𝟙 | Chapitre XXIX - Celle qui gouvernerait seule

Eirlys

Eishan ouvrit la porte d'une petite auberge en périphérie de la ville. Eirlys le suivait, le visage fermé. Elle avait à peine parlé au soldat depuis le jour du Solstice. Quelques ordres d'une voix intransigeante, un mouvement de la main ; elle se replongeait dans son mutisme. Elle ne supportait plus Ohr. Elle partirait dès le lendemain, rejoindrait son armée et le campement, sillonnerait les champs de bataille. Niamh ne l'attirerait pas vers la mort, cette fois. Elle abattrait son épée sur les nuques dégagées des armures en cuir, contemplerait les corps tomber, inanimés. Elle se dresserait sur les cadavres, droite sur son destrier, le poing levé et l'arme haute, et nul ne pourrait remettre en question sa puissance.

L'auberge était vide. Seule une femme attendait derrière le comptoir. Elle salua Eishan avec légèreté et s'apprêtait à lui proposer à boire quand Eirlys apparut. Aussitôt, elle blanchit et reposa le verre qu'elle avait saisi.

« Bienvenue, Marquise », dit-elle en s'inclinant.

Des cheveux filasses pendaient lamentablement de son crâne. La propreté ne s'achetait plus, à Ohr. On trouvait peu d'eau et on la réservait à la boisson, aux riches et aux enfants. Cela expliquait les odeurs nauséabondes dans les rues, aux alentours de quartiers défavorisés et mal famés. Elle était loin, la ville du bout du monde dont on vantait la modernité.

« Les meilleures chambres de cet établissement. »

Elle garda les pièces de bronze dans la poche de son pantalon. Cette hôtelière mourrait avant de toucher l'argent de la Marquise.

« Oui, Marquise, tout de suite, Marquise. »

La femme, une jeune femme au visage mince et au corps fatigué, s'inclina de nouveau. Elle essuya ses mains sur son tablier, la tête basse, les yeux éclairés par l'appréhension.

Eirlys la détailla.

« Vous portez des armoiries », dit-elle en apercevant le serpent qui se mordait la queue sur sa chevalière.

La femme, déjà pâle, devint livide. Elle écarquilla les yeux et fourra la main dans sa poche. Son regard transpirait de peur.

« Les Crochemort se prosternent devant moi », dit Eirlys.

La femme ne réagit pas.

« Embrasse ma botte. »

Elle frémit. Elle parut sur le point de prendre la parole mais se ravisa. Elle s'aplatissait, comme les autres, une chienne sans volonté, une Crochemort comme il en pullulait encore. Une famille faite de vermine et on éradiquait difficilement la vermine. Peu importait ; tous ploieraient, tous succomberaient.

« Es-tu sourde ? Embrasse ma botte. »

La femme s'agenouilla sur les dalles. Elle fermait les poings, le regard noir. Eirlys approcha le pied. La femme pencha la tête vers le cuir. La main que la Marquise posa sur la garde de son épée la décida. Ses lèvres effleurèrent la botte, puis elle se redressa, la mâchoire serrée.

« Il faudra que je la fasse laver », dit Eirlys avec une moue dégoûtée.

Elle se détourna et se dirigea vers l'escalier, Eishan sur ses talons, l'aubergiste immobile dans la salle. Les Crochemort avaient le culot de subsister ; elle les humilierait jusqu'à ce qu'il ne reste d'eux qu'une misérable cordelette qu'un coup de vent romprait.

* * *

Elle jeta son sac sur le parquet et s'assit sur une chaise en bois. Les meilleures chambres étaient miteuses, comme le reste. Les plafonds étaient couverts d'humidité, le bois pourri, les tentures de lit rongées par les rats ou les mites. Elle ne dormirait pas.

« Avez-vous encore besoin de moi, Marquise ? »

Elle s'apprêtait à laisser Eishan vaquer à ses occupations quand un bruit retentit depuis la fenêtre. On martelait le verre. Elle tira sur la poignée et un petit oiseau entra. Avec lui, des bourrasques s'engouffrèrent.

L'oiseau portait un message autour de la patte. Elle le détacha et le laissa s'envoler de nouveau avant de refermer la fenêtre. Elle échappa au vent déchaîné et déplia le morceau de papier. Elle le parcourut des yeux et retint une exclamation de stupeur. Il tomba au sol tandis qu'elle portait une main à la bouche.

Eishan le récupéra.

« Que ferais-tu si je t'annonçais avoir croisé ton joli oiseau hors de sa cage... », lut-il.

Il dévisagea la souveraine aux yeux écarquillés.

« Qu'est-ce, Marquise ? »

Elle dévisagea le soldat à la voix fluette et récupéra le message de Niamh d'un geste sec sans répondre. Elle désigna la porte en silence et il croisa son regard empli de la fureur qui guidait le moindre de ses actes. Il se pinça les lèvres, mais il obéit. Restée seule, Eirlys se laissa tomber sur le sol, le papier dans la main.

Il n'existait aucun mot assez fort pour décrire la haine qu'elle vouait à Niamh. Il s'agissait d'une aversion ineffable qui la prenait aux tripes dès qu'elle sentait le souffle du vent, le goût des ombres et l'odeur de la mort. Elle frissonnait devant elle et ses silences, transie par ses propres émotions. Elle la détestait et était persuadée que ce sentiment était réciproque.

Rien, entre les deux femmes, ne rappelait l'affection. Elles cohabitaient mal, vivaient dans une tension constante, à la recherche, l'une et l'autre, du moyen idéal de prendre le contrôle de l'autre. Elles voulaient se posséder, s'utiliser, et une fois cela fait, se jeter sur le bas-côté. Le sexe était un exutoire où leurs deux corps se tendaient dans une tentative éperdue de dominer l'autre.

Eirlys attendait le moment où elle ne dépendrait plus de l'hérétique pour gouverner. Elle rêvait du jour où elle verrait le soleil se lever sans qu'une ombre obscurcît le tableau. Elle s'accrochait au souvenir des aubes lumineuses, blottie contre son frère, quand elle se faufilait dans sa chambre au petit matin. Ils contemplaient le lever du soleil avec un sourire béat, et la petite fille de jadis songeait qu'on trouvait là le véritable bonheur.

Eirwyn, de quatorze ans son aîné, avec ses cheveux noirs et sa barbe piquante, souriant dès que possible, sérieux quand il le fallait. Son frère bien-aimé aurait fait un Marquis idéal. Il forçait le respect. Il ne jurait que par l'honneur. Tout en lui le conduisait à devenir le souverain parfait.

Elle le jalousait presque autant qu'elle l'admirait. Eirwyn, si proche du fils des Crochemort, pourtant son fiancé à elle. Le premier sur la liste de succession quand elle se trouvait seizième. Lui dont tout le monde parlait, que tout le monde admirait, son nom dans toutes les bouches, sur toutes les lèvres, Eirlys ? Ah oui, la sœur d'Eirwyn de Hiems, et elle, petite fille gâtée, pleurait de vivre dans l'ombre d'un homme pareil.

Elle n'avait pas su comment réagir quand on lui avait appris qu'Eirwyn était mort, transpercé par cinq coups de couteaux. Effondrée de perdre son modèle ? Désespérée de ne plus jamais lire l'amour dans ses yeux ? Accablée qu'on lui dérobât tant d'aubes à admirer à ses côtés ?

Soulagée de devenir l'unique enfant de Borë et Eiréné de Hiems.

Il n'y avait nulle affection entre Niamh et Eirlys, car l'une comme l'autre avaient conscience de la place vide dans le cœur d'Eirlys, l'opportuniste Marquise de glace. Celle qui, devant la mort de son frère, avait d'abord vu qu'elle se rapprochait de la succession du trône de l'Hiver.

Ah ! Eirlys ! Voilà le dernier chapitre de cette demoiselle pour le tome 1. 

Merci de votre lecture, et n'hésitez pas à partager votre avis (ou vos hypothèses) en commentaires !

Prochain chapitre : « Chapitre XXX - Celui qui s'embourbait dans ses promesses, partie 1 »

Je précise d'ailleurs que les deux parties du chapitre 30 sont des scènes de sexe explicites. 

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