𝟚 | Chapitre XIV - Celui bloqué entre froid et sel
Margaret
Son cœur se collait à ses lèvres. S'il relâchait son contrôle, Margaret était à peu près certain qu'il s'écraserait sur le pont dans un haut-le-cœur de trop. Appuyé à la rambarde du bateau, il suivait le mouvement agité des vagues, qui léchaient la coque sans relâche, avançant, reculant, régulières, envoûtantes. S'il les quittait du regard, il s'effondrait. Ses jambes supportaient à peine le poids de son corps et l'odeur du sel lui donnait la nausée.
Depuis son séjour à la prison marine, il tolérait mal cet effluve entêtant. Chaque inspiration le ramenait de force au fond de sa cellule, dans le petit espace solitaire de quatre pieds sur cinq. Il lui semblait retrouver le contact glacé du mur en pierre, et s'il tendait l'oreille, entre les gémissements du vent et les plaintes des vagues, il pouvait entendre la respiration saccadée de son voisin de cellule, ce gars bavard qui n'avait eu de cesse, en deux automnes, de parler et parler encore pour faire taire le silence des ombres.
« Puissance, dit-il entre ses dents, protégez-moi. »
Sans se détacher de la mer agitée, il desserra sa poigne autour de la rambarde en bois et joignit ses mains tremblantes.
La prison marine.
Depuis qu'il en était sorti, il s'était efforcé de l'oublier. Il avait lutté pour retirer de sa peau ce froid qui s'accrochait à lui, pour ne plus entendre les pas sourds dans le couloir, pour cesser de frissonner chaque fois que les ombres et les torches lui revenaient en mémoire. Le froid. Il l'avait suivi longtemps, le froid. Cette étreinte glaçante à l'odeur de sel, les doigts fermés autour de sa poitrine, comme le rappel permanent de l'enfermement.
Il avait juré de tout arrêter.
Deux automnes durant, il avait enduré le froid, le noir, la solitude, fidèle à sa promesse. Tu ne te prostitueras plus. Il n'avait pas tenté de séduire les soldats en uniforme écarlate pour obtenir une couverture ou un bouillon supplémentaires. Non. Il était resté à sa place. Sa place de criminel fatigué de se vendre depuis son enfance.
On lui avait pris ses effets personnels, aussi. Ses armes – qu'il n'avait jamais revues, toutes émoussées et rouillées par le sang mal nettoyé – et son médaillon avaient été confisqués dès son arrivée. Ce jour-là, il s'était juré qu'il ne tuerait plus non plus. C'en était fini de Meg l'assassin ; en sortant de là, s'il sortait un jour, il deviendrait un honnête citoyen. Margaret, le sans-nom, peut-être artiste, troubadour, vivant de musique et de chant, réalisant à plus de trente automnes ses rêves d'enfants. Oui, ce devait être ça. En sortant, voilà, c'était dit, promis, juré, devant la Puissance, et même devant les dieux anciens s'il le fallait ! Après la prison, il serait un homme bon et laisserait le sang sur ses doigts s'effacer.
Mais un inconnu avait traversé le couloir. Il avait piétiné les promesses avec son sourire et son assurance, d'un coup de canne contre le sol, ou d'un coup de chevalière contre un barreau.
Priel.
Et son argent.
Bon sang ! elle devait s'esclaffer, la Puissance. Le pauvre Margaret avec ses promesses lamentables, séduit par l'appât du gain, toujours, inlassablement, prêt à se déshonorer jusqu'à la fin s'il pouvait mettre la main sur une pièce d'or.
Trente-cinq automnes et pas l'ombre d'une vie respectable.
« Que fais-tu ici ? Je te cherchais. »
Le noble dans son manteau le ramena à la désagréable réalité où son cœur menaçait de s'échapper. Le bateau tanguait. Le bref coup d'œil vers Priel avait suffi à lui rappeler qu'il ne devait se détacher de la mer sous aucun prétexte.
Il hésita un long moment avant d'ouvrir la bouche.
« J'avais besoin de prendre l'air », dit-il.
Cinq mots suffirent à remuer le contenu de son estomac. Il pinça les lèvres, se cramponna à la rambarde, attendit que le nouveau haut-le-cœur traversât son corps. La dernière fois qu'il avait été malade ainsi était aussi la dernière fois qu'il avait pris le bateau. Et ça avait été pour rejoindre la côte de l'Été, brinquebalé dans une petite barque qui oscillait et menaçait de se renverser sous la violence des flots.
Priel amorça un geste. Ses doigts s'avancèrent ; Margaret se décala d'un pas avant qu'il l'eût touché.
« Nous avons déjà profité de notre dernier jour de liberté, dit-il dans un souffle pour ne pas brusquer son corps malmené par la mer.
— Et ça te convient comme ça ? »
Margaret risqua un nouveau coup d'œil hésitant vers le jeune homme, qui le dévisageait, la tête inclinée, les lèvres ceintes d'un léger sourire.
« Je travaille pour toi, Priel. L'égalité n'a pas de place entre nous. Plus maintenant. »
Sa voix était froide. Il remonta sa capuche sur son front et effaça ses yeux avant que Priel eût pu y surprendre la lueur de regret.
« Vous me cherchiez pour... ? ajouta-t-il, impassible.
— Ne me vouvoie pas. »
Priel le tira soudain par le bras, l'obligeant à se détourner des vagues. Il fronçait les sourcils, les yeux exhalant de frustration et le coin des lèvres plissé.
« Tu changes de discours, Monseigneur, répondit Margaret, moqueur.
— Remballe tes titres, je n'en veux toujours pas. »
La réponse de l'assassin fut interrompue par une vague qui agita le bateau et lui imposa de retourner à sa rambarde, probablement blanc comme un linge, le corps parcouru de frissons.
« Mal de mer ? »
Il ne prit pas la peine de répondre à cette observation brillante. Il déglutit. Le voyage durerait encore plus de vingt-cinq jours ; il priait la Puissance de lui épargner toute torture. Si elle acceptait d'être miséricordieuse, peut-être se réveillerait-il le lendemain sans sa gêne abdominale et ses nausées.
« Mon père me disait d'aller au centre du bateau, dit Priel avec légèreté. Viens. »
Son premier réflexe fut de refuser. Mais le regard de son employeur l'arrêta. Ses prunelles ordonnaient. Il ne donnait pas le choix et s'il n'écoutait pas, il finirait par passer par-dessus bord – quoi qu'il aurait préféré. Au milieu des vagues, son estomac serait resté en place.
Son second réflexe fut de ployer devant l'autorité. Et il se détesta. En palissant un peu plus, il suivit Priel jusqu'à ce qu'il qualifiait de « centre du bateau ». Ne voulant pas tenter sa chance en regardant autour de lui – sous peine de recracher son dernier repas pour de bon – il se contenta de fixer les planches du pont, astiquées chaque nuit par des domestiques. Car même en pleine mer, à des lieues de toute terre habitée, les nobles écrasaient les autres.
Alors que le monde paraissait se stabiliser, Margaret se concentra sur les bottes de Priel. Elles étaient usées, constata-t-il. Mal cirées, le bout abimé, pas aussi reluisantes qu'auparavant.
Mais un noble restait un noble.
Un Aestas, tout faux soit-il, portait un nom et lui pas.
Margaret respira doucement. Les couleurs regagnèrent son visage.
« Le repas est servi, d'ailleurs, dit Priel en basculant son poids sur sa canne. Je te cherchais pour ça. »
* * *
Margaret piocha quelques pommes de terre dans son assiette. À peine était-il retourné à la cabine qu'il partageait avec Priel que le mal de mer l'avait repris aux tripes. Le jeune homme ne semblait pas avoir beaucoup plus d'appétit. Ses couverts trituraient un filet de poisson sans le porter à sa bouche. Même la carafe de vin ne bougeait pas. Comme si, d'un coup, en pleine mer, le charme de l'alcool n'avait plus fait effet.
« Mes parents sont morts », dit soudain le jeune homme d'une voix plate. Il leva la tête vers Margaret, le regard triste. « Te l'ai-je déjà dit ?
— Non. »
Son cœur battit avec ardeur dans sa poitrine.
« Toute ma famille est morte », reprit-il.
Arrête. Ne dis pas ça. Ne dis plus rien.
« On l'a détruite. »
Non. Tu es un Aestas, souviens-toi.
« Pourquoi me dire cela ? répondit Margaret pour réduire au silence cette voix dans sa tête qui ne voulait pas comprendre.
— Tu n'es pas intéressé ?
— Ce n'est pas... »
Je ne veux pas trouver la vérité. Pas quand elle est si effrayante.
« Si, bien sûr, excuse-moi, dit Priel en se versant enfin un verre de vin. Je pensais que nous avions ce genre de relation, j'ai eu tort. »
Le liquide rouge coula dans le verre transparent. Margaret contracta la mâchoire en apercevant l'éclat pitoyable dans le regard de son locuteur.
« Tu es agaçant », dit-il.
Et à peine l'eut-il dit que les mots s'échappèrent de sa gorge malgré lui.
« Si tu ne veux rien, ne dis rien, mais ne commence pas une phrase si c'est pour la finir en t'apitoyant sur ton sort. J'ai compris que tu étais un malheureux orphelin tout triste qui survit avec l'idée fixe de tuer une femme inconnue dont il faudrait me révéler l'identité un jour si tu veux que je m'en occupe. Pas besoin de le ressasser en permanence, tu ne fais que repousser ceux qui pourraient manifester de l'intérêt pour toi. »
Il marqua une pause pour reprendre son souffle. Priel le fixait avec des yeux exorbités. Il ne lui laissa pas le temps de répondre ; il enchaina dès qu'il entrouvrit les lèvres.
« Je te jure, si tu me dis que personne ne s'intéresse à toi, je te colle une gifle, dit-il en écrasant sa fourchette sur la table. Je n'en peux plus de servir d'oreille attentive pour un gosse en mal de défouloir. Je suis un être humain, Priel, aussi étonnant que ça puisse paraître. Je ne suis pas un pantin prévu pour t'écouter pleurnicher à longueur de journée. »
Priel n'avait pas bougé, le verre en suspens devant ses lèvres. Il battit des paupières, fronça les sourcils, parut analyser les mots qui venaient de retentir. Il reposa le verre.
« Tu le pensais vraiment, tout ça ? » dit-il en inclinant la tête.
Il n'attendit pas une nouvelle réponse incendiaire et enchaina aussitôt de lui-même.
« Évidemment, tu le pensais. Je suis un noble infichu de comprendre les pauvres, c'est connu, je les maltraite tous. Tu as bien fait de me le rappeler, Margaret, un peu plus et l'égalité t'étais acquise. »
Sa voix ne laissait rien paraître. Un poids s'abattit sur les épaules de l'assassin lorsqu'il croisa le regard glacial du jeune homme. Il s'obligea à ne pas s'écraser, à garder les épaules droites et la tête haute ; tu es un adulte, Margaret, et les adultes pouvaient supporter les crises d'un homme en mal d'autorité.
« Tu entends la moitié de ce qu'on te dit ? dit-il d'un timbre qu'il voulait neutre.
— J'ai compris ton opinion de moi et elle est loin d'être glorieuse.
— Je tiens à toi. »
Priel manqua de s'étouffer avec un morceau de poisson qu'il mâchonnait sans grande conviction. Dans une quinte de toux, il reporta son attention sur Margaret.
« Si tu te moques de moi... »
Mais il ne termina pas sa phrase. Un mince sourire, hésitant, étira le coin de ses lèvres.
« Ne l'oublie pas, d'accord ? dit encore Margaret en se levant. Je retourne dehors, j'ai mal au cœur. »
Il s'éclipsa, non sans rabattre sa capuche devant ses yeux. Il sentait la chaleur se diffuser sur ses joues.
Il gravit les quelques marches qui menaient au pont supérieur et évita les marins qui l'arpentaient en large et en travers. La brise marine caressa son visage et agita le tissu de sa cape.
Le port de Ver-Glas, avait annoncé Priel quand il lui avait demandé leur destination. Trente-et-un jours de voyage à bord d'un navire marchand pour quitter Llygad, tourner le dos à l'Automne, traverser les terres du Printemps par la mer et atteindre le nord du Continent.
Un pincement au cœur l'avait saisi quand il avait tourné le regard et vu disparaître les côtes du Duché à l'horizon. Comme s'il s'exilait une seconde fois. Comme quand il avait salué sa mère après la Lune Morte. Il avait regardé le point, si loin, jusqu'à ce qu'il ne fut plus qu'un souvenir, et il s'était rappelé combien il avait adoré les terres de son enfance, du temps où il ne se préoccupait de rien.
Ils voguaient vers l'Hiver.
Ver-Glas... il y avait dix automnes qu'il n'y avait plus mis les pieds. La dernière fois, il revenait de l'extrême-nord, avait assisté au plus grand incendie qu'eût connu cette ère, et il fuyait vers Fülle pour trouver de nouveaux clients.
La dernière fois, il avait obéi à des ordres et, là encore, il suivait les souhaits d'un autre.
La dernière fois, il avait décimé une famille et, là encore, il s'apprêtait à tuer une femme qu'il ne connaissait pas.
La dernière fois, il avait été aveugle, mais cette fois, il refusait de fermer les yeux.
Cette fois.
Cette fois, il avait le choix.
Margaret atteint ses limites. Ca m'a fait du bien de lui donner du caractère. Enfin, de montrer que ses limites sont dépassées et qu'il reste un adulte, même si habitué à obéir.
Prochain chapitre : Chapitre XV - Celui qui n'était pas mort
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