𝟙 | Chapitre XXVIII - Celui avec un bras étranger en travers du torse
Priel
Priel cligna des yeux plusieurs fois pour s'assurer qu'il était bien réveillé. Il ne se souvenait pas s'être couché mais ouvrait les yeux avec un bras étranger en travers du torse.
Il se rappelait vaguement du retour à sa chambre, le feu, la femme en noir qui psalmodiait, la voix pareille à grondement guttural qu'il ne comprenait pas, cette femme immobile dans un coin, ses yeux noirs qui l'avalaient. La femme en noir dotée d'un visage effrayant car humain. Il n'y avait personne d'autre qu'elle avec lui dans la chambre, la veille.
Son cœur se mit à battre plus vite sous sa poitrine. Il fixa le plafond pour ôter de son esprit l'idée que ce bras pouvait appartenir à la femme de ses cauchemars. Il inspira mais l'air ne s'infiltra pas dans ses poumons.
« Il ne s'est rien passé entre nous si c'est ce qui vous inquiète. »
La voix désinvolte de Margaret brisa le barrage dans sa trachée. L'oxygène coula jusqu'aux organes et abreuva son sang.
Le bras se retira et Margaret se leva en passant la main dans ses cheveux pour les domestiquer. La marque de sa boucle d'oreille, sur laquelle il avait dû dormir, s'incrustait dans la peau de son cou. Il avait dénoué sa ceinture, si bien que sa tunique brodée d'or baillait au niveau de la taille.
Comment se débrouillait-il pour resplendir au réveil ?
« Comment vous sentez-vous ? » dit l'homme avec un sourire.
Un jour, décida Priel en lui adressant un regard noir, il lui ferait ravaler ses imbuvables sourires dont personne ne devinait s'ils étaient honnêtes ou non. En son for intérieur, le jeune homme se persuadait qu'ils étaient faux : un énième artifice de cet assassin dont il ne savait rien, si ce n'était qu'il avait trente-cinq ans et des manières exécrables.
« Êtes-vous toujours aussi aimable avec ceux qui vous viennent en aide ?
— On ne me vient pas en aide.
— Un peu plus et vous me tirerez une larme, mon ange.
— Sors de ma chambre.
— Vous êtes bien impulsif, je trouve. »
Priel renifla, dédaigneux.
Il ne quitta pas le lit. Ses jambes paraissaient absentes. Il n'offrirait pas à Margaret la vision de sa chute. S'il devait tomber, ce serait seul. Il ne compterait sur personne pour s'élever à nouveau. Les mains tendues en simulacre de secours étaient toujours les premières à s'éloigner si la situation se dégradait.
« Si vous avez besoin de moi, je suis à côté, dit Margaret en se dirigeant enfin vers l'autre pièce.
— Je n'aurai pas besoin de toi. »
Il haussa les épaules, comme il vous plaira.
Resté seul, Priel s'appuya contre la tête du lit et soupira. Il fatiguait, à force de vivre cantonné à l'état de son corps. En le confinant dans des jambes-cages qui se resserraient peu à peu jusqu'à le pétrifier complètement, un jour prochain, la femme en noir lui avait dérobé sa vengeance.
Il mit longtemps à se décider à faire appel à un assassin. Sa conscience affirmait qu'il perdrait toute satisfaction si une autre main que la sienne plongeait sa lame dans le corps de sa proie. Il l'écouta, obéissant ; il ne fit appel à personne, se laissa pourrir sur pieds, erra d'une ville à une autre, entre auberges, tavernes et hôtels, à la poursuite d'une carafe de vin et d'un lit. Il végéta des mois.
Il fallut un accident stupide avec Hevn pour qu'il se résignât. Lancé au galop, les cheveux dans le vent, grisé par la vitesse, il lâcha la bride et écarta les bras. Il oublia que ses jambes répondaient mal, et ce jour-là, elles ne répondirent pas. Il dévala une colline brûlée par le soleil Aestas.
Il crut se rompre les os. En se relevant, sa conscience plia : il ne se vengerait pas seul.
* * *
Priel sortit de sa chambre sans avertir Margaret. Il ne souhaitait pas affronter encore ses iris décolorés. Il traversa les couloirs sans prêter attention aux murmures sur son passage. Des rires se propageaient. Des femmes riaient au-delà de leurs éventails, d'autres se penchaient vers leurs voisines, des hommes chuchotaient entre eux, des ricanements au fond de la gorge. On se retournait sur l'éclopé pour attester de sa déchéance.
Il garda le menton levé. Ne pas dévier de sa route. Avancer sans se retourner, sans s'arrêter, sans s'inquiéter. Il fendait les grappes de convives, homme en bleu marine entre les marées rouges, oranges ou vertes.
Il passa la porte encadrée de piliers. Contrairement au jour de son arrivée, les lustres étaient éteints et une lumière naturelle inondait l'entrée. Priel marcha sur le tapis rouge. Il n'y avait personne, ici, comme si la noblesse avait préféré l'éclairage artificiel, la vie au rythme de sonneries, une vie sans saveur et sans réalisme dictée par les autres et orchestrée par le Baron.
S'il avait eu le choix, il n'aurait jamais mis un pied à cette réception.
Il s'immobilisa au bas du petit escalier, devant l'entrée principale du domaine de Vimma. Il ferma les paupières et profita de la brise légère sur ses joues. Les températures s'étaient effondrées en huit jours et il s'en délectait.
Il se remit en mouvement, le pas lent pour supporter la piqure répétée lorsque son pied touchait le sol, remontait, s'arrêtait. Une douleur car il existait.
Les écuries de Vimma resplendissaient, à l'instar de tout ce qu'il possédait. On aurait tout aussi bien pu y loger une suite de nommés croulant sous l'or. Les murs étaient en marbre immaculé et des gravures imitaient le lierre qui serpentait autour des colonnes et se réfugiait à l'ombre des chapiteaux. Les sculpteurs avaient tenté de promettre une présence persistante à leur œuvre, au domaine, à Vimma d'Aestas. Le lierre, plante au feuillage éternellement vert, s'accrochait aux colonnes, intemporel. On incrustait du faux lierre en pierre froide ; on prouvait qu'une vie à Fülle ne serait jamais qu'une éternité fabulée, imaginée, un rêve qui durerait jusqu'au réveil brutal, une existence fausse et faussée, mentie et palabrée.
Priel entra. Les écuries s'étendaient sur plusieurs dizaines de mètres de boxes éclatants de propreté. Des noms étaient inscrits au-dessus. Ils indiquaient l'identité des propriétaires, tous plus aisés les uns que les autres pour s'offrir une place aux côtés des montures du Baron de l'Été.
Les yeux du jeune homme passèrent d'un nom à un autre, Ver, Ôton, Ver encore, Aestas... aucun Hiems, remarqua-t-il. Il savait que beaucoup d'invités partaient dès la fin du Solstice, fuyant l'atmosphère malsaine de la ville, mais il ne s'était pas attendu à ce que tous les membres de la délégation de l'Hiver repartissent sous leur soleil enneigé.
Aestas, Priel, déchiffra-t-il enfin. Il siffla, tira une pomme de sa poche, qu'il avait récupérée à l'entrée du bâtiment, et poussa la porte du box.
Un étalon à la belle robe noire s'approcha dès qu'il eût mis un pied à l'intérieur. Il colla la tête contre celle de Priel, qui le caressa. Un sourire apaisé flottait déjà sur ses lèvres tandis que ses doigts s'emmêlaient dans la crinière sombre.
« Tu m'as manqué, Hevn », dit-il en lui présentant la pomme.
L'animal cligna des paupières, les yeux plongés dans ceux de son maître. Puis il se détourna pour mordre le fruit.
« Que dirais-tu d'une promenade ? »
Il s'apprêtait à installer une selle sur le dos du cheval, quand des bruits de pas dans l'allée centrale attirèrent son attention. Il posa un doigt sur ses lèvres pour faire taire Hevn et tendit l'oreille. Il reconnut le son caractéristique de talonnettes sur du carrelage ; un rythme assuré. Le pas d'un noble, à n'en point douter.
Quelqu'un frappa deux coups contre la porte du box et l'ouvrit sans attendre de réponse.
Vimma se détacha dans l'embouchure. Il avait délaissé ses bijoux innombrables, se contentant d'un simple diadème, si bien qu'il n'avait pas émis les cliquetis reconnaissables de colliers qui s'entrechoquent.
« Bonjour, Priel. Je savais que je vous trouverais là. »
Priel inclina le buste. Vimma parlait d'une voix mielleuse dont il savait qu'elle dissimulait un sermon.
« Votre petit numéro a produit son effet, hier, reprit le Baron. Vous n'avez donc aucun respect pour les traditions de la Puissance ?
— Tout le monde se moque des traditions, Baron, vous devriez le savoir. Les gens ici ne se soucient que de la prochaine toilette de leur rival et du dernier ragot. Je n'ai fait que leur apporter un sujet de divertissement.
— A vos dépends.
— Cela va de soi. »
Il rabattit ses cheveux vers l'arrière. Il se donnait un semblant d'assurance pour ne pas montrer qu'il tremblait, au fond. Ses entrailles s'entortillaient sur elles-mêmes et il retenait son envie de vomir.
Il esquissa un geste de la main à l'adresse de Hevn et referma le box. Il emboîta le pas au régent de l'Été et ils rejoignirent un petit jardin derrière l'écurie. Les fleurs estivales ne fleurissaient plus, mais plusieurs parterres de plantes colorées s'étendaient encore, des taches roses et bleues dans du vert timide, pâlissant à mesure que le froid s'installait.
« Vous vous êtes lié à quelqu'un ? »
Le Baron fit un signe en direction de la boucle d'oreille que Priel n'avait pas retirée. Il l'effleura. Il l'avait oubliée.
« Cela ne vous concerne en rien », répondit-il.
Ils se dévisagèrent un instant sans rien dire.
« Vous avez pris connaissance de vos lettres ? dit alors le Baron en gagnant un banc, à l'ombre de grands arbres encore vêtus de feuilles éparses.
— Tout comme vous, si je ne m'abuse. »
Le sourcil du noble tressaillit.
« Pensiez-vous que je ne remarquerais pas qu'un autre avait lu mon courrier avant moi ?
— Je ne m'en cache pas.
— Êtes-vous satisfait de ce que vous avez appris ?
— Plus satisfait que vous, il va sans dire. Au moins puis-je me réconforter en pensant que ma famille réside encore auprès de moi. »
Il marqua une pause. Une expression bienveillante, presque paternelle, illumina ses traits âgés.
« Asseyez-vous, Priel », dit-il avec une voix douce.
Le jeune homme obéit, le visage livide. Une boule grossissait dans sa gorge. Soudain, il voulait retourner auprès de Hevn, blottir son nez contre son poil rêche, écouter son souffle détendu. Il avait besoin de profiter de sa force, de ses jambes agiles et de sa vitesse. Il rêvait d'une course sur son dos, les mains cramponnées à sa crinière, sa voix comme seule guide.
Vimma posa une main tendre sur son épaule.
« Je sors d'un entretien avec Annelise de Ver, dit-il. Vous l'avez rencontrée.
— C'est exact.
— Elle vous prend pour un Aestas.
— Le Continent entier me prend pour un Aestas. Moi-même, j'en viens à penser que je suis de l'Été. »
Il n'y avait aucune colère dans la voix de Priel, juste une lassitude infinie.
Il contempla le jardin, la fontaine et son jet d'eau, l'herbe qui se remettait de la brûlure du soleil et appréciait le deuxième jour de la nouvelle année, les marguerites, ici et là, fleurettes blanches parmi les autres.
La chaleur était tombée. Dépourvu de manteau, Priel profitait des températures tolérables. Un souffle d'air tendre caressait sa peau et s'infiltrait sous le tissu de ses vêtements. Il savourait chaque seconde de cette délicieuse sensation qui ne durerait pas. L'hiver, ici, ne s'attardait jamais plus de dix jours. Ensuite, il laissait sa place à un printemps prématuré et les températures remontaient peu à peu jusqu'à atteindre leur point culminant au Solstice d'Été.
« Annelise et moi avons conclu un accord, dit le Baron.
— Vous m'en voyez comblé, répondit Priel sans enthousiasme.
— Si les Ver parviennent à repousser l'armée de la Marquise, mes soldats marcheront sur Ohr. Nous reprendrons l'oreille du monde.
— Encore faudrait-il défaire Eirlys de Hiems.
— Elle est seule. Elle finira par tomber. »
Priel pinça les lèvres. La générale de Ver n'avait pas dû être honnête avec le Baron. Il ignorait qu'elle s'attendait à perdre. Elle l'avait annoncé : le Printemps ne pourrait rien face à l'Hiver. Eirlys avait remporté la guerre avant même de l'avoir commencée.
Mais un jour, elle mordrait la poussière. Fut-ce dans dix, dans vingt, dans cent ans, elle rejoindrait les cendres du Manoir d'Ohr. Il la regarderait se traîner sur le sol pour survivre, et alors seulement, il l'arracherait à sa vie de trahison.
« Annelise de Ver m'a appris que le pavillon de l'olivier flottait aux côtés de celui du perce-neige, dit Priel. Elle n'est pas seule, les Jiog sont avec elle.
— Les Jiog sont des traîtres qui préfèrent les Hiems aux Crochemort, rétorqua Vimma d'un ton dur.
— Les Jiog sont des religieux qui honorent leur serment, Baron. Ils ont juré à mes ancêtres qu'ils soutiendraient la régence de l'Hiver quoi qu'il arrivât. Aussi déplorable que cela soit, Eirlys de Hiems est la régence. »
Il ponctua sa phrase d'un haussement d'épaules.
« J'ajouterai, Baron, dit-il d'une voix amère, que les Jiog ont au moins le mérite d'agir. Vous, que pouvez-vous vous targuer d'avoir fait, si ce n'est d'avoir attendu les bras croisés quand la Marquise décimait une lignée ? »
Vimma d'Aestas se rembrunit. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire lointain.
« Être à la tête d'un territoire demande certaines qualités, Priel.
— La lâcheté n'est pas une qualité. Je préfère avoir de l'honneur plutôt que de préserver ma place privilégiée. Vous avez fait le choix inverse, Baron. Votre cité empeste l'opulence honteuse.
— Il est facile d'être honorable quand on n'a plus rien à perdre, répondit Vimma. Votre père en avait conscience. »
Priel se raidit.
« Ne vous comparez pas à lui. Il a choisi de défendre l'honneur de son sang plutôt que de s'écraser comme un lâche.
— Et il a tout perdu. »
Il pressa la main du jeune homme, qui retint un mouvement de recul. On ne reculait pas devant un noble.
« Vous finirez par entendre que lorsque le pouvoir épouse l'honneur, il engendre d'irrémédiables ruptures.
— Peut-être devriez-vous perdre vos enfants, alors, répondit Priel, acerbe. Avec un peu de chance, vous comprendriez que le pouvoir n'est rien sans honneur pour le guider. »
Prochain chapitre : « Celle qui gouvernerait seule »
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