les habitants eux-mêmes éprouvaient une sorte de gêne vis-à-vis de l'armée.
Quoiqu'il en soit, c'était fête pour tous dans la ville. Tous sauf Montbert enfermé dans son trou et ruminant sombrement cette punition qu'il n'avait pas vu venir. La scène de ce matin avait gonflé son orgueil et l'avait rassuré quant à ses actes. Mais le rendez-vous de ce soir l'avait fortement contrarié car il avait pensé pouvoir règler certaines affaires à cette fête.
Il songea d'abord au fameux duel, mais très vite ses pensées s'orientèrent vers d'autres sujets plus complexes, plus profonds et parfois même plus douloureux. Il se souvint du charisme du lieutenant Beauvey - il fallait bien dire son nom. Un homme étrange, à la verve certaine, mais solitaire. Ses compagnons l'adoraient, les plus timides l'admiraient ; car il gardait une prestance indéniable travaillée par ses silences et ses répliques pertinentes. Même lui, Montbert, ne pouvait lui reprocher cette incroyable aura et l'enviait même. Aujourd'hui encore, après ce qu'il venait de se passer, il considérait le lieutenant comme un héros. Et ne pouvait s'expliquer ce sentiment d'admiration.
Avec effort, il chercha à se rappeler ce qu'il savait sur Beauvey. Il se souvenait bien d'un passage à Saint-Cyr et de quelques missions sur terre algérienne qui lui avaient values son entrée dans la compagnie mehariste. Mais du vrai passé de Beauvey, de ses origines profondes, il ne savait rien.
Alors peut-être avait-il vécu une enfance semblable à la sienne. C'est-à-dire un père absent qui dictait ses ordres et son amour par des lettres lointaines. Une mère constamment mélancolique, prodiguant son affection avec une douce tristesse, et sans doute l'angoisse de savoir son époux au loin. Et puis Montbert était d'un tempéramment fier et colérique qui lui avait longtemps valu l'exclusion des autres. Un absentéisme comblé par une tendresse féminine et mélancolique, une solitude et un orgueil croissant qui conduisait vers une personnalité ambitieuse et endurante, Beauvey avait-il vécu la même enfance que Montbert ?
Il commençait à frissonner et se repliait sur lui-même. Au fil de son raisonnement, il se courbait peu à peu et ses traits prenaient une allure molle et terrifiée, ses yeux fixés sur un point imaginaire, comme fous. Ses songes l'emmenaient loin. Il en oubliait toute perception terrestre. Mais son corps, ne dédaignant pas le monde, réagissait sans que Monbert ne s'en rendît compte.
Et tout à ses pensées, il ne vit pas l'ombre furtive passer à sa fenêtre tout en lui jetant un coup d'œil. C'était une belle targuia, vêtue d'une jolie tunique traditionnelle avec des bracelets qui s'entrechoquaient gaiement. Elle avait des yeux noirs, profonds, ensorceleurs, des cheveux de jai aux boucles soyeuses et fines, et un corps de déesse. Elle le savait et avait appris à s'en méfier, souvent à ses dépens. En bref, c'était une beauté.
Elle observa le militaire pendant plusieurs longues minutes, des pieds à la tête, sondant son âme par l'éclat de ses yeux, et son cœur par sa posture. Au fil de ses pensées, un petit sourire naissait sur ses lèvres et faisait danser les traits de son visage. Elle prenait de l'assurance et retrouvait une sorte de puissance qu'elle n'avait pas en penchant sa tête par l'étroite lucarne. Quand elle se jugea satisfaite, elle se redressa et épousseta vivement son sarouel. Montbert s'était presque entièrement courbé sur le sol, vaincu par ses passions.
La jolie targuia fit voler ses jupes et s'en retourna vers plus d'animation au cœur de la fête. Elle traversa les étalages la mine haute et fière et attrapa gaiement un tambourin avant d'entrer sur la piste de danse. Elle était belle, on s'écarta et fit un cercle pour l'admirer danser. Elle rit, grisée par le danger de se trouver ici et excitée par sa visite au prisonnier.
Les soldats la regardaient la mine enfievrée et étonnée, se poussant du coude pour décider qui irait l'attraper. Elle les défiait. Ils hésitaient car ils la connaissaient. Le plus téméraire s'approcha et commença à l'enlacer. Elle rejeta la tête en arrière pour éclater d'un rire aigü. L'homme la glissa hors du cercle, avec un sourire cupide. Elle lui sourit de façon ironique et se dégagea d'un coup sec de ses bras. Elle s'enfuit dans le noir en ne laissant dans son sillage que son rire cristallin et méchant.
Mais elle n'eut pas aborder les grilles du campement qu'une main l'aggripait fermement par la taille et la ramenait sous la lumière. Un soldat, le capitaine si l'on considérait son grade, qui la dévorait littéralement des yeux. Elle fronçait des sourcils.
- Qu'est-ce que tu me veux, capitaine ?
- Es-tu donc folle, incontrolable sorcière, d'être revenue danser devant ces hommes ? Es-tu suicidaire, envoûtante Tarana ?
- Non, mais j'apprécie le danger. Et tu vois, il ne m'ait rien arrivé.
- Je ne te comprendrai jamais...
Mais ce que je sais, c'est que tu es excessivement belle...
Il s'approcha comme pour l'embrasser mais elle posa un doigt sur ses lèvres tandis que brillait dans ses yeux un éclat triste. Elle secoua ses boucles et murmura :
- Vous, les hommes, il faut vous contrôler.
- Fuis, envoûtante targuia. Rejoins une tribu touaregue. Tu seras chez les tiens et en sécurité car ici tu risques ton honneur, ton bonheur, et peut-être même ta vie.
- Je n'ai pas de famille.
- Alors, fuis ! Réfugie-toi autre part que dans Tamanssaret !
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