𝟚 | Chapitre XIII - Celui qui prétendait oublier
Priel
Priel soutint le regard luisant de Margaret. L'un comme l'autre avaient compris. Le temps du secret s'étiolait, les noms renaissaient de leurs cendres ; un Crochemort ne pouvait s'éclipser derrière un Aestas, tout comme l'Été ne pouvait prétendre engloutir l'Hiver. Et l'un comme l'autre refusaient de s'y résoudre. Alors ils se turent, gardèrent le secret de ce nom qui fendait déjà leur relation.
La main de Margaret brûlait dans sa nuque. Priel voulait qu'il serrât plus fort ; qu'il lui rappelât d'une pression à quel point il était scandaleusement vivant. Combien son corps, son cœur et son souffle luttaient pour le maintenir en activité. L'injonction restait bloquée au fond de sa gorge. Il savait qu'il ne dirait rien, qu'il ne demanderait pas à Margaret de lui faire du mal. Il était inutile de lui infliger ça. Son désir était égoïste. Ignoble. Infâme. Vouloir souffrir pour obtenir la preuve irrévocable que la vie coulait encore dans ses veines. Blasphématoire, clamerait l'homme.
Aurait-il tort ?
Il en avait besoin. Quelqu'un devait se dévouer pour le détruire. Ainsi, serait démontré qu'il respirait trop, qu'il existait encore. On verrait que l'héritier des Crochemort n'était pas éteint. Les flammes n'avaient pas eu raison de lui.
Alors que tout son corps s'époumonnait pour dénoncer sa terreur face à la chute d'Ohr, il rêvait qu'on le réduisît à néant pour prouver qu'il était encore apte à se venger.
Le souffle de Margaret se mêlait au sien. Il expira, les yeux fiévreux, et approcha encore son visage ; s'il s'avançait d'un centimètre encore, il retrouverait le doux contact des lèvres de son compagnon de voyage.
« Que signifie être mon égal, pour toi ?
- Avoir le droit de t'embrasser », répondit Margaret, la voix rauque.
Ses doigts roulèrent contre la nuque du jeune homme, qui esquissa un sourire satisfait.
« Qu'attends-tu, dans ce cas ? » dit Priel en faisant mine de se reculer.
Il visualisa l'instant de doute qui effleura Margaret. Un voile traversa ses prunelles ; à peine une demi-seconde où, figé, il dût se demander jusqu'où il pouvait aller.
Une demi-seconde de trop.
Priel claqua la langue et joignit lui-même leurs lèvres, avec moins de délicatesse qu'il l'aurait souhaité. La chaleur de son partenaire se propagea instantanément à travers tout son visage, gagnant son corps et le moindre de ses organes. Sous sa poitrine, il entendait son cœur s'affoler à ses oreilles, si bruyant qu'il craignait que Margaret en fût témoin aussi. Mais il ne laissa rien paraître. Ses mains brûlaient sa nuque, se perdaient dans ses cheveux d'ébène, et il en savourait le contact, de ces mains qui ne serraient pas. Des mains d'une infinie douceur qui accompagnaient le baiser.
Jamais Priel ne s'était autant abandonné dans un baiser. Embrasser au péril de sa vie ; sa langue dansait et dansait encore, et ça suffisait à lui rappeler qu'il n'était pas mort avec Ohr. Alors il s'accrochait à Margaret, gardait sa chaleur et cette délicatesse timide qui le caractérisait, il ne pensait qu'à l'union de leurs lèvres pour vider son esprit et oublier jusqu'à son nom.
Profiter d'un jour d'égalité au cours duquel l'un et l'autre ne seraient rien que des corps côte à côte qui s'appelaient et s'embrasaient.
Priel se cramponna à Margaret et se leva tant bien que mal, hésitant sur ses jambes plus faibles encore qu'avant, sur le point de basculer à chaque action. Il ignora le signal de son corps et la douleur qui lacérait sa cuisse et sa hanche. Il ne comptait plus. Il n'était plus que deux, Margaret et lui, égaux et ensemble. Libres.
« Tu vas tomber », dit Margaret, et sa voix grave se répercuta à son oreille, délicieuse, adoucie par son accent roulant les lettres.
Pourquoi avait-il attendu si longtemps pour l'autoriser à le tutoyer ?
Il cessa de respirer quand Margaret passa les mains derrière ses cuisse pour le soulever, et le déposa sur la table en repoussant l'assiette et la bouteille de vin. Son partenaire avait de nouveau réuni leurs lèvres et il paraissait s'abîmer autant que lui dans ce simple baiser.
Le contact humide des lèvres lui échappa et se dirigea vers sa mâchoire, descendit vers son cou. Il renversa la tête en arrière avec un soupir, les doigts dans la chevelure brune de Margaret pour qu'il ne s'arrêtât pas.
L'air caressa son torse quand le premier bouton de sa chemise fut détaché. À la place du froid, il reçut cependant la chaleur de l'homme qui l'embrassait, les mains sous le vêtements, les lèvres sur la peau nue.
Contrôle.
Il s'apprêtait à obéir à l'injonction de son cerveau ; lever le genou, empêcher Margaret de guider ses actes et de lui procurer du plaisir d'une manière qu'il n'avait pas décidé. Sa bouche s'entrouvrit pour l'interrompre - et il savait qu'au premier mot, il s'arrêterait net - et pour reprendre la place qui était la sienne.
Puis il se souvint qu'ils étaient égaux.
Margaret l'embrassait comme un noble en embrasserait un autre.
Librement.
Il se débarrassa de sa chemise et la laissa s'avachir sur le parquet. Devant lui, Margaret était encore habillé. Margaret, qui contempla son corps dénudé comme on admirerait un joyau. Ses prunelles étincelèrent, l'analysèrent, elles exprimèrent le désir qui ne traversait pas ses cordes vocales.
Du pouce, Margaret traça les courbes de son ventre, caressa sa taille. Il s'immobilisa sur la brûlure, encore à vif depuis le rituel de la Lune Morte. Priel crut que son cœur allait s'arracher de sa poitrine quand son partenaire s'agenouilla entre ses jambes et embrassa la cicatrice avec une douceur infinie. Son ventre se creusait à chaque expiration ; il respirait vite pour éloigner les larmes qui montaient un peu plus chaque seconde.
Margaret leva le regard vers lui et s'interrompit avant de dénouer le lacet qui retenait son pantalon.
« Tu pleures, dit-il d'une voix douce en se redressant pour effleurer sa joue.
- Non.
- Tu te retenais déjà de pleurer la dernière fois. Je te fais mal ? Tu veux que je fasse autre chose ? »
Il inclina la tête, entouré d'un halo de bienveillance malgré le silence qui lui répondit. Il cueillit du bout des lèvres la première larme qui roula.
« D'accord, tu ne pleures pas, souffla-t-il tandis que les larmes coulaient d'elles-mêmes. Alors laisse-moi ne pas te réconforter. »
Avec des gestes aussi tendres que s'il avait été en verre, Margaret l'enlaça, son corps chaud encore couvert d'une tunique pressé contre le torse nu. Sa main caressa son dos, remonta dans sa nuque, se perdit dans sa chevelure sombre. Il fredonna l'un des airs qu'il avait déjà chantés au cours du voyage, la voix grave et râpeuse, pleine de la mélancolie qu'il affectionnait. Priel frissonna. Il ferma les paupières et posa le menton sur l'épaule de l'homme.
Si le temps s'arrêtait là, songea-t-il, perdu dans la mélodie enchanteresse de Margaret, il ne lui en voudrait pas.
Peu à peu, les frissons cessèrent. Il se détendit dans l'étreinte. Les larmes se tarirent. Il ne bougea pas ; il écoutait le chant de tout son être, et ce chant fusait vers son cœur et inondait son âme.
Tu t'arrêterais avec le temps, susurra sa conscience alors que les dernières notes résonnaient. Tu serais prêt à renoncer à ta vengeance si Margaret était ton égal.
Si Margaret était son égal.
Priel essuya ses joues et, les yeux gonflés et rougis, il contempla l'homme qui ne chantait plus. Ses deux mains encadrèrent le visage buriné par le soleil.
« Margaret, dit-il avec des résidus de sanglots dans la gorge, fais-moi l'amour, comme si tu étais mon égal, comme si c'était la dernière fois... »
Margaret ne répondit pas que c'était réellement la dernière fois. Au lieu de ça, obéissant à ce mensonge dicté avec la force du désespoir, il hocha la tête.
Et à son tour, il murmura le plus beau mensonge du monde.
« Mieux que ça, ce sera la première fois. »
Quand Margaret l'embrassa, cette fois, Priel crut défaillir. Le monde ne tournait plus rond, le Continent s'effondrait sur lui-même, Ohr n'était jamais tombée... L'univers cédait dans un craquement et lui mouvait ses lèvres et sa langue pour que le monde se tût et le laissât se perdre.
La tunique échoua sur le sol tandis qu'ils pressaient leurs corps l'un contre l'autre. Leurs mains se cherchaient, s'exploraient, se retrouvaient. Elles jouaient avec les réactions de l'autre, fébriles, fiévreuses, impatientes. Tout en elles exprimait combien elles avaient attendu cet instant où, enfin, les deux hommes se lieraient de nouveau.
Priel enroula les jambes autour de la taille de son partenaire.
« La table manque de confort... », commença-t-il à mi-voix.
Il n'en fallut pas davantage ; Margaret le porta jusqu'au lit avec tendresse. Le moindre de ses gestes témoignait de son attention pour ne pas le faire souffrir. Et, en effet, sa jambe ne se plaignit pas quand il le déposa sur le matelas.
Priel s'appuya sur le coude. Les pointes de ses cheveux léchaient ses omoplates et ruisselaient sur ses épaules laiteuses. Au-dessus de lui, Margaret bougeait à peine, comme s'il en attendait l'autorisation. Ses paumes s'enfonçaient de part et d'autre de son corps, froissant les draps clairs. À chaque souffle, son ventre se creusait puis se gonflait, activait tous ses muscles. Depuis leur rencontre, il avait repris le poids que la prison lui avait fait perdre. Quand il le regardait, Priel ne voyait plus l'homme miséreux enroulé dans sa cape sur le pas de la taverne de Wohlstand. Il voyait cet homme, là, tout le corps tendu par l'attente, nimbé d'une aura respectueuse et apaisante, qui le dévisageait comme s'il avait été l'être le plus précieux de son univers.
Margaret revêtait une beauté déroutante. Hors des normes et, malgré tout, plus attirante que ce tout qu'il avait connu jusque-là.
Priel passa la langue sur sa lèvre inférieure. Ses yeux glissèrent de son torse à son entre-jambe. Ses doigts effleurèrent la peau bronzée avant de se faufiler sous la ceinture de son pantalon.
Margaret tressaillit quand le tissu descendit le long de ses hanches. Au bout d'un instant, il parut se ressaisir, acheva de se débarrasser de ses derniers vêtements.
Cette fois, il était nu et Priel ne l'était pas.
Priel sourit alors que la chaleur montait dans son bas-ventre. Il s'embrasait et Margaret s'embraserait avec lui. Ils s'oublieraient dans une vague continue de chaleur démente et, pour une fois, il savourerait cet incendie qui le dévorerait.
Il se redressa pour de bon et poussa Margaret en arrière. Avec un hoquet de surprise, l'homme s'affaissa sur le matelas, et sa beauté jaillit avec violence. Son esprit se vida devant l'image offerte à sa vue. Ses traits se partageaient entre surprise et désir, mais son regard blanc criait sa confiance absolue.
Il le regardait comme s'il avait cru en lui et en sa valeur, comme s'il avait pu lui confier sa vie et être certain qu'il survivrait. Personne ne l'avait jamais regardé de la sorte. Avec la certitude indiscutable qu'il ne lui ferait jamais de mal. Priel s'agrippa à ces yeux qui lui donnaient la confiance que ses parents n'avaient pas eu le temps - ou le souhait - de lui offrir ; il s'accrocha de toutes ses forces à cette confiance dont il ne saurait jamais si elle était réelle ou inscrite dans cette égalité qu'ils feignaient.
Avec une grimace, Priel ôta ses bottes et son pantalon et, nu à son tour, ignorant le tiraillement qui mordait sa jambe, il s'assit à califourchon sur le bassin de son partenaire et ondula avec lenteur, les mains à plat sur son torse, leur arrachant à tous deux des soupirs d'aise.
Margaret entoura sa taille pour accompagner ses mouvements, les yeux à-demi clos, les lèvres entrouvertes. Le plaisir envahissait son visage rosi. Le cœur palpitant, Priel se pencha pour l'embrasser.
Le contact humide de leurs lèvres, celui brûlant des doigts qui s'enfonçaient dans sa peau, ses propres cheveux qui caressaient son front, son sexe, celui de Margaret contre ses fesses.
Il se détacha pour reprendre son souffle, incapable de penser correctement, tout l'esprit engourdi par l'afflux de sensation et par le désir qui grondait dans sa poitrine.
Margaret tenta de le retenir, mais il s'éloignait déjà, un demi-sourire au coin de la bouche.
Les paumes sur ses flancs descendirent et lui arrachèrent un petit cri étouffé quand elles caressèrent ses fesses.
« Je ne veux pas te faire mal, dit Margaret, le souffle rapide.
- Il doit y avoir de l'huile dans la commode. »
Margaret tendit le bras et dénicha un petit flacon. Il en versa sur ses doigts. L'huile était glacée contre sa chair. Priel grimaça, la mâchoire crispée. Il ferma les yeux quand un premier doigt entra en lui. Ce n'était que de l'inconfort. Rien de comparable à sa jambe. Encore, il la sentait qui refusait de se taire, déterminée à faire de sa vie un enfer.
Il fit un signe à Margaret, qui exécuta de légers mouvements. Il contracta les mains, griffant le torse de son partenaire au passage, qui souffla des excuses. Avec douceur, il déposa des baisers sur sa peau pâle, remonta jusqu'à la clavicule. Priel s'efforça de se détendre, aspirant de grandes bouffées d'air, la tête renversée pour offrir son cou aux lèvres merveilleuses.
Un autre doigt et davantage de baisers. Deux douleurs superposées et un lot de consolation. Deux lots de consolation ; quand il souleva les paupières, il croisa les yeux de Margaret qui ne le quittaient pas, posés sur lui comme sur une statue que l'on contemplerait jusqu'à la connaître par cœur.
Le troisième doigt toucha le bon endroit. Un gémissement lui échappa et il se resserra brusquement, les mains plongées dans les courts cheveux noirs. Il sentit un sourire s'épanouir sur les lèvres de Margaret, contre son torse. Il accéléra légèrement son mouvement, et Priel, les lèvres closes de toutes ses forces, retint les gémissements qui tentaient de se dérober.
Margaret arqua un sourcil.
« J'aimerais t'entendre, Priel », dit-il dans un souffle rauque qui se perdit contre son oreille.
Le jeune homme ne parvint pas à répondre. Il ouvrit la bouche, les hanches mues par des réactions instinctives, se tortillant pour obtenir davantage de plaisir. Il haletait, le torse couvert d'une fine pellicule de sueur, pressé contre son partenaire.
« Margaret..., dit-il, la voix suppliante.
- Que veux-tu que je fasse ? »
Il récupéra ses doigts sans prêter attention à la plainte de Priel. De l'autre main, il lui fit pencher le visage, jusqu'à coller leurs fronts moites. Ils respiraient vite et leurs cœurs battaient de concert. Le froid de l'hiver s'éclipsait dans la chambre, laissait sa place à la chaleur incandescente qui partait des entrailles et vrillait à travers leurs deux corps.
« Je veux que tu me fasses l'amour..., pas tes doigts, répondit Priel, la voix hachée.
- Tu exiges beaucoup de choses.
- Et je les obtiens le plus souvent.
- Le plus souvent... »
Margaret laissa passer plusieurs secondes où les deux hommes se dévisagèrent en silence, puis il rit doucement. Un petit rire qui monta dans sa gorge et se propagea sur son visage, rosissant les pommettes déjà chaudes, plissant le coin des yeux et de la bouche. Le son fut bref, d'un éclat rare et, Priel le sut instinctivement, d'une préciosité infinie. Jamais il n'avait entendu Margaret rire. Jamais de bonheur véritable sur ses traits. Toujours des sourires vrais-faux qui feignaient des émotions pour se fondre dans la masse.
Et là, dans une taverne perdue de Llygad, nu et le bassin immobilisé par le poids de Priel, il riait avec réserve.
Le plus beau son du monde.
Éphémère. À peine sorti des lèvres, le rire se tarit et les traits illuminés retrouvèrent leur mélancolie familière.
« J'aime quand tu es heureux, dit Priel en passant le pouce là où le sourire s'était évanoui.
- Quand ai-je été heureux ? »
Margaret écarta les lèvres, la main posée sur celle du jeune homme.
« Quand tout sera terminé, répondit-il, la voix frissonnante. Quand je me serai vengé. Jure-le, Margaret. Jure que tu seras heureux après ça.
- Que vaut la promesse d'un sans-nom ?
- Tu es un noble, ce soir. Jure-le. »
Margaret l'embrassa avec douceur et le fit basculer sur le matelas.
« Je le jure », souffla-t-il du bout des lèvres.
J'aime ce chapitre. Je l'aime beaucoup. Il dit beaucoup de choses avec pas grand chose. C'est un peu un chapitre de vérité, en un sens.
Prochain chapitre : Chapitre XIV - Celui bloqué entre froid et sel
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