𝟙 | Chapitre XXX - Celui qui s'embourbait dans ses promesses, 1/2

Margaret

Un pichet de vin reposait sur la table. Priel termina son verre et s'en versa un autre. Il se tourna vers Margaret, qui ne le quittait pas des yeux, remplit le verre encore plein auquel l'assassin n'avait pas touché. Il retourna à son alcool, le vida d'un trait.

« Pourquoi tu me fixes, Margaret ? dit-il en lui rendant son regard. Tu me déranges.

— Je me demandais pourquoi vous aviez un si beau visage et un comportement si désagréable. »

Priel ricana.

« C'est sûr qu'en te regardant toi, tu ne peux que penser ça. Tu n'as pas été gâté par la nature, mon pauvre.

— J'oubliais que vous vous comportiez comme un enfant, aussi.

— Je suis très mature », répondit le jeune homme en se redressant, les sourcils froncés.

Margaret sourit ; l'alcool avait le don de délier les esprits les plus fermés et Priel succombait au charme empoisonné du vin.

« Ne me faites pas rire, Priel, dit-il. Vous êtes puéril, et le fait que je doive vous vouvoyer en est une preuve supplémentaire. »

Le gong qui annonçait la fin de la journée l'interrompit. Sans attendre, Margaret se leva et salua son employeur. Il était temps pour lui de regagner le confort de sa chambre pour profiter de sa propre compagnie.

Priel le retint par le poignet.

« Tu peux rester, ce soir ? »

L'homme croisa les yeux embrumés par l'alcool, teintés de la mélancolie habituelle. Depuis le Solstice, deux jours plus tôt, les prunelles reflétaient une tristesse plus intense, encore. Comme un vide émotionnel que le jeune homme ne parvenait plus à combler.

« Rester ?

— Je voudrais profiter de ta compagnie. »

Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre la requête. Il dégagea son bras en secouant la tête.

« Je vous l'ai déjà dit, je refuse de me vendre deux fois.

— Quand t'ai-je proposé de l'argent ? »

Priel s'enfonça dans son fauteuil et but une gorgée de vin. Le liquide coula dans sa gorge. Il déglutit, la pomme d'Adam saillante, s'essuya la lèvre.

« Ne pourrions-nous pas agir comme deux adultes libres et consentants, pour une fois ? » dit-il en coinçant une mèche de cheveux derrière son oreille.

Margaret s'avança et posa les mains sur les accoudoirs du fauteuil. Il se pencha vers lui avec une lenteur calculée. Son pendentif glissa hors de sa chemise et il suivit les yeux de Priel attirés par le mouvement de la chaînette.

« N'avez-vous pas dit que vous ne couchiez pas avec les hommes, dit-il, le timbre mesuré.

— Tu serais mon premier. »

Il se redressa. Son regard dévia vers les jambes de Priel, vers sa canne contre la table.

« Je sais ce que tu penses, dit Priel avant qu'il eût formulé sa pensée. Ce n'est pas parce que je suis handicapé que je dois renoncer à tout plaisir. Je peux profiter du sexe, tu sais. »

Margaret secoua une nouvelle fois la tête. Il se détacha du regard insistant de son locuteur et esquissa un pas en direction de la porte. Il se remercia intérieurement de n'avoir pas touché à son verre ; au moins était-il assez maître de lui-même pour refuser. Ça aussi, c'était une promesse : ne jamais souiller un innocent. Il n'était qu'un corps dégradé et usé, maculé de sang et de sperme que le savon ne suffisait pas à nettoyer.

« Attends, Margaret... puis-je te donner un dernier argument ? dit Priel dans son dos. Si tu refuses, je l'accepterai, mais laisse-moi une chance. S'il te plaît.

— Vous n'acceptez pas les refus, pas vrai ? »

Le jeune homme plissa les yeux, les commissures relevées.

« Je ne suis pas un porc, Margaret, dit-il sans se défaire de son sourire glacial. Je t'expose mon point de vue pour que tu aies toutes les cartes en main pour répondre de façon éclairée. Si tu finis par refuser, je ne m'y opposerai pas.

— Vraiment ?

— Pour qui me prends-tu ? Crois-tu que je vais te contraindre par l'argent ? te menacer ? que je vais utiliser ma noblesse pour te forcer à coucher avec moi ? »

Il ricana.

« Si c'est le cas, je te conseille de réviser ton opinion de moi. Je ne suis pas un monstre. »

Margaret ne bougeait plus, figé à mi-chemin entre le fauteuil et la porte, les doigts triturant l'ourlet de sa chemise. Il se sentait comme un pantin aux bras inutiles le long des flancs. En se mordant l'intérieur de la joue, il indiqua à Priel de poursuivre.

« Je dois rencontrer un homme, demain, dit Priel. Il me transmettra certaines informations dont j'ai besoin. Ensuite, je te donnerai l'identité de ta cible. Notre voyage touche à sa fin, d'ici une dizaine de jours, elle sera morte et tu seras libre.

— Et vous ?

— Moi ? Je ne sais pas. »

Le silence s'installa. Une fois de plus, Priel porta la coupe de vin à ses lèvres. Il ne quittait pas Margaret du regard. Ses yeux émanaient d'un mélange d'attente posée et d'appréhension incontrôlée. Il soutenait l'objet avec nonchalance, le poignet lâche et le coude sur l'appui-bras, mais son autre main tapotait le haut de sa cuisse de façon incontrôlable.

Margaret soupira. Il lui arracha le verre et l'abandonna sur la petite table.

« Je préfèrerais que vous soyez sobre », dit-il.

Il avait les paumes moites, le ventre noué, et son cœur battait trop vite pour que ce fût normal. Il ne rappelait pas avoir jamais été aussi angoissé de sa vie pour un tel arrangement. Il inspira profondément tandis que Priel se levait, les bras écartés pour se stabiliser, et hasardait quelques pas pour parvenir devant lui. Il se tenait droit, si bien qu'il le dépassait d'une petite dizaine de centimètres.

Il était beau. Des yeux épuisés et une moue dédaigneuse, mais des traits harmonieux malgré tout. Chaque proportion paraissait calculée à la perfection pour ne pas déranger l'accord impeccable entre la taille de son nez, la hauteur de son front, l'écart entre ses yeux, la longueur de ses lèvres. Il dégageait une beauté impavide, habituée à savoir qu'elle était belle, presque lassée des regards constants, surpris, épatés, incapables de se détourner d'une beauté qu'il était impossible d'ignorer.

« Puis-je t'embrasser, Margaret ? », dit-il, hésitant.

Son cœur manqua un battement. La main à la chevalière effleura sa joue. La bague était froide contre sa peau.

Il ferma les yeux, respira profondément. Comme chaque fois qu'il se sentait mal, il s'imagina fermer le poing autour de la garde de son épée. Le contact métallique apaisa le malaise et rétablit un rythme cardiaque raisonnable.

Il rouvrit les yeux. Une promesse s'effritait ; celle d'épargner les innocents. Mais qu'y pouvait-il, si les innocents eux-mêmes cherchaient à réduire leur candeur en cendres ? Il avait beau creuser l'écart entre lui et le reste du monde, il lui semblait parfois que les autres demeuraient sourds à ses tentatives de les préserver.

Il s'entourait de tant de promesses vaines qu'il ne parvenait à les retenir toutes ; il en brisait chaque jour, un souffle en évinçait une, un mot en écrasait une autre. Il anéantissait ses serments faits à lui seul, avec la Puissance pour témoin. Il s'y embourbait et ne trouvait plus l'énergie pour se débattre.

Sa main, tendre, se posa contre la nuque du jeune homme. Les cheveux raides ruisselaient sur ses doigts.

« Il y a longtemps que je n'ai pas couché avec quelqu'un gratuitement.

— Pas gratuitement, répondit Priel en chancelant. Ce n'est pas une transaction, Margaret. »

Il rompit la distance qui les séparait encore et colla leurs lèvres. Il était maladroit, remarqua aussitôt Margaret. Et pressé. Il répondit à la demande muette du jeune homme, entrouvrit les lèvres, enfouit les doigts dans la chevelure d'ébène. Priel, lui, se cramponna à sa chemise. Peut-être parce qu'il ignorait que faire de ses mains, ou simplement pour ne pas tomber.

Leurs souffles s'entremêlaient. Priel sentait le vin rouge, à la fois fruité et épicé, une touche d'acidité... un parfum agréable, des lèvres douces, chaudes, savoureuses. Des lèvres jeunes, surtout, pas flétries par l'âge de ceux qu'il fréquentait le reste du temps.

Margaret se détacha. Il embrassa la mâchoire, descendit dans le cou, goûta la peau chaude. Il écoutait les soupirs discrets de Priel, qui renversa la tête en resserrant son étreinte autour de sa chemise.

« Le lit », dit Priel d'une voix rauque.

Il oscillait, instable. Leurs regards se croisèrent. Des yeux fiévreux, habités par un désir similaire. Ils s'embrassèrent de nouveau alors que retentissait la dernière sonnerie du jour, celle qui annonçait que la nuit était avancée et qu'il était temps de se coucher.

Margaret sourit. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas été heureux de ne pas s'assoupir.

Prochain chapitre : « Chapitre XXX - Celui qui s'embourbait dans ses promesses, partie 2 »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top