𝟚 | Epilogue

Izel de Ver leva son arme avec un cri d'encouragement. L'autre main serrée dans la crinière de sa monture, il passa devant les colonnes de soldats en rang dans la neige. Les épées s'entrechoquèrent dans un vacarme métallique. Une exaltation.

Lorsqu'il dépassa sa fille aîné et choqua leurs épées, Anelise croisa les yeux vairons de son père, brillants de la force d'un vétéran d'armées. Il émanait de confiance en lui et en ses soldats. Pourtant, tout le haut commandement savait l'incertitude de la bataille.

Les victoires du Printemps étaient rares depuis les débuts de la guerre, et le soutien d'Eirwyn de Hiems n'avait pas encore fait pencher la balance en leur faveur. Les papillons perdraient leurs ailes, tous le savaient. Les yeux d'Izel le savaient. Anelise le savait.

Ensemble, ils mèneraient leur armée à la mort.

Ils berceraient les cadavres et les laisseraient là, retourneraient au campement, imagineraient de nouvelles stratégies, sacrifieraient d'autres soldats, encore et encore. Des centaines de pions, s'il le fallait, jusqu'à ce que le Printemps succédât à l'Hiver.

Un autre cri d'Izel suffit à mettre les soldats au garde-à-vous.

Un ordre.

« Marchez ! »

Et les papillons marchèrent. Le fracas de leurs bottes martela le sol blanc, tassant la neige. La frappe devait être magistrale. Un exemple pour célébrer le passage de l'Équinoxe.

Ce serait peut-être une défaite tonitruante. Mais ils recommenceraient inlassablement et effleureraient la victoire du bout des doigts jusqu'à la saisir à pleines mains et déchoir la Marquise.

« Nous renaîtrons ! » dit Izel de Ver, l'épée hissée vers le ciel, stoïque devant son armée.

La devise se propagea dans les rangs. L'assurance que la Puissance leur donnerait une nouvelle vie pour remplacer la précédente.

Rien n'était définitif.

Anelise talonna sa monture et rejoignit son père, les yeux illuminés de la même fierté que lui. Elle enfila son casque. À son côté, le Comte garda la tête nue. Sa longue chevelure flotta dans le vent tandis qu'il avançait, noble et entouré d'une aura posée.

Quiconque le regardait, au loin, pensait suivre un chef de guerre persuadé de l'emporter.

Anelise de Ver, elle, comprit au premier coup d'œil que son père répétait leur devise en son for intérieur.

* * *

Avec un cri guttural, Anelise trancha la gorge d'un soldat aux yeux horrifiés. Elle détacha le pied de son étrier, envoya sa botte dans le flanc d'une femme qui tentait de l'approcher. La vision étrécie par le casque qui couvrait son front et ses joues, elle se concentrait sur son ouïe pour ne rien manquer. Les oreilles tendues, elle guettait les pas lourds, les bruissements des cottes de mailles et des armures de cuir, les halètements et les exclamations. Dès qu'elle repérait un son, sa vue s'accordait.

Elle transperça la gorge d'un soldat au perce-neige. Le sang gicla. Un contact visqueux contre sa joue. Elle grimaça.

Une douleur irradia alors dans sa jambe. Elle se tourna brusquement. Dans son mollet, une flèche aux plumes orangées. Elle serra les dents et monta son bouclier à l'instant où une seconde flèche se ficha dans le flanc de son cheval. La bête hennit et se cabra. Une troisième flèche, dans la patte arrière, cette fois, la fit s'écrouler dans la poussière.

Anelise se releva sans attendre. Être au sol, c'est être mort. Elle ne comptait pas rendre son dernier souffle sur le champ de bataille.

Son regard croisa les yeux amusés d'une femme, au loin, l'arc abaissé. Elle souriait, la tête inclinée, les cheveux rasés, et Anelise reconnut les couleurs des Otòn sur ses vêtements. L'archère encocha une nouvelle flèche sans se défaire de son sourire. Elle banda l'arc, roula les épaules, entrouvrit la bouche et passa la langue sur ses lèvres.

La flèche fusa. Rebondit contre le bouclier. Anelise s'avança pour se débarrasser de cette archère d'Automne qui la narguait, les jambes vives, prête à s'envoler sur le champ de bataille comme si ça avait été une piste de danse.

Un autre soldat déboula. Et un autre, et un autre, et elle para, riposta, des chocs sourds, le bruit du métal. Elle s'essoufflait, encaissait tant bien que mal. Du sang, partout, qui collait à ses mains et s'infiltrait sous son armure.

Le bras de son premier adversaire se décrocha. Elle ne lui laissa pas le temps de gémir ou de pleurer ; abrégea ses souffrances d'un coup entre les deux yeux. La tête, la gorge, encore la tête, l'estomac. Autour de la Générale du Printemps, des monceaux de cadavres.

Et l'archère, quand elle se tourna de nouveau vers le monticule enneigé, avait pris la fuite avec son sourire et son allure dansante.


Le Printemps s'en sortirait. Chaque coup porté qui éliminait un perce-neige ou un soldat de l'Automne la gorgeait de cette certitude qui lui avait manqué plus tôt : le Printemps pourrait l'emporter. Elle avait eu tort en lisant dans le regard de son père. Izel de Ver avait cru en leur victoire et, comme il y avait cru, il y mènerait ses soldats. Ils rentreraient vainqueurs et n'auraient pas besoin de renaître puisqu'ils ne seraient pas morts.


On la frappa à la nuque. Avec un hoquet, elle tomba à genoux, le monde disparaissant dans un méli-mélo de noir et d'étincelles. Sa tête heurta le sol et la neige rampa entre les articulations de son armure.

* * *

La lumière revint dans son champ de vision. Elle n'était pas morte. Elle se redressa en crachant des flocons imbibés de sang et jeta son casque cabossé. Hésitante sur ses jambes, la nuque douloureuse et la tête prise en étau par la douleur.

Elle battit des paupières pour découvrir un spectacle désolant. Sur des lieues alentour, une neige écarlate jonchée de cadavres. Anelise porta la main à sa tempe. Le sang palpitait.

Des silhouettes éparses se mouvaient entre les amas de corps. Des papillons, tous, avec des casques à plume verte, des armures et cottes de mailles, l'épée ou la lance à la main. Elle esquissa un premier pas. Devait-elle s'inquiéter de cet odieux silence qui lui vrillait les tympans ? Pourquoi n'y avait-il pas le moindre perce-neige ? Et où était l'archère qu'elle avait tenté de pourchasser ?

Elle n'avait pas aperçu la Marquise. Fallait-il en déduire que l'hérétique à sa botte n'était pas intervenue ? Dans ce cas, tous ces morts...

Nous renaîtrons.

« La mort n'est pas définitive », dit-elle, la bouche pâteuse.

Elle récupéra son épée et avança sur la plaine. Sa cape vert foncé flotta dans son dos et accompagna sa traversée tremblante du champ de bataille. Elle dépassa des soldats hagards, les yeux brillants et la peau ensanglantée. Tous lui adressèrent le même regard ; une supplique silencieuse, car personne n'avait la force de parler dans ce silence de mort.

Anelise devait trouver cette force.

« Trouvez les survivants, dit-elle d'une voix sifflante. Sauvez ceux qui peuvent l'être et emportez les morts de l'Hiver. »

Elle répéta l'ordre partout, chaque fois qu'elle croisait des grappes de soldats qui se rejoignaient et se liaient les uns aux autres pour ne plus se perdre sur la morne plaine.

Sa voix de générale pour guider ceux qui ne se guidaient plus eux-mêmes.

Où était son père ?

Elle ajouta cette question après chaque ordre.

Avez-vous vu le Comte ?

Négatif. Tous secouaient mollement la tête, joignaient les mains, tournaient leur cœur vers la Puissance qui les avait conduits à la mort. Et Anelise n'avait pas le courage de scander la devise. La défaite qu'ils venaient d'essuyer réduisait à néant tous ses espoirs.

Comment espérer vaincre la mort elle-même si les morts ne le restaient pas ?

Soudain, elle vit.

Ce groupement vert au loin, détaché sur le blanc-rouge. Et un corps allongé.

Une plainte vibra dans sa gorge. Le soldat couché portait une chevelure argentée. Elle pressa le pas, ignorant les étincelles qui encombraient son champ de vision. Bientôt, elle courut entre les cadavres qui s'amoncelaient toujours davantage, slalomant entre les armes, pierres, chevaux tombés. Le souffle court et en sueur, elle fendit le groupe, qui s'écarta aussitôt en reconnaissant l'héritière du trône des Ver.

« Père... »

Anelise se laissa tomber près du Comte aux yeux clos.

« Non, non, non... »

Son visage n'avait pas perdu sa douceur. Il semblait dormir dans la neige, les cheveux étendus autour de sa tête, pareils à une auréole. Ses mains reposaient sur son ventre, rougies par le froid ou le sang, mais elles ne bougeaient pas. Aucun mouvement ne les soulevaient ni les abaissant ; elles demeuraient inertes, figées dans la majesté qui fut celle d'Izel de Ver.

Dans sa gorge, une flèche aux plumes orangées.

La mort s'était emparée de lui d'un coup unique.

Des larmes roulèrent sur les joues de la jeune femme.

« Père ! Pitié, Puissance, non ! »

Elle arracha la pierre noire à son cou et la pressa contre le cœur du Comte. Mais aucun battement. Ses jointures blanchirent autour du pendentif tandis qu'elle le serrait davantage en balbutiant des prières.

« Puissance, rendez-le moi, je vous en prie... Rendez-le moi... »

Elle hoqueta. Les larmes ruisselaient et elle se moquait que ses subordonnés la vissent ainsi. Son père, c'était son père, ce n'était plus le Comte, le souverain, celui qui les mènerait vers la victoire. Il s'agissait de son père, de son sang, de sa chair, de l'homme qu'elle aimait plus que tout au monde et qu'elle aurait suivi jusque dans la mort s'il le lui avait demandé.

Sa tête s'affaissa. Elle appuya le front sur le torse froid d'Izel de Ver. On lui avait ôté son armure : il reposait dans la traditionnelle tunique boutonnée jusqu'au menton, tachée de son propre sang.

Puis elle noua de nouveau la pierre du deuil autour de son cou. Elle portait encore celui de son frère cadet. Désormais, son père aussi l'accompagnerait où qu'elle fut.

« Le Comte Izel de Ver est mort », dit-elle en s'efforçant de paraître sûre d'elle. Mais sa voix frémissait et l'autorité dans son regard s'effaçait derrière la douleur. « Sa dépouille revient à son meurtrier. Que chaque soldat désirant lui rendre un ultime hommage le fasse. Puis nous rejoindrons le camp. »

Elle déposa un baiser sur le front du défunt et récupéra la chevalière qu'il portait à l'annulaire.

* * *

Anelise s'agenouilla devant le représentant des Sǐwáng, la famille religieuse du Printemps. Au beau milieu de la campagne à la frontière, la moitié des troupes avait été rapatriée à la capitale pour honorer le décès du Comte.

Et pour jurer fidélité à la nouvelle Comtesse.

Les doigts rêches du religieux tracèrent une unique ligne sur son front. La ligne de l'unité. Le toucher de la Puissance à travers son émissaire pour faire d'elle la souveraine.

La Comtesse Anelise de Ver se redressa et se retourna.

A ses pieds, au bas de l'estrade sur laquelle elle se tenait, les civils, nobles et nommés, soldats et sans-noms, la regardaient et criaient son nom.

Comme si son père avait déjà été oublié.

Elle leva la main gauche, comme le voulait la tradition, et refoula les larmes qui gémissaient à la lisière de ses yeux. Sur son annulaire brillait la chevalière du Printemps. La preuve irréfutable qu'elle était la successeuse légitime.

Et le rappel incessant, qui la hanterait jusqu'à la fin de ses jours, que son père, parce qu'il était mort à la guerre, ne rejoindrait jamais le caveau familial. Car pour satisfaire l'égoïste besoin des êtres humains d'accéder à l'étreinte de la Puissance, la loi du combat assurait aux soldats de conserver les dépouilles du camp adverse pour soulager le poids de leur crime.

Anelise balaya l'assemblée du regard.

« L'Hiver a arraché nos ailes, dit-elle, laissant sa voix résonner dans le silence qui s'abattit. L'Hiver oublie que nous sommes le Printemps. Chaque année depuis la nuit des temps, nous mourrons pour revivre plus forts. »

Un murmure d'approbation parcourut la foule.

« Qui serions-nous, si nous ne vengions pas nos morts ? »

Son timbre dur emplissait la pièce. Elle arborait un regard dur, les poings serrés. Depuis les cieux, Izel de Ver la regardait : elle le rendrait fier.

« L'Été nous viendra en aide. L'Hiver légitime soutient déjà notre cause. La Marquise a fait couler trop de sang. Je fais le serment solennel que ce sang versé ne sera pas inutile. Nous vaincrons, fut-ce après de longues saisons de guerre. Ne perdez pas espoir, ne perdons pas espoir. »

Elle expira. Les yeux tournés vers le plafond, elle s'adressa à son père.

« Nous renaîtrons. »

Est-ce que j'étais triste de devoir tuer Izel de Ver ? Complètement. Il m'avait beaucoup plu, dans le seul chapitre où il apparaissait (probablement parce que je l'imaginais bien en Thranduil et que j'aime Thranduil). 

C'est sur une forme de message d'espoir que s'achève ce deuxième volume. 

Je vous repose les mêmes questions que pour la fin du tome 1 : avez-vous un personnage favori, à ce stade de l'histoire ?

Des attentes pour la suite ? des suppositions ? des hypothèses ? 

Eeeet... que pensez-vous de l'évolution de la relation entre Priel et Margaret ? j'ai peur que ce soit trop rapide, ou au contraire pas assez. Puis ça fait très yoyo, donc je ne voudrais pas provoquer de lassitude...

Et au niveau du rythme ? des réponses reçues ? de l'absence critique d'action pendant... l'écrasante majorité du roman à part dans l'épilogue ? :)

On se retrouve une prochaine fois pour l'introduction du tome 3 ! Merci d'avoir continué votre lecture jusque là : c'est toujours un plaisir de voir que mes personnages savent vous plaire !

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