𝟚 | Chapitre IX - Celle qui perpétuait les désirs de son père
Eirlys
Un homme à la barbe désordonnée, les boucles brunes hirsutes, les habits de voyage en piteux état, entra dans le bureau d'Eirlys. Il traversa la pièce d'un pas assuré, l'air de savoir où il se trouvait, où il allait, où il s'arrêterait. Il semblait évoluer en terrain connu, sans se préoccuper de la Marquise face à lui.
Il s'immobilisa, le dos droit et le visage de marbre. Il ressemblait à un voyageur quelconque, les traits tirés par la fatigue, proche de la quarantaine et sale comme s'il n'avait pas connu de bain depuis des dizaines de jours. Mais il avait une allure dans le port de tête, dans la hauteur de son menton, dans ses épaules et dans l'éclat dans son regard. Il dégageait une aura puissante que son apparence de vagabond ne suffisait pas à altérer.
« Asseyez-vous », dit Eirlys avec un geste en direction de la chaise de l'autre côté du bureau.
L'homme ne réagit pas. Ses yeux allaient de Niamh à la Marquise.
« Qui êtes-vous ? » dit encore Eirlys.
Il ne répondit pas davantage. Il gardait la mâchoire serrée, les bras le long du corps et le regard fier.
« Vous vous tenez devant la Marquise de l'Hiver, obéissez, dit Niamh d'une voix sourde. Ou je briserai vos os un à un et votre mère n'aura que des miettes à pleurer.
— Ma mère m'a déjà pleuré », répondit l'homme.
Sa voix rocailleuse vibra dans la pièce. Il irradiait d'une confiance flamboyante. Son timbre s'imposait et forçait le respect. Il devait faire ployer les faibles et s'incliner les puissants. Un mot et le monde lui appartenait. Un autre et il tombait en cendres. Un troisième et il renaîtrait d'entre les flammes.
Cet inconnu avait ce qu'il fallait dans la voix pour diriger le Continent entier.
« Aujourd'hui, elle est à la Puissance, ajouta-t-il. Elle serait déçue, Eirlys. »
Le prénom bruissa entre ses lèvres. La femme sentit chacun de ses poils se hérisser. Autour d'elle, les ombres de Niamh s'agitèrent. Elles n'agissaient pas comme d'habitude. Leurs mouvements rompaient avec le roulis régulier ; muées en vagues meurtrières, elles entouraient l'étranger sans jamais le submerger, se fracassaient entre les plis de ses vêtements et contre ses semelles. Mais lui restait immobile, plein de certitude, stoïque comme seuls l'étaient les fous face à la mort.
L'homme bascula son poids vers l'avant et posa une main sur le bureau.
« Reculez. »
La voix de Niamh tonna. En public, elle se muait en gardienne féroce pour la Marquise. Elle paraissait jouer à être la fidèle suivante, dans une tentative que tous la prissent pour une femme sans droits et sans place, une incapable qu'il ne fallait pas craindre.
Une erreur monumentale de leur part.
Un succès phénoménal pour l'hérétique en noir.
L'homme retira sa main et recula d'un pas. Il n'avait pas baissé le regard. Ses yeux foncés ne quittaient pas les prunelles d'Eirlys.
« Tu as détruit la paix, dit-il, l'air indigné.
— C'est ennuyeux, la paix. »
Eirlys luttait contre son cœur pour faire bonne figure. Mais cet inconnu en plein centre de son bureau l'effrayait. La transpiration dégoulinait dans sa nuque alors qu'elle cherchait d'où venait cette voix grave. Et ce regard déterminé ? Elle avait beau tourner ses souvenirs dans tous les sens, elle ne se rappelait pas du lieu où elle l'avait croisé. Elle le connaissait, pourtant.
Qui était ce vagabond ?
« Votre nom », dit-elle.
Les yeux de l'homme glissèrent jusqu'à la détentrice des ombres, dans le dos de la Marquise. Puis ils se reposèrent sur cette dernière.
« Ta sorcière m'a reconnu, dit-il en serrant le poing. Pourtant, tu me connais depuis plus longtemps qu'elle. »
La lumière du crépuscule inonda la pièce et se refléta sur les cheveux gras de l'homme, qui bouclaient et tombaient sur ses épaules larges.
Une carrure d'homme fort, une petite taille, une barbe brune. Des yeux emplis de fierté. La voix pour gouverner.
L'air de pouvoir marcher sur des armées et l'assurance d'être le dernier dressé sur la plaine enneigée.
« Tu étais mort... , souffla-t-elle en écarquillant les yeux.
— Et je ne le suis plus. »
Sa chaise racla sur le sol tandis qu'elle se levait précipitamment, les mains à plat sur son bureau, la respiration saccadée.
Comment pouvait-il... ?
Elle avait vu son corps percé de plaies, elle avait touché sa peau froide pour s'assurer qu'il était bien parti, elle avait entendu son souffle absent, elle avait senti de tous ses membres et à travers toute sa carcasse que son frère ainé, son sang, celui qui la privait du trône, était mort et qu'elle était vivante.
« Tu dois mettre fin à la guerre, Eirlys, dit Eirwyn, et son nom dans sa bouche la perdit entre dégoût infâme et doux souvenir.
— Tu. Es. Mort, dit-elle, le regard fou. Les morts ne savent rien à ma guerre.
— Ta guerre causera la perte de notre peuple. Tu as commis une erreur en détruisant Ohr, Eirlys. Les Crochemort ne devaient pas sombrer. »
Les ombres de Niamh acquiescèrent.
Eirwyn ne bougeait toujours pas. Les ombres échouaient à grimper sur ses bottes et à entourer sa peau. Il semblait entourer d'une carapace qui le préservait de leur contact glaçant.
« Mets fin à cette folie, Eirlys, dit encore Eirwyn de cette maudite voix insidieuse. Tu es la seule à en détenir le pouvoir.
— Ne me parle pas comme à une gamine ! »
Le corps soudain tendu, elle se rassit dans son fauteuil et toisa son frère aîné avec haine. Rancœur. Avec rage car elle perdait d'un coup sa place légitime à la tête de sa famille.
« Tu n'es plus personne, Eirwyn, dit-elle d'une voix sourde. Tu es mort. Tu es mort ! Reste à la Puissance !
— La Puissance ne me possédera pas. Tu dois signer la paix avec le Printemps. Les Quatre Saisons doivent rester quatre. Père rêvait d'une ère d'unité et il avait tort.
— Tu as été mon frère, jadis, mais aujourd'hui tu n'es qu'un moins que rien. Dis-moi, qu'est-ce qui m'empêche de te jeter dehors ? »
Le regard d'Eirwyn alla de la Marquise à Niamh, traversé par l'incertitude. Eirlys sourit. Elle lui ferait ravaler sa fierté ; il ressortirait d'ici avec une nouvelle certitude. Celle que la Marquise de Hiems marchait dans les pas de son père, et que rien ni personne, pas même un mort qui avait fui l'étreinte de la Puissance, ne pourrait la détourner de son but.
Rien ne l'écarterait de sa guerre.
« L'armée du Baron marche sur nos frontières, dit Eirwyn en s'approchant du bureau. Les Ver comptent traverser les eaux intérieures. Tu penses pouvoir gagner, mais dis-moi, Marquise, comment une armée hivernale divisée entre les allégeances aux Hiems et aux Crochemort pourrait remporter la moindre bataille ?
— En comptant sur les serments des Ôton. »
Eirwyn haussa un sourcil. Sa sœur esquissa un sourire avant de renifler avec mépris.
« Penses-tu que je dévoilerai mes stratégies avec un inconnu ? C'est mal connaître le Marquisat de l'Hiver, mon cher frère. »
Elle se leva de nouveau, cette fois sans peur ou surprise. Elle était maîtresse d'elle-même et son frère ne provoquerait plus de crainte en elle.
Quelques pas la menèrent jusqu'à la porte d'entrée du bureau. Elle l'ouvrit et dévisagea son frère avec dureté.
« Je te laisserai vivre pour cette fois, Eirwyn. Mais si je te revois, notre sang ne sera plus qu'un souvenir. Tu mourras comme tous les traîtres. »
Avant qu'il eût fait un geste pour se diriger vers la porte, la voix de Niamh s'éleva.
« Qui vous a fait revenir ? »
Elle s'avança jusqu'au centre de la pièce pour surplomber l'homme.
« Il n'a pas dit son nom, répondit Eirwyn en soutenant ses yeux opaques.
— Un homme ?
— Sa voix le laissait croire. »
Il inclina la tête, une expression entre l'amusement et la déception sur le visage.
« Ainsi, vous n'êtes pas omnipotente ? Les rumeurs vous surestiment, sorcière.
— Je ne fais qu'écouter l'appel des ombres. Elles me parlent et je les contrôle, répondit Niamh, avant de retourner à sa question originelle. Quel était son visage ?
— Je ne l'ai pas vu. »
Eirwyn ferma les yeux un court instant. Sa sœur cadette le fixait avec insistance. Elle ne comprenait pas le manège de Niamh et attendait, les traits fermés, que les deux se décidassent à avancer.
Mais elle distinguait nettement les ombres ruisselant sur le sol. Les seules ombres qu'elle pouvait voir, les plus effrayantes et celles qui, d'un mouvement, pouvaient lui retirer tout ce qu'elle avait obtenu.
Eirwyn rouvrit les yeux. Il fronça les sourcils et s'efforça de croiser le regard de Niamh, perdu dans l'obscurité de son visage.
« Si, je me souviens, dit-il, le regard perdu dans le vague. En partant, j'ai aperçu ses yeux. »
Il se tut de nouveau.
Eirlys soupira bruyamment et donna un coup rageur dans la porte ouverte.
« Eh bien ! dit-elle avec âpreté. Qu'avaient-ils, ces yeux ?
— Ils étaient blancs. »
Le silence s'empara de la pièce. Niamh hocha la tête et se tourna, si bien qu'Eirlys se trouva face à elle. La femme en noir semblait étreinte par la surprise, elle qui arborait d'habitude une expression neutre. Les ombres se diluaient sur ses joues pour laisser place au choc pur.
La Marquise ne sut comment interpréter cette réaction. Devait-elle craindre une révélation qui désarçonnait l'hérétique ? Ou devait-elle se lancer à la recherche de cet homme aux yeux blancs qui semblait inspirer la crainte ?
Elle concentra son attention sur Eirwyn, qui ne bougeait plus.
« Pourquoi vous avoir aidé ?
— Il m'a envoyé dans les bras de la Puissance, puis il m'a forcé à m'en extraire.
— Votre sauveur était votre tueur ? »
Niamh abaissa les paupières, les lèvres pincées. Elle tressaillit quand le oui agita les cordes vocales de l'ancien héritier du Marquisat.
Eirlys ne quittait pas des yeux le spectacle de l'hérétique. Elle offrait une vision délicieuse : elle toujours maîtresse d'elle-même semblait aux prises avec de graves tourments. Comme si la vision d'un vivant qui était mort la choquait, quand elle jouait à réveiller les cadavres.
Eirwyn apportait des nouvelles.
Eirwyn apportait aussi le spectre de sa famille. À l'instant où elle l'avait reconnu, Eirlys s'était sentie ensevelie sous le souvenir de leur père. Sa voix rugueuse répétait qu'il fallait imposer un Hiver éternel au Continent tout entier. Il promettait le succès. Il jurait par la Puissance et par les ancêtres que sa Saison serait celle de l'avenir. Il enjoignait ses deux enfants à perpétuer ses ambitions. Borë de Hiems vivait pour préparer la guerre. Il réunissait les moyens et les soldats, et ses enfants, ensuite, seraient ceux qui initieraient la conquête progressive de leur monde.
Eirlys ne faisait que suivre les ambitions familiales. Eirwyn ne pouvait pas sortir de sa tombe pour la forcer à se détourner des souhaits de son père.
Les souhaits qu'encourageait Niamh.
Ses souhaits à elle.
Eirwyn avait toujours était le pacifique de la famille. Il aurait pu conduire n'importe quelle armée à la victoire ; il avait toujours préféré les entraîner à protéger la paix. Il aurait dû être le dernier homme dressé sur la plaine enneigée ; il avait été le premier homme couché quand les Crochemort avaient lancé la purge de la lignée de succession des Hiems.
Eirwyn était un misérable et un idéaliste.
Un mort encore trop vivant.
Un souvenir atroce car agréable, qui rappelait à la Marquise qu'elle avait été une enfant qui croyait en la paix, elle aussi. Devant les aubes qui se levaient, pelotonnée contre son grand frère, elle avait imploré la Puissance pour que la paix durât toujours.
Et c'était elle qui l'avait brisée.
Elle secoua la tête pour se sortir de ses souvenirs et tapa contre la porte.
« Tu n'as que trop abusé de mon hospitalité, Eirwyn. »
L'homme hocha la tête et traversa la pièce. Il s'arrêta devant elle et saisit sa main.
« Il n'est pas trop tard, dit-il, la voix vive. Tu peux encore arrêter la guerre. Tu peux sauver des vies. Tu peux préserver notre ère.
— J'ai horreur des lâches, répondit-elle en dégageant sa main des paumes calleuses. J'ai horreur des traîtres. Si je te revois, mon frère, j'aurai deux raisons de t'exécuter. »
Elle sortit du bureau. Niamh attendit qu'Eirwyn l'eût imitée pour fermer à clé la pièce.
Avant d'emboîter le pas à la Marquise, elle se pencha vers Eirwyn.
« Vous trouverez seul le chemin pour sortir, Seigneur Eirwyn ? »
Un sourire glacial se dessina sur son visage mordu par les ombres.
« L'homme qui ne voulait pas mourir. »
De nouveaux voiles se lèvent, des révélations apportent de nouvelles questions (normalement en tout cas), et j'espère que cela répond à des interrogations que vous pouvez avoir !
Que pensez-vous de ce premier véritable aperçu d'Eirwyn en chair et en os ?
Qu'en est-il ce la réaction d'Eirlys ? et celle de Niamh ?
Prochain chapitre : Chapitre X - Celui qui s'appelait Lumière, partie 1
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