𝟚 | Chapitre XII - Celui qui ne hurlait plus dans un monde sourd
Priel
Priel entra avec fracas dans la chambre d'auberge. Margaret se redressa sur le coude, allongé avec nonchalance sur l'un des deux lits de la pièce.
« Ohr est tombée. »
La voix de Priel tremblait. Il clignait des yeux le plus vite possible pour détacher les larmes qui poignaient et tentaient de s'attacher à ses cils. Il claqua la porte dans son dos, tout le corps transi d'un mélange de rage froide et de douleur.
Ohr. Sa cité, la ville du bout du monde, la référence du monde noble en termes de raffinement, de célébrations et de renommée. Cette ville qui avait fait de l'ombre à la flamboyante Fülle.
Vaincue.
« Ohr est tombée, répéta-t-il, comme si dire et dire encore pouvait attester de cette réalité apprise au détour d'un chemin, tandis qu'il errait dans les rues de Llygad.
— Je sais », répondit Margaret en se levant.
Il savait. Et Priel, lui, l'apprenait plus d'une demi-saison plus tard. Car la femme qui le lui avait appris tandis qu'il se renseignait sur les bateaux en partance pour Ver-Glas – l'un des ports les plus influents de l'Hiver – avait été formelle : les flammes avaient consumé l'oreille du monde au lendemain du Solstice d'hiver.
Priel serra les poings, les jointures exsangues autour du pommeau à tête de serpent de sa canne.
« Tu savais, dit-il, le timbre si bas que sa voix se perdait dans le silence.
— Je suis allé en ville, répondit Margaret, son insupportable sourire accroché aux joues. Tout le monde ne parlait que de ça.
— Et tu n'as pas jugé bon de me prévenir. »
Les traits du jeune homme se décomposèrent. Les ongles soudés aux paumes, il s'efforçait de refouler les larmes de détresse qui se pressaient à la lisière de ses yeux.
Margaret s'avança ; Priel recula aussitôt avec un tiraillement dans la jambe.
« Maintenant que tu marches, tu recommenceras à me tenir à distance ?
— Tu aurais dû être honnête, répondit Priel, acide.
— J'ai toujours été honnête avec toi. »
Il ne réagit pas. En prenant une profonde inspiration, il se laissa tomber sur une chaise. Une assiette pleine trônait sur la table en bois vernis, dans laquelle il piocha une datte. Manger n'apaisa pas la colère entortillée dans son ventre.
Eirlys avait refusé d'attendre. Elle l'avait empêché de défendre les siens et, d'un coup d'une violence inouïe et encore jamais vue à travers le Continent, elle avait réduit en cendre tous ses espoirs.
Que venger si les murs d'Ohr ne tenaient plus ?
La datte restait coincée dans sa gorge. Secoué d'une quinte de toux, il prit sa tête entre ses mains. Son monde tombait en lambeaux. On avait piétiné son honneur et il ne pouvait plus espérer le raccommoder.
Il avait retenu ses émotions à travers les rues de Llygad. Un masque froid coulé sur les traits, il avait acquiescé devant la marchande, continué ses recherches d'un bateau pour rejoindre le Marquisat. Il avait feint l'indifférence quand son cœur avait accéléré, que la lente compréhension, glaçante, avait parcouru ses veines, ce moment où l'unique chose qui le maintenait en vie s'était échappé. Ses sens s'étaient bloqués pour qu'il ne perçût pas la vie qui désertait son corps en même temps que le doux souvenir d'Ohr. Il en avait oublié de penser que sans l'oreille du monde, plus rien ne l'attendait, en Hiver.
Il pouvait bien hurler, dans un monde sourd personne ne prêterait attention à ses appels.
Un raclement de chaise puis le contact d'une paume calleuse le sortirent de ses pensées.
« Je ne pensais pas que ça t'affecterait autant... », dit Margaret.
Il releva le menton du jeune homme et leurs regards se croisèrent.
La paix.
Ses iris sombres s'agrippèrent à ceux de Margaret. Pourquoi s'autorisait-il à pleurer devant lui ? Il devait le prendre pour un homme faible. Un enfant, probablement, geignard et pleurnichard, qui ne supportait pas... qui ne supportait pas quoi ? la chute d'une cité lointaine qu'il n'était pas supposé connaître ? la mort d'une famille que le Continent entier avait résolu de haïr ? Après tout, les Crochemort avaient complotés pour s'emparer du trône de l'Hiver, n'était-ce pas contraire aux idées de la Puissance et à la paix voulue entre les Saisons ? N'était-ce pas une trahison absolue ?
Donner la mort à un traître... même la Puissance, dans son intransigeance, pouvait le tolérer. Les autres Saisons, en tout cas, s'étaient résolues à l'accepter. Personne n'avait réagi quand le Manoir avait brûlé. Le monde entier s'était plié devant la démesure de l'Hiver qui se révélait. Tous avait courbé l'échine, car la Puissance elle-même s'était inclinée devant Eirlys de Hiems.
Priel frissonna. Il devait supporter. Agir comme un adulte à la tête froide ; un adulte de l'Été, qui plus était, et un adulte ne geignait pas comme il le faisait.
Il voulut détourner la tête ; Margaret l'en empêcha. Quand il croisa de nouveau son regard, il crut y lire un éclat épeuré.
« Tu es un Aestas, n'est-ce pas ? dit-il, la voix peu assurée.
— Je me tue à te le répéter. »
Priel entrouvrit les lèvres et s'appuya contre le dossier de sa chaise. La main de Margaret, qui effleurait encore son visage, retomba sur la table. Il distinguait la tension dans le bout de ses doigts. Il s'obligea à croiser les yeux blancs. Un mensonge devait être prononcé avec assurance pour qu'on le crût.
Margaret repoussa sa chaise. Priel leva la tête pour ne pas perdre son regard. Les ombres s'agitaient avec plus de véhémence, comme pour manifester le trouble de l'homme. Des bras d'un noir oppressant se collaient aux rétines, appels à l'aide de désespérés, tentant de s'extraire des prunelles. La supplique muette de Margaret.
« Promets-le, Priel, dit-il, la voix frémissante. Tu es un Aestas. Tu as grandi en Été. Tu... tu...
— Je suis un Aestas. »
Et ce mensonge dans sa bouche lui laissa un goût à l'amertume infâme. Le regard que lui lança Margaret eut l'effet d'un coup de poignard tourné et retourné dans son estomac ; des yeux qui le vidaient de son sang et qui, une fois qu'il n'avait plus rien dans ses veines, s'acharnaient à le vider encore. Le type de regard déçu ou effrayé, en colère ou juste impassible, des yeux qui se forçaient à paraître convaincus, qui mentaient tout autant que les mots. Un regard qui comprenait tout, qui se souvenait des silences, qui discernait les mensonges, qui fouillait pour atteindre la vérité.
Le regard qu'il n'aurait jamais voulu voir sur le visage de son compagnon de route ; car c'était le seul regard qui le mettait en danger.
Celui du secret devenu obsolète.
Le mensonge déchiré.
Oublié.
Avachi sur le bout de ses bottes, et il ne trouva pas la force de le piétiner. Alors il se baissa, récupéra les bribes du mensonge, les rattacha tant bien que mal à son identité. Le nom se recolla à son front et à ses pores, il boucha les émotions. Il soutint le regard.
« Je suis un Aestas », dit-il.
Une voix puante de tromperie, qui ne dupa pas son locuteur. Comment convaincre un autre si l'on ne se convainquait pas soi-même ?
Priel battit des paupières en feignant un rictus ennuyé.
« Il est temps de reprendre une relation professionnelle, Margaret, dit-il, la langue empâtée par la laideur de ses mots. Je t'ai laissé bien trop de libertés depuis Fülle. »
Il voulait insuffler de la conviction dans ce qu'il disait. Trouver la force de se faire respecter, montrer qu'il dirigeait. Être à l'image de son père ; un homme à la tête d'une cité et un exemple d'autorité.
« Tu veux que je recommence à te vouvoyer ? dit Margaret en étirant les lèvres. Ou tu préfères que je m'adresse à toi avec tellement de déférence que tu en serais dégoûter jusqu'à la fin de tes jours ? »
Il était las de jouer au noble. Il était las de hurler en vain. Il était las de devoir se venger.
Si on lui avait demandé à quoi il rêvait, il aurait supplié qu'on lui retirât son sang. Qu'on tirât un trait sur les Crochemort. Qu'on le laissât se morfondre dans un monde qui ne voulait pas de lui, loin de toute responsabilité. S'il avait été plus fort, il aurait déchiqueté la lettre reçue à Fülle. adieu les responsabilités ! Et Eirwyn, il pouvait bien remonter depuis les tréfonds du désert si ça lui chantait ! Priel Crochemort, lui, ne voulait plus entendre parler d'Ohr.
Il était si fatigué...
« Voulez-vous, Monseigneur Priel, que je vous serve une coupe de vin pour vous aider à vous détendre ? dit Margaret en saisissant la bouteille, railleur.
— Non..., répondit Priel. Pas de Monseigneur, pas de vous, pas de ça...Tu n'es pas un domestique.
— Que suis-je, dans ce cas ? »
Priel attrapa une autre datte, qu'il mordit sans répondre, savourant le goût sucré qui se répandait dans sa bouche. Il passa la langue sur ses lèvres.
Margaret entoura sa nuque claire d'une main douce mais impérieuse et rapprocha leurs visages. Priel entendit son propre cœur s'accélérer sous sa poitrine. Le contact contre sa peau n'était pas menaçant, mais il sentait l'ordre silencieux de l'homme. Une exigence timide et muette, empreinte d'hésitation.
« Tu as peur de me faire mal ? dit-il en entourant le poignet qui le tenait.
— Je ne te blesserai pas.
— Tu as peur que je te fasse du mal, alors ? »
Margaret frémit.
« Tu ne répondras pas à ma question ? dit-il en détournant la remarque du jeune homme.
— Que veux-tu être pour moi ? »
Les doigts se resserrèrent légèrement autour de sa nuque. Margaret se pencha, jusqu'à ce que son souffle effleurât la joue de Priel, figé.
« Je veux juste profiter de notre dernier jour de liberté.
— Quelle liberté ? répondit Priel en étouffant un rire.
— Celle d'être ton égal. »
Il faut bien que la bulle paisible de ce début de tome 2 éclate.
Prochain chapitre : Chapitre XIII - Celui qui prétendait oublier
Le chapitre suivant contient une scène à caractère sexuel. Les personnes qui ne voudraient pas la lire sont donc prévenues.
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