𝟚 | Chapitre XIX - Celui passé à côté de sa vie

Priel 

Ils suivirent la route d'Ohr des jours durant. Des jours mornes et répétitifs, meublés de silence et de neige. Des jours sombres dans une humeur sans couleur. Deux silhouettes, deux voyageurs sur les routes depuis plus de cent vingt jours, qui ne cessaient d'avancer vers une vengeance qui leur prendrait tout.

Priel serra les poings autour de la bride de Hevn. Les premiers jours du printemps étaient passés. L'Équinoxe n'avait pas annoncé le retour de la paix. Les Ver continuaient de tomber, la Marquise progressait sur le front et la guerre dévorait le Continent jusqu'aux entrailles.

La route d'Ohr serpentait, loin devant eux et loin derrière. Fut un temps où il la connut par cœur. Il aurait pu gambader sans jamais douter de la distance qui le séparait des villages. À l'est, sept lieues. Plein sud, neuf. Nord-Ouest, deux et demie.

Il ne reconnaissait rien. Les montagnes se ressemblaient. Partout, la neige était du même blanc grisâtre. Où qu'il regardât, il croisait les mêmes paysages et, alors, la certitude qu'il était passé à côté de sa vie le prenait à la gorge.

Des larmes roulèrent sur ses joues. Des gouttes aussitôt muées en cristaux gelés qui rejoignirent les mille et un flocons que le ciel pleurait depuis leur départ de Ver-Glas.

Qu'elle était belle, sa terre natale.

Le nord.

Le bout du monde.

Ohr dans sa splendeur, dressée depuis la nuit des temps.

« Pour l'éternité », clamait le dragon des Crochemort. Pour toujours et à jamais. L'oreille du monde, la puissance des temps anciens  qui devait demeurer la puissance des temps futurs.

La cité dont il aurait dû hériter.

L'héritage de son sang, celui d'Anwir Crochemort, premier du nom, Ohr, la plus belle ville de l'ère nobiliaire. Immobile et noble sur les plaines immaculées.

Soudain, il reconnut une montagne. Celle-là, au pic escarpé noyé dans les nuages, il l'avait escaladée avec Eirlys et Eirwyn. Juste derrière, sa cité.

« Priel, tu te souviens qu'Ohr... »

Il n'écouta pas Margaret. Il souffla à Hevn d'accélérer et il galopa sur la neige, le cœur battant, après dix hivers banni de chez lui.

Il accéléra encore, le corps tendu par l'extase et l'impatience. Il revoyait encore les flammes, quand il s'était traîné dehors et quand Einar l'avait trouvé.

Venez, monseigneur, il faut fuir.

La dernière fois qu'il avait toléré ce titre.

Il haïssait ce jour de Solstice qui avait laissé en lui le souvenir d'une ville à feu et à sang. Lorsqu'il aurait dépassé la montagne, il apercevrait Ohr, splendide comme avant, née de ses cendres, et il graverait dans son esprit une nouvelle image pour oublier celle de l'incendie.

« Plus vite, Hevn ! »

Plus vite, conduis-moi à la maison !

Les larmes n'avaient pas le temps de couler. Elles cristallisaient le long de ses joues et leur froid le ravissait. Certaines se perdaient dans ses cheveux volant au vent, et il redevenait le garçon de l'Hiver. Priel Crochemort, deuxième du nom, le garçon jailli au cœur de la tempête qui se moquait de geler sur place s'il pouvait retrouver la joie de son enfance.

Il dépassa la montagne.

Son sourire s'effondra.

D'abord, il vacilla. Juste un frémissement léger, un vide. Une latence. Un sourire avec un temps de retard. Puis il bascula. Un geste lent, une chute. Si lent qu'on pouvait penser le rattraper, et pourtant il tomba sans arrêt. Il s'écrasa sur le sol. Hevn le piétina.

« Stop. »

Sa voix morte. Son âme luttant pour accepter. Son esprit mué en cri. Ses larmes en amas sur ses joues. Il frotta, décrocha les cristaux. Ils explosèrent dans la neige.

Ses bottes. Pas de canne.

Juste la douleur hurlante. La brûlure sur son ventre et l'éternel rappel qu'il était un mort qui marchait sur des jambes faibles.

Il n'y avait rien.

Il faisait froid.

Priel chuta sur le sol, la bouche entrouverte, la vision floue. Devant lui, au pied de la montagne, il n'y avait rien.

Il y avait tout. Des cendres noires se dispersant au vent, balayées sans le moindre respect. Des ruines calcinées. Le squelette des remparts, de la tour de l'horloge, du Manoir.

Les âmes perdues, brûlées, calomniées, de son sang et de son honneur.

Un cri.

Priel hurla, les genoux dans la neige et les larmes incontrôlables. Il hurla à s'en bousiller la gorge, à s'en arracher les cordes vocales, à s'en perforer le larynx, à en trouer ses entrailles. Il hurla sans discontinuer et son cri interminable rappela tous les Crochemort qui refusaient de partir. Il hurla toute la rage. Il hurla parce qu'il n'avait pas hurlé à Llygad, hurla qu'il avait mal, qu'il avait peur, qu'il avait froid. Il hurla qu'on l'attendît, qu'on ne le laissât pas seul, qu'on l'accompagnât. Il hurla pour ne pas être le dernier de son sang. Il hurla, et hurla, et hurla, et son ventre se vida, et ses larmes ne se tarirent pas, et sa voix s'essoufflait, et il hurlait, il n'avait rien, il n'était rien, il hurlait. Il hurla ce qu'il ignorait et ce qu'il savait. Il hurla pour honorer sa ville et prendre en lui la souffrance qui fut celle des siens.

Il hurla à en mourir.

Il hurla et il ne mourut pas.

Une main effleura son dos. Il se tut. Et en se taisant, il se sentit enseveli par le poids de son sang. Il entendit la rumeur des fantômes qui l'assaillaient. Il reconnut la voix de la femme en noir qui revenait à la charge. Il crut que sa poitrine explosait. Son corps hurlait sa douleur quand sa voix s'était tue.

« Je suis là. »

Margaret l'enlaça. Priel ouvrit la bouche pour prendre une goulée d'air. Il tenta de crier de nouveau. Il ne devait pas se taire, pas encore, il devait honorer ses morts encore un peu, les appeler plus longtemps, crier pour qu'ils sussent qu'il se souvenait d'eux et qu'il vengerait leur mort. Il devait ne jamais se taire.

L'Hiver hurlerait face à l'Hiver. Les Crochemort étaient la Saison véritable, et il devait hurler pour que le monde s'en souvînt. Il hurlerait dans un monde sourd puisqu'il le fallait, mais oui, oh oui, il hurlerait de toute la puissance de sa rage. Il hurlerait seul si Margaret le trahissait, il hurlerait de douleur puisque la femme en noir ne le relâchait pas, il hurlerait avec les larmes et la rage, avec le sang et la voix des siens, et il les vengerait.

Tous.

Jusqu'aux derniers.

Seul.

« Je n'aurai plus besoin de toi, Margaret, dit-il, la voix rauque.

— Tu dis ça à cause du choc. »

Priel croisa le regard blanc de Margaret. Un regard pareil à la neige qui couvrait les ruines d'Ohr. Un blanc sublime entaché par des taches noires, cendres ou silhouettes ombragées.

« Je dis ça parce que je ne veux pas t'entraîner dans ma vengeance. Je ne veux pas que tu meurs. Je ne veux pas mourir avant de m'être vengé. »

En disant ça, Priel sut que Margaret avait deviné. Le nom et l'Aestas. Les yeux blancs comprirent que Priel avait entendu, dans l'auberge.

« Notre accord s'arrête ici, Margaret. Tu es libéré de ton contrat.

— Tu me renverras en prison ? répondit Margaret en serrant sa main.

— Non. Tu es libre. Et tu devras te battre si tu veux me tuer. »

Un pâle sourire effleura ses lèvres tandis qu'il se relevait en s'appuyant sur l'homme qu'il connaissait depuis la fin de l'automne précédent.

Il déposa un baiser fugace au coin de la lèvre de Margaret, puis il s'éloigna, les bras écartés pour ne pas basculer, le corps tendu par la douleur, le dos tourné pour ne plus voir Ohr.

« Priel, attends ! »

Margaret le rattrapa en quelques foulées et le prit par les hanches pour qu'il se retournât. Le cœur du jeune homme s'affola un bref instant. Son cri résonnait encore à ses oreilles quand il s'abîma dans les yeux de Margaret. Un océan de suppliques et de douceur.

« Tu dois m'éliminer et je ne compte pas me laisser abattre, dit-il.

— Alors tu ne nieras pas ?

— Nier quoi ? »

Priel le dévisagea, la mâchoire contractée. Il se dégagea, manqua de trébucher, s'installa sur sa monture et se cramponna à la bride. Il leva la main gauche et admira la chevalière ornée d'un dragon. Sa respiration s'apaisa tandis qu'il jetait un ultime regard à la cité en cendres.

Il était temps pour l'Hiver de revenir d'entre les morts. Après Eirwyn, le second héritier perdu devait reprendre la place qui lui était due.

« Je suisPriel Crochemort, dit-il en s'abandonnant une dernière fois dans les yeuxpaisibles de son compagnon de voyage. Héritier de la famille religieuse del'Hiver, et je compte tuer la Marquise pour qu'elle paie le meurtre de toute mafamille. »

Et c'est également un clap de fin pour Priel. 

Un clap de fin pour l'accord qui liait nos deux personnages, également, semblerait-il. Qu'en pensez-vous ? Que se passera-t-il, désormais ? que fera Priel ? Que fera Margaret, seul en Hiver et sans aucun but ?

N'hésitez pas à me partager vos ressentis et / ou vos hypothèses !

Prochain chapitre : Epilogue

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