𝟚 | Chapitre VII - Celui qui comptait en hivers

Priel

Depuis cinq jours, Priel subissait les décoctions aux odeurs abominables, les somnifères pour chevaux qui l'assommaient pendant des heures, les médicaments au goût terreux et les breuvages inutiles.

Ses jambes ne revenaient pas.

Dewin lui prodiguait de nouveaux soins, une tisane, un cataplasme... Elle n'avait pas encore proposé le rituel maléfique ou les sortilèges, mais chaque fois qu'il croisait ses yeux noirs, Priel attendait qu'elle l'annonçât. Il se tenait prêt à lui lancer un livre à la figure et à siffler Hevn pour qu'il le conduisît en lieu sûr.

Il était seul avec Dewin dans la cabane. Margaret avait été envoyé en ville pour des courses et était parti deux jours plus tôt.

Dewin tira une chaise à côté du lit du jeune homme, un bol en terre dans les mains.

« Retire ta chemise, Priel. C'est l'heure de tes soins. »

Il grimaça. Avec un long soupir, il défit les boutons et dévoila sa cicatrice. Dewin se persuadait que la disparition de sensation dans ses jambes venait de là. Peut-être n'avait-elle pas tort. Après tout, la femme en noir avait brûlé sa peau le jour de l'incendie et la malédiction s'était abattue sur lui.

Il suivit les gestes maîtrisés de l'hérétique, appliquant d'autres herbes sur sa peau. La fraîcheur lui arracha des frissons et des picotements irradièrent dans son bas-ventre, s'arrêtant au-dessous de l'aine, à l'exact endroit où commençait la cuisse.

« Quel âge as-tu, Priel ? dit Dewin en se redressant, les mains grasses de crème. Je voudrais tenter un autre soin mais ça ne fonctionne pas au-delà d'un certain âge.

— Vingt-cinq ans. »

Dewin fronça les sourcils.

« C'est une part de ton identité secrète, j'imagine ? dit-elle en souriant.

— Pas du tout.

— Un Aestas aurait dit vingt-cinq étés. »

Priel contracta la mâchoire, le regard sombre.

« Tu aurais aussi pu dire vingt-cinq automnes pour t'adapter à moi, ajouta-t-elle, mais ça n'a pas l'air d'être ton genre. Or, tu as choisi le mot le plus neutre. C'est suspect pour quelqu'un qui n'a rien à se reprocher. »

Elle se leva. Sa robe glissa sur le sol, entrainant des moutons de poussière à sa suite. Elle se pencha au-dessus de son plan de travail pour préparer une énième mixture.

« Je ne suis pas née de la dernière pluie, mon petit, dit-elle alors que Priel la scrutait en silence. Des anonymes sur les routes, j'en ai rencontré des tas. »

Elle se rassit et tendit une tasse au liquide violâtre.

« C'est infect, je te préviens, dit-elle.

— Vos potions ne servent à rien.

— Ta brûlure est salement corrompue. Et moi, je ne suis qu'une vieille dame qui joue avec des plantes. »

Priel grimaça en portant la boisson à ses lèvres : l'odeur qui s'en dégageait s'emparait de ses narines et irritait sa gorge. Il jeta un coup d'œil à Dewin, aux cheveux encore noirs, dont l'âge ne transparaissait qu'à travers les rides.

« Vous n'êtes pas si vieille, dit Priel, interloqué.

— J'ai arrêté de compter en arrivant à cinquante automnes. »

Le jeune homme reposa son verre, les sourcils froncés.

« Ce n'est pas si vieux. La mort est encore loin.

— Par chez moi, les vies s'essoufflent vite », répondit l'hérétique avec douceur.

Elle lui parlait avec la délicatesse d'une mère à son enfant. Il retrouvait dans sa voix les inclinaisons qu'elle employait pour s'adresser à Margaret.

Peut-être étaient-ils autant des étrangers l'un que l'autre pour cette femme seule dans sa cabane.

« Mon grand-père est mort à plus de quatre-vingt-ans, dit Priel en inclinant la tête.

— Et moi je serai morte à soixante. »

Dewin tapa dans ses mains avec une exclamation. Le sujet était clos.

« Au moins, je peux être sûre que tu es un noble, dit-elle en époussetant sa robe. Les roturiers n'ont pas l'espérance de vie de ton grand-père. »

Elle sortit de la cabane sans rien ajouter. Priel la suivit du regard, jusqu'à ce que ses cheveux noués en une longue tresse dans son dos eussent disparu de son champ de vision. Resté seul, il déporta son attention dans un coin de la grande pièce. Nichée entre deux étagères croulant sous les bibelots, la femme en noir disparaissait dans ses ombres.

Lorsqu'il croisa ses prunelles, les picotements provoqués par le cataplasme se muèrent en une douleur atroce. La respiration coupée et les yeux révulsés, Priel contracta les doigts dans ses draps. Il ouvrit la bouche pour crier ; un gémissement s'étouffa dans sa gorge privée d'air. Des couteaux s'enfonçaient sans arrêt dans son abdomen, déchirant la peau, lames incandescentes qui répétaient la douleur des flammes dévorant la chair. Il se plia en deux, incapable de ramener ses jambes contre lui, avec la sensation de qu'on tordait son corps dans tous les sens, qu'on l'écharpait, et qu'il était témoin inerte d'une torture inévitable.

Il haletait, des bribes d'oxygène parvenant à se frayer un chemin dans sa trachée encombrée par des larmes de détresse refoulées.

« Priel ? »

Dewin se précipita près du lit, où le jeune homme griffait sa cicatrice dans l'espoir de se défaire du cataplasme et de ce feu qui le rongeait.

« Bois, Priel. »

Le contact rugueux d'un gobelet alerta ses sens pétrifiés. Il ferma la bouche. L'air ne passait plus. Il porta une main à sa gorge et ses ongles s'attaquèrent à la peau sensible du cou, dans une vaine tentative de retrouver sa respiration.

« Priel, il faut boire. »

De nouveau, le gobelet heurta ses lèvres. Il secoua la tête. Des larmes chaudes dégoulinaient le long de ses joues. Le monde oscillait. Des étincelles apparurent devant ses yeux.

Soudain, une vive douleur au visage le sortit de sa torpeur. Il manqua de basculer, ramené au monde des vivants, et battit des paupières jusqu'à voir Dewin, la main levée.

« Bon sang, ne me fais pas de frayeur pareille, petit ! Mon cœur n'est plus dans sa forme d'autrefois. »

Ses gestes, pourtant, contrastaient avec sa voix gorgée de reproches. Elle palpait le ventre et le cou du jeune homme, les mains prudentes, habituées aux actions médicales. Elle émit un grognement satisfait et présenta de nouveau le gobelet à son patient.

« Bois. »

La main de Priel tremblait encore lorsqu'il s'exécuta.

« Que s'est-il passé... ? dit-il du bout des lèvres, la voix rauque.

— C'est à toi de me le dire. Tu criais comme un cochon qu'on égorge. »

Un liquide glacé coula dans sa bouche et rafraichit la sensation encore vive de la brûlure. Rien de comparable ne lui était jamais arrivé depuis l'incendie. Au cours des secondes qu'avait duré la crise, il lui avait semblé se perdre dans le Manoir, bloqué dans son squelette calciné.

« Vous devez me soigner, dit-il. Pas déclencher de nouvelles douleurs. »

Il renifla en rabattant ses cheveux en arrière.

Du coin de l'œil, il crut apercevoir Dewin froncer les sourcils et tourner la tête vers la femme en noir. Mais quand il pivota vers elle, elle l'observait lui.

« Tu es un Crochemort ? » dit-t-elle, avec autant de simplicité qu'en demandant une miche de pain à un commerçant.

Priel se figea. Sa main glissa sous les draps et plongea dans la poche de son pantalon. Il en tira une petite lame, qu'il serra entre ses doigts sans répondre.

Il haussa le menton et soutint les yeux perçants de la sorcière.

« Mon fils ne le sait pas ? »

Il tressaillit. Malgré lui, son visage se déforma un bref instant et une lueur d'angoisse transparut dans ses yeux. Timide, mais suffisante pour le trahir. Il comprit que Dewin avait surpris l'émergence de la peur.

La sorcière savait.

« Comment... ? dit-il, sans oser achever sa phrase.

— Tu portes un serpent sur ta bague.

— C'est un dragon. »

Il laissa tomber la lame sur le matelas et effleura la chevalière qui avait appartenu à son père.

« Je sais, répondit Dewin en plissant les yeux. Le symbole de ta famille. On raconte que cette bague fut l'ultime présent de l'amante du premier ancêtre de ta famille, à la veille de sa mort.

— Elle se transmet de génération en génération depuis Anwir Crochemort. Et c'était son amant, le détenteur de cette chevalière. »

Priel contracta la mâchoire.

« Je sais ce qu'on raconte sur les miens, ajouta-t-il.

— Mieux que moi, c'est certain. Mais tu en sais probablement moins sur Llyr. »

Dewin retourna à son établi sous le regard de Priel, plus ennuyé qu'interrogateur. Elle dégaina un couteau de cuisine et une botte de tiges, et entreprit de les découper. Elle reprit d'une voix posée, le sourire aux lèvres, comme si elle avait toujours attendu de raconter des histoires :

« Llyr de Môr-Leidr, surnommé le dieu des océans, vécut il y a de ça huit siècles, alors que les derniers jours de Nagarr approchaient. La légende veut qu'il soit mort sans connaître les débuts de notre ère...

— ... Ne laissant à son amant qu'une bague en dernier souvenir, bla bla bla..., acheva Priel en levant les yeux au ciel. Je porte cette bague au doigt, Dewin, épargnez-moi ces contes pour enfants.

— Savais-tu qu'il avait pour sœur jumelle une puissante nécromancienne ? »

Le visage de Priel s'assombrit. Même dans les récits familiaux, la magie des morts devait noircir les tableaux.

« On l'appelait Niamh de Môr-Leidr, la femme capable de réveiller les morts et de bâtir des armées à partir des cimetières. Une maîtresse de la Vie et de la Mort redoutée à travers tout le Continent. »

La présence de Dewin ne suffisait pas à estomper celle de la femme en noir. Brusquement, Priel ne rêvait plus que du retour de Margaret. Quand il était près de lui, et seulement à ces moments-là, son rythme cardiaque s'apaisait et la femme en noir disparaissait dans l'éclat de cet homme rencontré au fond d'une cellule obscure.

Il n'écoutait Dewin que d'une oreille.

« La légende raconte que Llyr et Niamh sont de la descendance de Nagarr. Tu sais ce que cela signifie ?

— Ça ne m'intéresse pas.

— Il s'agit du peuple de ceux que vous autres, nobles, appelez hérétiques. Ce sont les enfants des dragons.

— Les dragons sont morts depuis longtemps, Dewin. D'où le changement d'ère. Je sais tout ça, répondit Priel en soupirant. Venez-en au but et fichez-moi la paix. »

La sorcière attrapa un pilon avec un petit rire.

« La légende s'achève alors que les nobles tuent Llyr. Niamh aurait alors juré de le venger, même s'il lui fallait défier le monde entier et les dieux eux-mêmes.

— Il n'y a que la Puissance. On croit en elle ou pas, mais il n'y a pas d'autres dieux. »

Le ton catégorique du jeune homme parut amuser Dewin, car elle rit de plus belle, au même rythme que son pilon écrasant des graines en poudre fine.

« Tu es bien un noble, Priel.

— Bien sûr.

— Mais le monde des nobles n'est pas un monde absolu. Si les Quatre Saisons l'avaient compris plus tôt, bien des morts auraient pu être évités.

— Les Quatre Saisons ne tuent qu'en cas d'extrême nécessité », répondit aussitôt Priel en se redressant tant bien que mal.

La stupidité de sa réflexion lui sauta aux yeux dès que la phrase eût quitté ses lèvres. Évidemment que les Quatre Saisons tuaient, d'une manière ou d'une autre, et pas toujours par obligation. Mais elles agissaient de façon suffisamment détournée pour ne pas paraître enfreindre les lois de la Puissance perpétuées par les familles religieuses.

Ne pas attenter à la vie de quiconque, soi ou un autre.

Ne tuer qu'en cas de dernier recours.

Offrir une sépulture à sa victime et ne jamais brûler son corps.

Il reporta son attention sur Dewin, qui chantonnait d'une voix râpeuse, les lettres roulées sous sa langue. Il ne comprenait pas ce qu'elle disait – une langue ancienne, supposa-t-il – mais il y avait dans son chant comme une affection. Elle semblait chanter l'Amour ou le Bonheur, avec ce même plaisir que Margaret portait dans la voix quand il fredonnait en se pensant seul. En l'écoutant, il reconnut un air que son compagnon de route avait déjà reproduit.

Les yeux à demi-clos pour oublier les vagues picotements qui persistaient dans son bas-ventre, il se concentra sur la chanson de son hôte et sur le souvenir de Margaret et de sa voix enchanteresse.

D'un coup, il rouvrit les yeux.

« Vous ne le lui direz pas ? » dit-il, le timbre empreint d'appréhension.

La femme s'interrompit.

« Dire quoi à qui ?

— A Margaret. Vous ne lui direz pas qui je suis, n'est-ce pas ?

— Il a toujours été minable pour reconnaître les emblèmes familiaux, et pourtant il n'y en a que huit. S'il ne peut pas reconnaître le tien, il n'a pas besoin de savoir ton nom.

— Personne n'assimile plus les Crochemort aux dragons. Nous sommes la famille du serpent d'éternité, aujourd'hui. »

Ils échangèrent un regard dont ni l'un ni l'autre n'aurait pu dire ce qu'il signifiait. Était-ce le regret commun de la puissance révolue des Crochemort ? une menace si Dewin trahissait son engagement ? ou la fin d'une conversation qui attestait de visions diamétralement opposées ?

« Es-tu heureux que je t'ai reconnu ? dit enfin Dewin.

— Vous êtes la première en dix ans. »

Priel marqua une pause. Quand il reprit la parole, des larmes montèrent, incontrôlables, et des sillons salés dévalèrent ses joues.

« Vousêtes la première en dix hivers. »


Beaucoup de choses dans ce chapitre n'étaient pas prévues et débloquent de nouveaux enjeux à l'intrigue. Ce sont toujours des surprises bienheureuses, dans ces cas-là !

La légende de Llyr et Anwir sera le sujet d'un spin-off : L'homme qui mentait à l'océan. Je commencerai sûrement sa rédaction quand j'aurai bouclé la première version de la trilogie de L'Hiver !

Petite question également : est-ce que tout était clair ? Car j'ai donné beaucoup d'informations, et je voudrais être sûre que ça reste digeste. Si vous me dites que certains passages sont flous, j'y repasserai pour les reprendre !

Prochain chapitre : Chapitre VIII - Celui qui parlait de confiance

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