𝟙 | Chapitre XXXII - Celui qui reconnaissait le mensonge

Margaret 

Priel était immobile, à genoux sur le sol d'un petit salon vide. Margaret fronça les sourcils en passant le pas de la porte. Il le cherchait en vain depuis plus d'une demi-heure et voilà qu'il le dégotait effondré sur le marbre, seul dans une pièce désertée par tous les nobles. Aucune musique ni vacarme habituel, ici. Juste un jeune homme voûté.

« Priel ? » dit-il en effleurant son dos.

Il sursauta et manqua de basculer sur le côté. La terreur s'immisça dans ses iris sombres et ne s'apaisa que lorsqu'il reconnut Margaret. Il avait le teint livide et les cernes si creusés qu'ils en avalaient la moitié des joues.

« Un peu plus et je croyais voir un mort. Que vous est-il arrivé ?

— Peu importe combien je fuis, elle me retrouve toujours. »

Des frissons hérissèrent la peau de Margaret. Le jeune homme parlait avec une voix d'outre-tombe, les lèvres se desserrant juste assez pour laisser filtrer un filet de voix.

« Elle ? » répondit Margaret en se penchant pour récupérer la canne de Priel, à deux mètres de là.

À se demander comment elle avait atterri si loin.

« La femme en noir, dit Priel, si bas que les mots se perdirent dans le salon. Elle a un visage, maintenant. »

Ce n'était pas la première fois qu'il évoquait cette « femme en noir ». Pourtant, avant, il n'en avait parlé qu'en proie à ses crises de panique où les hallucinations se superposaient avec une réalité détestable. Là, dans la salle vide, il paraissait encore maître de lui ; loin, en tout cas, de l'égarement absolu du jour du Solstice.

Des femmes en noir, on en voyait par grappes dans les rues des quartiers populaires. Des jeunes et des moins jeunes, des vieilles décrépies assorties de gamines ternes, des pauvres, toujours. À Fülle, la vie se dessinait en couleurs ; on payait le prix pour revêtir des teintes éblouissantes et ne pas se morfondre dans les couleurs de la Puissance. On laissait la mort à sa place pour boire le plus de vie possible dans la cité de l'abondance.

Des femmes en noir, ça ne courait pas les couloirs du domaine du Baron. Ça n'existait même pas. Elles apparaissaient seulement dans les cauchemars d'un noble égaré.

« Où étais-tu, Margaret ? dit Priel en portant la main à ses tempes.

— Aux toilettes.

— Tu as disparu longtemps. Je pensais t'avoir ordonné de rester avec moi quoi qu'il arrive.

— J'avais besoin de satisfaire des besoins primaires, Priel, dit Margaret en écartant les bras. Vous n'aviez qu'à pas m'affubler de cette tenue. J'ai eu du mal à me débarrasser des lacets. »

Le regard excédé de son employeur confirma l'échec de sa tentative de détendre l'atmosphère. Il fronça le nez avant de lui tendre sa canne.

« Je ne doute pas que le sol soit très confortable, mais il est l'heure de retourner à votre chambre. »

Il attendit qu'il eût exercé un mouvement, même infime, pour tourner les talons. Mais rien. Priel n'amorça pas l'esquisse d'un geste, ni du doigt – sa main pendait par terre, flasque –, ni du pied, ni du regard. Il demeura comme pétrifié, une statue de marbre aux longs cheveux charbonnés, prostrée.

Margaret se retint de lui proposer son aide. Il croisa les bras. Quelques mèches foncées caressèrent sa joue ; il les écarta en agitant la tête. De longues secondes s'écoulèrent sans que Priel prît la peine de récupérer son bâton.

« L'heure tourne, Priel.

— Je ne peux pas. »

Les mots étaient empreints d'une douloureuse prise de conscience. Priel était à genoux sur le sol, et Margaret s'aperçut alors qu'il n'avait pas remué depuis qu'il était arrivé.

« Vous ne pouvez pas ? » répéta-t-il du bout des lèvres.

Il secoua la tête de droite à gauche en relevant les commissures.

« Je ne sens plus mes jambes. »

Il annonçait une sentence. Sa phrase tomba comme un couperet. Dire c'était révéler. Confirmer. Les mots s'envolaient et on ne pouvait les récupérer. Margaret en eut le souffle coupé, bien qu'il se tînt lui-même debout et sans entrave. Un étau se refermait sur sa poitrine alors qu'il imaginait l'absence de douleur de son compagnon : un corps qu'il ne percevait plus, pareil à un poids mort qu'il traînait à sa suite.

« Je dois vous porter ? »

Le silence s'installa. Le visage de Priel se contracta brièvement, puis il se relâcha. Les traits froids, l'air résigné, il acquiesça.

Margaret s'exécuta en silence.

« C'est la deuxième fois que tu me portes, dit le jeune homme en passant un bras autour de son cou.

— Cela porte atteinte à votre fierté ?

— Elle est morte et enterrée, ma fierté. »

Il posa la tête sur son épaule. Dans ses yeux, l'ultime éclat qu'il avait pu voir de façon si rare s'était éteint.

* * *

Margaret aida Priel à s'installer dans son fauteuil. Ses jambes pendaient mollement. Il ne grimaça pas lorsqu'il se redressa tant bien que mal, à la seule force de ses bras. Elles ne se manifestaient plus, avait-il expliqué. La douleur avait disparu aussi. Toute communication avec le bas de son corps s'était coupée, les nerfs comme les réflexes, jusqu'au sens du toucher.

Il n'avait pas dit grand-chose d'autre. Il paraissait encore plus fermé qu'auparavant. Il n'accordait pas un regard à Margaret, qui sortit son couteau de sa ceinture et entreprit d'en aiguiser la lame.

Le raclement régulier berça la chambre froide. Priel ferma les yeux. Sa nuque, sa mâchoire, ses doigts se contractaient à l'extrême. Il semblait sur le point de bondir, prêt à réagir au moindre danger. Comme toujours, ses doigts martelaient le haut de sa cuisse.

« Vous deviez rencontrer quelqu'un, non ? dit Margaret, perçant l'atmosphère lourde de la pièce.

— C'est exact.

— Qui dois-je tuer, dans ce cas ? Vous avez dit hier que...

— Je sais ce que j'ai dit. »

Priel claqua la langue contre son palet.

« Laissez-moi deviner, dit Margaret avec un sourire qui se voulait désinvolte. Vous venez d'une famille richissime. Disons un représentant plein aux as de l'Hiver. Priel Hiems, c'est pas mal, non ? Bon. On vous fiance avec une demoiselle tout aussi riche, probablement très belle, dont vous tombez fou amoureux. Mais elle vous rejette et en épouse un autre ! Alors, plein de ressentiment, vous décidez d'appeler un assassin pour tuer votre rival... voire, dans un élan passionnel, pour tuer la demoiselle. »

Il s'arrêta un instant pour ricaner.

Il avait rencontré maints hommes désespérés, épris d'une belle inconnue ou d'un superbe damoiseau qui avaient décliné leurs avances, alors qu'eux-mêmes étaient prêts à leur offrir leur cœur. Ces hommes, toujours riches et puissants, incapables de tolérer un tel affront, l'appelaient pour qu'il vengeât leur fierté abîmée. Par appât du gain, peut-être aussi par habitude, Margaret acceptait de leur rendre ce service. Au bout de sa lame, il avait vu trépasser bien trop de jeunes gens. Leur existence se déroulait sous leurs pieds et lui, assassin sans vergogne, attiré par la promesse de quelque argent, les réduisait à néant.

« Ce n'est pas une question de passion, répondit Priel, la voix aussi terne que le regard. Je veux tuer une femme pour qu'elle subisse ce que j'ai subi par sa faute.

— Avez-vous conscience de ce qu'est la mort ? »

Avec ses grands airs et ses mimiques pleines de noblesse, il ne ressemblait pas à un tueur. Il savait se battre et maniait l'épée avec une aisance impressionnante, mais il ne ressemblait pas à ces hommes prêts à tout pour mettre fin aux jours de leur amour insultant.

« J'ai déjà tué, si c'est ta question. »

Margaret ne répondit rien. Il dévisagea ses traits froids, ses yeux traversés par l'angoisse, les muscles tirés de son visage. Il ne correspondait pas à l'image du meurtrier. Il rappelait davantage ceux qu'on lui demandait parfois d'éliminer.

Il se râcla la gorge. Ils étaient donc deux criminels.

« Vous ne comptez pas me donner le nom de votre proie ?

— Tu le sauras le moment venu.

— Et le vôtre ? »

L'assassin arrêta d'aiguiser sa lame. Il fit courir son doigt le long du tranchant. Lorsqu'une pointe de sang perla au bout de son index, il le porta son doigt à sa bouche.

« Priel Aestas. Mais tu le connais déjà, Margaret.

— Vous savez que je ne parle pas de ce nom-là. »

Priel se redressa contre le fauteuil. Il contempla son interlocuteur et ses lèvres s'étirèrent.

« Tu disais reconnaître le mensonge, mais encore faut-il être capable de trouver la vérité ensuite.

— Je pourrais vous l'extorquer, répondit l'homme en haussant les épaules. Je vous tuerais en un instant, si je le souhaitais. Je prendrais votre bourse et nul ne vous retrouverait. »

Il fit tourner son arme dans ses mains, sans lâcher son employeur du regard. Face à lui, Priel leva le menton. Il tira un petit couteau de la poche intérieure de sa veste.

« Vous vous défendriez ? dit Margaret en le dévisageant.

— Aurais-tu des remords si tu me tuais ? répondit Priel.

— Oui. »

Margaret se rembrunit.

« Je suis peut-être un tueur et une putain, mais quand le sang éclabousse mes mains, je me rappelle que je déçois la Puissance.

— Toi et tes préceptes religieux...

— Chaque innocent que j'envoie entre ses bras m'enfonce un peu plus dans les profondeurs de la terre.

— Tu n'as pas de remords, alors, dit Priel, glacial. Tu es juste égoïste et tu trembles de peur à l'idée de crever seul parce que tu auras passé ta vie à désobéir à la Puissance pour te remplir les poches. »

Margaret ne réagit pas. Il força un sourire désinvolte. La sensation de ses lèvres étirées lui laissa un mauvais goût en bouche. Il déglutit pour évacuer la sensation du masque hypocrite collé à ses joues.

Priel se débarrassait du malaise dans le petit salon en déversant son fiel à son encontre. Soit. Ce n'était pas étonnant de la part d'un noble, quoiqu'il eût l'espoir que ce noble-ci fût mieux éduqué que ses congénères. Après tout, lui, au moins, avait eu le mérite de ne pas le payer pour du sexe.

Mais on ne se détachait jamais vraiment de ses racines.

Aussi, il se leva et se dirigea vers sa chambre. Il ne servirait pas de défouloir, ce soir.

« Attends, l'arrêta Priel. Je ne peux pas rejoindre mon lit. »

L'homme soupira et le porta jusqu'au matelas, avant de tourner les talons pour s'affaler sur son propre lit.

Il se demandait parfois s'il avait été engagé comme assassin ou comme homme à tout faire. Plus les jours passaient, plus sa prétendue mission s'éloignait. On l'avait traîné à Fülle pour qu'il ne tuât personne. Priel semblait repousser l'heure fatidique où il lui faudrait dévoiler l'identité de sa cible.

Même s'il ne ressentait aucune hâte à l'idée de commettre un énième meurtre, Margaret devait bien reconnaître qu'il attendait le jour où Priel lèverait le voile sur ses nombreux secrets.

C'était le dernier chapitre de Margaret avant la fin du tome 1. J'espère qu'il aura su vous satisfaire. 

Prochain chapitre : « Chapitre XXXIII - Ceux qui iraient vers le sud »


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top