𝟚 | Chapitre I - Celle qui hurlait à l'oreille du monde
Eirlys
An 795 de l'ère nobiliaire
Pourquoi s'accroche-t-on à des mythes ? Qui dicte les légendes ? A quoi bon croire aveuglement des racontars religieux infondés qui abreuvent le peuple d'inepties sans nom dans le but de les asservir le plus possible ? Qui a dit que les Cinq sens dureraient à jamais ? et pourquoi ?
On raconte sans réfléchir, on colporte rumeurs et bêtises, de petites histoires transmises de générations en générations, et jamais, jamais on ne s'interroge sur leurs origines. Qui a décidé qu'au-delà du Continent régnaient des barbares, des meurtriers et un danger ineffable ? Qui a admis que quatre cités éparses et la Puissance souveraine seraient l'unique barrière entre le monde civilisé et les autres ?
Qui, sinon les cités elles-mêmes ?
« On en revient encore au même problème », dit Eirlys à voix haute.
Elle se tourna vers Eishan, immobile à l'autre bout de la tente. Un petit campement avait été monté à une dizaine de lieues d'Ohr. Il avait suffi d'un corbeau pour que la Marquise fît venir trois pelotons temporaires depuis le sud du territoire de l'Hiver. Désormais, une centaine de soldats stationnaient non loin des remparts.
Elle tapota la pointe d'une petite lame sur la table.
« Quel problème, Marquise ? dit Eishan en inclinant la tête.
— Les familles religieuses nous manipulent. »
À toutes les questions, la réponse était la même : les Crochemort.
Eirlys se leva brusquement. Le tissu de sa longue robe bruissa dans le silence qui s'installa. Eishan claqua les talons l'un contre l'autre, le dos droit, le menton frémissant. Elle jeta le coutelas avec lequel elle jouait. Il chuta dans un bruit sourd.
Ses bottines martelèrent le sol tandis qu'elle traversait la tente. Elle s'enveloppa dans une cape en fourrure et sortit. À l'extérieur, la neige tombait dans la nuit et alourdissait le manteau blanc de la terre. De rares soldats désignés pour les tours de garde étaient plantés au coin de feux tremblants. Ils cherchaient une once de chaleur, les mains bleues et le nez rouge, paralysés par les température en chute libre, emmitouflés dans des vêtements qui ne les protégeaient pas assez. Ils n'osaient pas sortir leurs armes, de peur d'entrer en contact avec le métal glacé.
Leurs dents claquaient si fort qu'Eirlys entendit leur vacarme en les dépassant. Ils se turent sur son passage, s'inclinèrent, le visage presque sur la neige, prêts à tout pour éviter son regard. Ils grelottaient de froid et de peur. Pas un n'oubliait, en l'apercevant, les soldats des Ver qu'elle avait fait exécuter, ces papillons ignares qui n'avaient jamais pu la renseigner sur ce diable d'héritier qu'elle pourchassait sans jamais le retrouver.
Un oiseau de malheur, voilà ce qu'était le Crochemort. Un maudit rat qui avait refusé de brûler avec le reste de sa famille misérable et qui, devenu libre, s'entêtait à la narguer.
Il était libre et elle ne l'était pas.
Elle entendit le pas nerveux d'Eishan dans son dos. Le pauvre garçon la suivait. Il ne comprenait pas que les flammes de Niamh ne cesseraient de la consumer. Il finirait par perdre ses jolies ailes, à se cramponner à un malheureux baiser volé le jour du Solstice.
Elle s'immobilisa devant une énième tente, plus grande que celles des soldats de l'Hiver, dans laquelle elle entra sans s'annoncer. À l'intérieur, deux hommes et une femme conversaient autour d'une table où reposait un amas de cartes. Un rapide coup d'œil lui indiqua qu'elles représentaient toutes le sud du Marquisat, là où les combats faisaient rage entre papillon et perce-neige.
Les trois lieutenants se tournèrent vers elle et la saluèrent d'une rapide courbette. En l'absence du général, resté au sud-est pour mener les troupes se faire transpercer par les lames adverses, ces trois officiers étaient les plus hauts responsables de l'armée.
Elle observa une carte. Plusieurs flèches indiquaient des offensives à prévoir. Des croix bleues symbolisaient les victoires, les vertes marquaient les défaites. Le bleu surpassait le vert. Le Printemps perdait face à l'Hiver. Il y avait la croix de la bataille où Niamh avait manqué de la faire tuer, aussi. Une victoire pour les Hiems, une défaite pour la Marquise. Elle en gardait des séquelles mentales et une raideur dans la jambe droite.
« Sortez, Eishan, dit-elle d'une voix dure quand le jeune soldat entra à son tour. Assurez-vous que personne ne nous rejoigne. »
Elle s'empara d'une plume et d'un encrier.
« L'encre a gelé, Marquise, dit la lieutenante.
— Qu'attendez-vous pour m'apporter de quoi écrire, dans ce cas ? »
Le visage de la femme se déforma un bref instant, de sorte que l'on put y lire une aversion profonde. La haine gagnait ses joues, ses pommettes et ses yeux, elle guidait ses lèvres et gouvernait ses poings. Puis elle reprit une expression neutre.
« Dépêchez, dit Eirlys en claquant la langue.
— Le froid a tout gelé, Marquise, intervint un autre lieutenant. Il faudrait attendre plusieurs heures, si tant est que nous avions un moyen de nous réchauffer.
— Des soldats ont allumé un feu. Vous ne me ferez pas croire que vous êtes stupides au point d'oublier que la chaleur des flammes fait fondre le gel. »
Le troisième lieutenant, le plus âgé des trois, donna un coup de coude à la femme, qui s'empara du petit flacon d'encre et sortit d'un pas lourd.
« Excusez notre impertinence, Marquise, dit-il en esquissant un pas. Nous ne nous attendions pas à vous voir. »
La Marquise balaya ses propos d'un geste de la main. Elle ne lui accordait pas un regard, le nez plissé et les yeux rivés sur l'unique carte qui représentait l'intégralité des terres des Hiems. Personne n'avait peinturluré dessus, comme s'il s'était agi de terres inaccessibles ou intouchables. Qui avait décidé, alors, que nul n'altèrerait ces misérables lopins de terre ? et le nord ? Qui avait érigé le nord de l'Hiver en espace sacré qu'elle ne pourrait attaquer ?
Les Crochemort, évidemment. Toujours les Crochemort et leur blason clamant l'éternité.
La lieutenante revint avec le flacon d'encre liquide. Elle le lui tendit, les lèvres retroussées. Eirlys attrapa une plume et une feuille vierge, rédigea un bref message et replia le document avant d'y apposer son sceau. Elle se releva et le tendit au seul soldat qui s'était excusé.
« Choisissez votre cavalier le plus rapide. Qu'il porte ce message au Général Aldric Hiems. Et, j'insiste, qu'il le lui remette en main propre.
— Que dit votre lettre ? »
Eirlys esquissa un rictus. Elle redressa la tête et le buste. Enfin, elle se sentait comme la parfaite souveraine de l'Hiver.
Elle entrouvrit les lèvres et répondit d'une voix froide :
« Ohr, l'oreille du monde, est tombée. »
Les trois officiers ne bronchèrent pas. Ils attendirent sans un mot que la Marquise donnât ses ordres. On lisait pourtant dans leurs yeux écarquillés, la désapprobation la plus absolue. Seul le plus âgé ne laissa rien paraître. Il passa une main dans sa barbe qui blanchissait par endroit.
« Aux premières lueurs du jour, dit Eirlys, les soldats de l'Hiver marcheront sur Ohr. Ils mettront à bas les remparts, brûleront les maisons, détruiront les moindres pierres qui oseront résister. Ils tueront chaque individu qui tentera de se défendre et élimineront les Crochemort et leurs fidèles jusqu'au dernier. »
Elle marqua une pause.
« Lorsque la nuit tombera de nouveau, je veux voir les flammes de la ville s'élever dans le ciel. »
Elle n'attendit pas de les voir hocher la tête pour sortir. Ils accepteraient, qu'ils le voulussent ou non. Autrement, leurs corps seraient jetés dans les flammes, eux aussi.
A peine sortie, elle tomba nez à nez avec Eishan, qui recula précipitamment. Une expression horrifiée le défigurait. Il posa sur elle des yeux emplis de déception.
De la déception, oui. Un soldat du rang, encore débutant dans son métier, de huit hivers son cadet, couard et gringalet, osait la contempler avec un air déçu. Il s'autorisait à la juger et à considérer qu'elle s'enfonçait dans l'erreur.
« Pour qui vous prenez-vous, soldat ? » dit-elle, le timbre bas.
Il ouvrit la bouche et la referma sans répondre. Il se décomposait, mais ses yeux irradiaient toujours de ce désenchantement amer et insolent.
Elle fit un pas en avant ; lui, un pas en arrière. Un mètre les séparait. Les bottines d'Eirlys s'enfonçaient dans les congères. Elle avança encore, Eishan recula. Il ne la quittait pas du regard et, à mesure qu'il reculait, la peur se dessinait sur son corps et dans ses gestes. Un autre pas, et il bascula en arrière. Il s'écrasa par terre dans une volée de neige. Non loin, plusieurs soldats assistaient à la scène. Pas un ne rit du ridicule du jeune homme. Tous scrutaient la Marquise, des gouttes de sueur s'écoulant sur leurs tempes et dans leurs dos tandis qu'ils attendaient qu'Eishan répondît.
« Ce serait un blasphème..., dit-il dans un murmure. Ce serait un blasphème ! »
Eirlys grimaça. On en revenait à des histoires de religion imposées par les Crochemort.
« Ma tante disait que le peuple accepterait tout tant qu'Ohr reste debout, dit encore Eishan, tremblant.
— Votre tante ? répéta-t-elle avec un sourire surpris. Pensez-vous que l'opinion de votre tante m'intéresse, soldat ?
— Vous tueriez des enfants ? »
Derrière elle, la femme entendit les trois lieutenants qui les rejoignaient.
« Ils avaient le choix de partir », répondit-elle.
Elle mit un genou à terre. Le souffle rapide du jeune homme caressa sa peau. Il la fixait. Il n'avait pas peur d'elle, comprit-elle, tandis qu'il soutenait son regard dur. Il craignait son titre, son rang et ses décisions. Mais il ne la craignait pas elle.
« Cela fait dix hivers que j'épargne cette ville détestable, dit-elle en détachant chaque mot. Les enfants, les femmes, les hommes, tous auraient eu le temps de fuir s'ils l'avaient désiré. Ceux qui restent ont fait le choix de suivre les Crochemort. Qu'ils brûlent avec eux.
— Vous disiez avoir besoin des Cinq sens, Marquise... »
Elle leva les yeux au ciel. Un long soupir quitta ses lèvres. Elle se redressa et, droite, surplombant le garçon, elle écarta les bras avec un sourire sarcastique.
« Eh bien, nous vivrons dans un monde sourd, dans ce cas. »
Prochain chapitre : « Chapitre II - Celui né homme, devenu bétail »
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