𝟚 | Chapitre III - Celle qui souriait

Eirlys

La fumée dansait encore sous ses paupières quand elle ferma les yeux. D'épaisses volutes noires s'élevaient dans le ciel blanc. Les colonnes s'embrasaient et le feu valsait. Il léchait les murs, les pierres, dévorait le bois et recouvrait la chaume. Les cris retentissaient, au loin. Des enfants pleuraient leurs parents massacrés, les corps transis, éveillés aux premières lueurs de l'aube par la centaine de soldats dépêchés dans le nord. Des chiens hurlaient à la mort, le poil noirci et la chair cloquée. Les cris des hommes et des femmes embrassaient le crépitement des flammes et les chutes de pierre.

Tout s'effondrait.

Les habitants étouffaient sous les décombres, et tous étaient si pressés de fuir qu'ils oubliaient leur voisin, leur ami, leur boulanger ou leur grand-mère, probablement déjà entre les bras de la Puissance.

Les corps tombaient les uns par-dessus les autres. Ils se déformaient sous la chaleur, embrassaient la neige glacée. Ils avaient pour dernier décor un monde chaud-froid qui dissonait. Les cris, les pleurs, le choc des lames composaient une ode funèbre désordonnée.

Les plus courageux s'emparaient de bouts de bois, de pierres ou de couteaux de cuisine. Ils les brandissaient face aux soldats en armures clinquantes et épées, cachés derrière leurs heaumes. Ils se défendaient avec l'énergie du désespoir pour protéger les nourrissons et les femmes enceintes. Et les soldats fendaient les crânes, éventraient les braves, égorgeaient chiens, chevaux, jeunes et vieux. Les têtes roulaient dans les gravats, jusque dans les égouts.

Les chairs fondaient dans la ville muée en bûcher. L'Hiver détruisait tout. Il tuait tout, dévorait tout. L'Hiver était un bourreau et ses victimes suffoquaient dans la fumée toxique. On courait et, au coin d'une rue, un soldat enfonçait sa lame dans l'estomac d'une connaissance. On tentait de faire demi-tour ; un autre soldat bloquait le chemin.

Cent soldats, des milliers de morts.

Eirlys avait observé le massacre de loin. Elle avait vu le trou béant dans le rempart, par lequel les soldats avaient déferlé. Un autre pan de mur avait mordu la poussière. Ohr la belle, cette cité autrefois adorée, était tombée.

Des heures durant, elle avait toisé la tour de l'horloge. La pointe s'était dressée jusqu'à la fin, fière et noble, comme l'ultime provocation des Crochemort. Le temps avait refusé de céder face aux assauts du feu. Les aiguilles avaient tourné, et tic, et tac, une seconde puis une autre, finalement plusieurs heures, mais des heures longues, trainantes, qui rechignaient à avancer.

Puis l'horloge était tombée. Le temps s'était arrêté. Le monde, soudain, avait poussé un ultime hurlement. Eirlys avait regardé la chute lente de la dernière marque de la famille d'Ohr. Le menton droit et la mâchoire serrée, elle avait souri, parce qu'elle se sentait libre pour la première fois.

Le petit oiseau voletait encore, mais il n'aurait plus jamais de nid. Il pourrait se traîner jusqu'à la ville du bout du monde s'il le désirait ; plus rien ne l'attendrait. Les siens étaient morts et la Puissance ne les enlacerait pas.

Au crépuscule, le ciel s'était coloré du rouge des défunts, assorti à la cité à feu et à sang. Quatre-vingt-dix-sept soldats avaient quitté les ruines. Trois d'entre eux, morts, emportés par les milliers d'insurgés qui ne s'étaient pas défendus assez fort. Quatre-vingt-dix-sept soldats lui étaient revenus en rang, l'épée écarlate et la visière rabattue, et tous, sans exception, se résignaient déjà à vivre avec les remords.

Ils étaient faibles. Ils regrettaient. Ils n'avaient fait que se plier aux ordres de leur souveraine et, malgré tout, plusieurs avaient vomi leurs tripes en revenant au campement. Une jeune soldate s'était ouvert le ventre et vidée de ses entrailles. Ses joues étaient sillonnées de larmes séchées. Le suicide était un péché ; la Puissance la laisserait errer. Elle avait appelé la mort et se perdrait dans les limbes de l'entre-deux mondes.

Sur sa poitrine, à côté du perce-neige de l'armée, on avait trouvé un serpent qui se mordait la queue.

Quatre-vingt-seize soldats s'étaient agenouillés devant la Marquise à cheval. Eirlys n'en avait cherché qu'un. Un garçon aux cheveux presque blancs et au corps frêle, qui avait détourné les yeux quand elle avait croisé son regard.

* * *

Elle rouvrit les yeux et contempla la lettre sur sa table. Des gouttes d'encre avaient tâché le papier vierge. Elle tenait sa plume, mais les mots ne venaient pas. Elle devait informer Niamh, pourtant. Lui dire qu'elle en avait terminé. L'héritier qu'elle avait trouvé à Fülle, qu'elle le lui amenât ! Elle lui écorcherait la peau et lui arracherait les yeux. Mais avant, elle lui montrerait ce que coûtait un complot. Elle lui ferait visiter les vestiges du Manoir et de la ville derrière les remparts. Et dans ce triste univers, elle lui transpercerait le ventre.

La bougie frémit. Des courants d'air traversaient la tente. Elle resserra sa robe de chambre autour d'elle. Niamh, écrivit-elle. Des lettres hésitantes. Si on lui demandait pourquoi les mots étaient tordus, elle dirait qu'elle tremblait de froid. Un comble, pour la Marquise de l'Hiver, mais moins humiliant que de répondre qu'elle craignait une hérétique.

Elle releva sa plume. Elle ignorait comment formuler son annonce. Ohr n'est plus. Elle réfléchit encore, les sourcils froncés. Je l'ai fait tomber. Elle se mordilla la lèvre. Elle s'apprêtait à rayer la phrase quand une voix grave l'appela.

« Entrez », dit-elle.

Eishan apparut. Il fit un pas, apportant de la neige avec lui, et referma la tente. Eirlys se leva, sa robe ondulant sur son corps. Il s'inclina aussitôt et garda les yeux rivés sur le sol.

« Que voulez-vous, Eishan ?

— Un corbeau est arrivé pour vous. »

Il lui tendit un rouleau de papier.

« Il vient de Vlast, Marquise. »

Ses doigts effleurèrent le dos de sa main quand elle le prit.

Le sceau d'Isolde-main-de-glace, maintenait le document fermé. Elle ne l'avait pas contactée depuis son départ de Vlast. Elle ne l'avait d'ailleurs jamais contactée tout court depuis qu'elle avait hérité du titre de Marquise. La conseillère officielle de l'Hiver avait tiré sa révérence devant Niamh. Elle se contentait de demeurer à la résidence principale de la famille, en plein centre de la capitale.

Elle soupira et abandonna le message à côté de l'ébauche de lettre.

« Vous ne me regarderez pas ? » dit-elle en inclinant la tête.

Le jeune homme tressaillit. Il portait encore son armure, lourde de la mort des fidèles des Crochemort. Ses cheveux clairs lui tombaient sur le front et se prenaient dans ses cils. En le contemplant, elle eut presque envie d'écarter les mèches qui dissimulaient son visage.

Il croisa son regard. Ses prunelles étaient tristes et ternes. Comme la veille, il n'y avait que de la déception, et un reproche amer. Il la regardait pour l'ensevelir sous les remords qui noircissaient son cœur. Elle, qui avait donné l'ordre. Elle, qui avait sali ses mains et son âme. Eirlys de Hiems qui, d'une phrase, l'avait privé de la protection de la Puissance. Personne ne pardonnait le meurtre des innocents. On ne tuait pas les enfants et les chiens. On tuait ceux avec des armes s'il le fallait, quand la diplomatie échouait et que la mort s'imposait. Quand c'était soi ou l'autre. On tuait en combat loyal, en dernier recours. Et si on prenait des vies pour de vrai, alors on enterrait les corps et on remerciait la victime. On ne brûlait pas. Brûler, c'était voler aux morts leur ultime étreinte.

Voilà ce que criaient les yeux. Ils exprimaient la culpabilité d'un jeune soldat qui n'avait pas trouvé la force de désobéir à sa souveraine.

« Vous m'en voulez, dit Eirlys.

— Non, Marquise. »

Il s'était de nouveau détourné, le rouge aux joues.

Elle fronça les sourcils. Elle n'avait pas perçu de mensonge dans ses mots. Malgré tout, il s'obstinait à contempler la pointe de ses bottes.

L'étoffe de sa robe de chambre épousa le mouvement de sa silhouette qui s'avançait dans un délicat froissement. Elle surprit la brève contraction de la mâchoire du jeune homme, qui déglutit et parut s'empêcher de relever la tête.

Le silence emplissait l'espace. Le souffle du vent, à l'extérieur, s'était tu et même les vagues exclamations des soldats ne suffisaient pas à briser la tension imposée par la Marquise. Elle ne prononçait pas un mot et taisait sa respiration pour écouter celle d'Eishan, irrégulière et rapide.

Elle tendit la main et l'obligea à redresser la tête. Il sursauta, pris au dépourvu, voulut reculer. Il croisa les yeux marrons de la Marquise et s'immobilisa. Sa peau se colora de rouge, mais il ne se détourna pas, cette fois. Il soutint les prunelles de sa souveraine, hésitant, désireux de fuir.

Ses yeux étaient d'une honnêteté sans faille. Le soldat aux allures de chiot l'admirait. Sous l'appréhension et le reproche, il y avait l'infime lueur d'une admiration grandissante et jouissive.

Le regard dériva vers son décolleté, vers la robe de chambre soyeuse qui tombait légèrement sur l'épaule. Le vêtement dévoilait des parcelles de peau qu'elle dissimulait habituellement sous les robes aux manches longues et aux cols montant jusqu'au cou.

Sa poitrine se levait et s'abaissait au rythme de sa respiration. Elle fit un pas en arrière et captura de nouveau les yeux d'Eishan. Regarde-moi encore, avait-elle envie d'asséner. Qu'il ne cessât jamais de la contempler comme si elle avait été la plus importante. Il l'observait sans arrière-pensée. Ses yeux étaient vierges d'intérêts : ils étaient purs, ne quémandaient pas l'attention d'une souveraine, d'un objet ou d'un outil. Ils goûtaient presque timidement à la beauté d'une femme qui les enivrait. Eishan la détaillait elle, pour elle-même. Il ne voyait pas la Marquise.

Il voyait Eirlys.

Elle esquissa un sourire satisfait.

« Vous êtes présomptueux, Eishan », dit-elle du bout des lèvres.

Elle tira avec nonchalance sur le lacet qui maintenait sa robe de chambre fermée. Les pans du vêtement s'ouvrirent et tombèrent autour de son corps, dévoilant une silhouette dissimulée par une tenue légère.

Elle posa le doigt sur le menton du soldat.

« Je préfèrerais que vous regardiez mes yeux. »

Les mots ondulèrent sur sa langue et dansèrent entre l'homme et la femme. En quelques secondes, ils les liaient dans le silence de la tente. Ils éteignaient le feu de la rancœur. Soudain, les remparts effondrés et les innocents exécutés disparaissaient. Il ne restait qu'un désir muet. Et leurs yeux ne se quittaient pas.

Eishan entoura la taille de la Marquise et l'attira vers lui. Sans briser le silence, il l'embrassa avec délicatesse. Son baiser la caressa à la manière d'une brise légère. Aucune once d'amertume, pas de violence. Le baiser ne la dévorait pas, ne l'agressait pas. il n'y avait pas de lutte pour la posséder.

Eirlys recula.

« Je ne vous ai pas autorisé à me toucher », dit-elle en effleurant sa lippe.

Avant que le soldat eût pu s'expliquer, elle l'embrassa de nouveau, la main perdue dans les cheveux clairs. Puis elle se détacha, le souffle court et les joues rosies, et retourna s'asseoir à sa table.

« Ce sera tout, dit-elle en pliant la lettre à Niamh, toujours inachevée.

— Vraiment ? »

L'espoir perçait dans la voix du garçon.

« N'en demandez pas trop. »

Elle lui tendit le morceau de papier.

« Envoyez ça, soldat. Et dépêchez-vous. »

La Marquise du pays de glace revenait aux ombres et à Niamh. Elle ne les avait jamais quitté. Tout ce qu'elle cherchait, c'était s'enfermer dans l'illusion de liberté.

Eishan sortit, lèvres serrées et tête basse. Mais dans ses yeux, à la place du ressentiment, il y avait la certitude qu'un jour, Niamh la laisserait partir.

* * *

Restée seule, Eirlys déroula le message d'Isolde-main-de-glace. Une écriture en pattes de mouche presque illisible couvrait le papier fin. La Marquise fronça les sourcils.

« Marquise,

Un homme est arrivé à Vlast. Il désire s'adresser à vous et affirme que ce qu'il a à vous dire est de la plus haute importance. Je suis navrée, mais je me dois de vous demander de revenir à la capitale de toute urgence.

Que la Puissance vous préserve,

Isolde-main-de-glace, Conseillère de l'Hiver »

Eirlys se releva aussitôt. Elle s'empara d'une tenue plus couvrante, laça ses bottines et passa une lourde cape en fourrure sur ses épaules. Elle glissa la lettre à sa ceinture et sortit de sa tente pour rejoindre celle des lieutenants.

Elle entra sans s'annoncer.

Comme la veille, ils se tenaient autour d'un amas de cartes, plumes en mains pour aviser des dernières avancées. Une nouvelle croix bleue barrait Ohr.

Tous la saluèrent, comme la veille et comme toujours.

« Je me rends à Vlast, dit-elle d'une voix sans appel.

— Dois-je réunir une escorte ? répondit l'un des lieutenants.

— J'irai seule. Vous, retournez auprès d'Aldric Hiems. Vous lui obéirez en attendant mon retour. »

Elle n'attendit pas qu'ils répondissent pour repartir. Ses bottines s'enfonçaient à peine dans la neige, qui crissait à chaque pas. Autour d'elle, des grappes de soldats attisaient les feux de camps, démontaient des tentes et préparaient le diner. Tous se déplaçaient comme lors d'une procession funèbre, lents et l'expression dévorée par l'amertume. Ils puaient encore les flammes d'Ohr, et les cris des morts retentissaient à leurs oreilles.

Pas un ne tournerait la page. Ils étaient ceux qui avaient rendu le monde sourd.

Elle croisa Eishan alors qu'elle rejoignait l'enclos des chevaux.

« Vous partez ? dit-il en croisant son regard.

— Un baiser ne vous donne pas droit à l'impolitesse. »

Il hocha la tête sans répondre et la dépassa pour ouvrir le portillon enneigé.

Eirlys siffla et une jument à la robe blanche s'approcha. En caressant ses naseaux, elle soupira. Derrière elle, elle sentait la présence du petit soldat qui ne comprenait pas encore qu'on perdait toujours, à vouloir jouer dans la cour des plus grands que soi.

« Je vais à Vlast, dit-elle en sellant la jument.

— Seule ?

— Seule. »

Elle tourna les talons, les doigts autour de la bride de sa monture, avec un bref salut au garçon immobile, tout serré dans son armure.

Trois pas plus loin, il lui sembla qu'elle heurtait un mur. La mâchoire contractée, les phalanges blanchies, elle prit une profonde inspiration. Elle se tourna vers Eishan, captura son regard clair et, enfin, elle s'autorisa à lui sourire. Ses lèvres si souvent serrées s'étirèrent et dessinèrent le sourire le plus sincère qu'elle eût pu offrir.

Soudain, Eirlys sentit des larmes s'accrocher à ses cils et embuer son regard. Elle ne voyait plus qu'un paysage flou devant elle, et Eishan disparut dans l'amas humide bloqué au bord de ses yeux. Son sourire ne disparut pas. Mais elle eut envie d'hurler. Hurler à la vie qu'elle devait l'attendre, hurler à la mort qu'elle n'aurait jamais dû la prendre.

Hurler à Niamh qu'elle rêvait de liberté et qu'elle voulait se posséder. Hurler, juste hurler, parce qu'elle croulait sous le poids des responsabilités, et qu'elle n'en pouvait plus, la Marquise, de contenir son cœur mué en cri.

Hurler à Eishan de fuir, surtout. Elle souriait pour s'assurer qu'il garderait comme dernière image d'elle une femme qui portait son sourire comme l'unique et véritable marque d'honnêteté.

Alors seulement, quand ses lèvres se mirent à frémir, que les larmes menacèrent de lui échapper, quand la neige recouvrit sa chevelure rousse et qu'elle eût enfermé dans ses yeux le visage innocent de ce beau soldat, elle s'éloigna.

Seule.

Droit vers les ombres.

Là où l'attendait Niamh. 

Ohr est tombée, c'est officiel. Et un mystérieux individu attend Eirlys en pleine capitale. Qui ? Telle est la question. Et pourquoi, d'ailleurs ?

Je dois dire, enfin, que la fin de ce chapitre, cette brusque ouverture d'Eirlys, ce sourire offert comme le cadeau le plus précieux du monde, me plaît beaucoup. Je ne l'avais pas prévue, mais j'aime cette humanité qui se dégage de notre froide Marquise. 

Prochain chapitre : Chapitre IV - Celui qui manquait d'une mère

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