𝟙 | Chapitre XXIV - Celui qui n'était pas aveugle

Margaret 

Il n'avait pas l'habitude de fuir. De sa vie, il n'avait jamais cessé de regarder son destin en face. Il n'était pas en paix avec lui-même mais il acceptait son sort. Il ne fuyait pas. Pourtant, il accéléra dans le couloir. Il louvoya entre des inconnus, profitant de la moindre brèche dans la foule pour la traverser et rejoindre une terre sûre.

Il bifurqua dans un autre couloir, vide.

« Je pensais que tu finirais tes jours en prison. »

La voix grave dans son dos lui arracha un frisson. Figé, il obligea son visage à se détendre avant de se tourner vers l'homme.

« La prison n'était pas de cet avis, messire », dit-il avec l'illusion de la désinvolture.

Merikh Aestas empoigna le col de son vêtement avec agressivité. Il le surplombait d'une bonne dizaine de centimètres.

« J'espère que tu n'as pas oublié tes engagements envers moi, salope. Un homme de trop est encore en vie.

— Vous me reprochez de n'avoir pas tué votre stupide héritier alors que vous m'avez envoyé à l'ombre ? dit Margaret en feignant un sourire. Vous ne réfléchissez pas beaucoup, messire. »

Merikh le gifla. Sa tête valsa sur le côté et ses dents s'entrechoquèrent. Un goût métallique se répandit dans sa bouche. Il porta une main à sa lèvre mais l'homme l'empêcha d'essuyer le sang. Il serra sa mâchoire entre ses doigts.

« Surveille tes paroles, dit-il d'une voix grinçante. Personne ne me reprochera de crever une chienne. Toi, en revanche, tu souffrirais de me manquer de respect.

— Je ne le connais pas, vous savez, votre héritier. J'ignore son nom et je n'ai même jamais vu son visage. Comment voulez-vous que je l'élimine ? Au hasard ? »

Merikh le frappa une deuxième fois. Un sifflement retentit à ses tympans tandis qu'un poids s'abattait contre sa tempe. Un filet de sang coula le long de son visage et se coinça dans ses cils. L'homme ne le lâcha pas. Il s'approcha et son souffle lécha son visage.

« Écoute bien, je ne me répéterai pas. Je t'ai payé pour une tâche, mon joli, et tu vas l'exécuter tout en beauté. Tu vas crever le Crochemort, je me fous de comment tu t'en sors, et on parlera plus de tout ça.

— Puis vous m'enverrez en prison pour que je ne parle pas, comme pour le fils des Ver ? »

Merikh le secoua. Il dut se faire violence pour ne pas réagir. Laisse-toi faire bon sang ! Agis comme une bonne pute, Margaret, ne bouge pas, ne parle pas, ne mords pas. Tends l'autre joue et attends qu'on te fiche la paix. Tu ne sers qu'à ça de toute façon. De dépotoir pour des nobles en manque de pouvoir.

« La femme en noir n'est pas là ? dit-il, parce qu'il en avait assez de se taire et d'attendre les coups en silence.

— Pourquoi ? Elle te manque ?

— Je vous demande si Niamh est là, répéta-t-il en ignorant l'étreinte de la main sur ses joues.

— Si vous touchez encore une fois cet homme, je ne donne pas cher de votre peau. »

Il reconnut sans mal la voix de Priel, pleine de luxe et d'autorité. Il s'approcha, appuyé sur sa canne, le dos droit et la stature assurée.

« Comment s'appelait la femme, déjà ? celle du serpent, dit Merikh à l'oreille de Margaret. Tanit, non ? et sa fillette ? Le petit rat que tu appréciais tant... C'était comment, déjà ?

— Avez-vous oublié les règles de bienséance, messire ? »

Priel parlait avec calme quand Merikh susurrait les menaces sourdes.

« Je le ferai, souffla Margaret, soudain vidé de toute volonté. Je tuerai votre héritier. Ne touchez pas à la petite...

— Je te préfère raisonnable, mon joli.

— Êtes-vous sourd ? Lâchez cet homme. Il m'appartient. »

Merikh le lâcha enfin. Il se débarrassa de lui comme d'un accessoire dont on se lassait. Il claqua la langue et le fixa, les yeux venimeux.

« Tu as intérêt à le faire, petite pute, sinon je m'occuperai personnellement de la dame du serpent et de son rejeton. »

Il partit d'un pas rapide. Margaret contracta la mâchoire. Il respirait vite. S'il s'était écouté, il aurait dégainé la petite lame coincée sous sa ceinture et la lui aurait plantée dans le dos. Cet homme lui demandait une mission impossible et il le ferait exécuter dès qu'il l'aurait accomplie. Il ne passerait pas par la prison, cette fois.

« Tu es supposé être le garde du corps, dit Priel. Pourquoi dois-je te défendre de la sorte ? »

Il apparut dans son champ de vision. Ses cheveux d'ébène pendaient sur ses épaules, mal coiffés, lui rappelant qu'il avait passé la nuit ailleurs. Il effleura sa tempe ensanglantée. Margaret s'empara de son poignet.

« Votre cœur bat vite, Priel, dit-il en passant le pouce sur l'articulation. Avez-vous eu peur ?

— Je pensais avoir été clair lorsque nous sommes arrivés ici. Je refuse que quiconque te touche. »

Il récupéra son bras et s'écarta avec un regard noir.

* * *

Priel boitait plus que d'habitude, remarqua Margaret tandis qu'ils se dirigeaient vers leurs chambres. Il y avait un déséquilibre flagrant entre sa jambe gauche et sa jambe droite. Son poids s'appuyait davantage sur la canne, il marchait lentement. Il ne disait rien et Margaret avançait face à son dos, mais il se doutait que son visage exprimait une concentration éperdue pour contenir les grincements de douleur.

Il tanguait, maladroit, poulain en équilibre sur des jambes qui ne coopéraient pas. Il ne marchait plus droit. Il s'accrocha au mur sur sa gauche. Margaret entendait sa respiration sifflante. Les doigts se cramponnaient au plâtre, cherchaient les aspérités pour se retenir, s'aider, se guider, avancer encore un peu. Il tremblait de tous ses membres, le souffle rachitique, affaissé sur une canne qui ne supportait plus son poids.

Il trébucha. Il ne dit rien, se rattrapa avant que Margaret eut eu l'occasion de l'aider. Ses ongles râclèrent le mur. Il progressa. Tout son être se crispait, la douleur secouait certainement ses entrailles, nouait son estomac, menait son cœur au bord des lèvres. Il devait implorer la Puissance pour que son supplice s'achevât. Ou peut-être pas ; après tout, il n'y croyait pas. Il était d'une force extraordinaire. Il ne s'agrippait pas à la foi pour tenir. Il se dressait par ses seules capacités, à l'aide d'un mur et d'une béquille, sans laisser échapper une plainte.

Il oscilla. D'un coup, il parut vidé d'énergie. Il bascula. Il agita une main vaine vers le mur, à la recherche d'un support pour le retenir. Le bout de ses doigts se cogna, retomba. La canne glissa et lui, soudain, s'effondra.

Margaret se précipita pour le retenir, n'en eut pas le temps, Priel tomba sur le tapis. Il tenta de se relever, échoua, retomba avec lourdeur. La douleur tordait ses traits et il pâlissait à vue d'œil. Margaret tendit une main pour l'aider ; il la repoussa avec violence.

« Je n'ai pas besoin d'aide ! »

Aies pitié de ma fierté, implorait-il.

Margaret contempla le jeune homme lutter contre un corps qui battait de l'aile. Il hocha la tête et sourit avec douceur. Il recula d'un pas. L'oiseau blessé à ses pieds parvint à reprendre la marche lente, acharnée. Son front luisait de sueur.

* * *

Ils parvinrent enfin à leurs appartements. Priel s'assit sur son lit, les yeux clos et les veines dans le cou sur le point d'éclater. Il inspira et expira. Sa poitrine se leva et s'abaissa de nouveau à un rythme normal. Il rouvrit les yeux. Des larmes perlèrent mais il les refoula.

Margaret croisa son regard. L'effroi y brillait.

« Tu es sûr de ne pas être aveugle, Margaret ?

Sa voix essoufflée, presque implorante, parut sur le point de se briser.

« Certain, répondit l'homme.

— Combien ai-je de doigts, dans ce cas ? »

Il leva un poing fermé, tremblant autant que ses jambes.

« Aucun.

— Tu pourrais bluffer. »

Margaret ne réagit pas. Face à lui, Priel, encore assis, détacha le bouton de son col. Les pans de son vêtement s'affaissèrent, tandis qu'il ouvrait le deuxième puis le troisième bouton. La peau blanche de son torse se dévoilait à mesure qu'il écartait le tissu soyeux.

« Et là, que vois-tu ?

— Priel, rhabillez-vous.

— Tu pourrais avoir entendu le bruissement du tissu. »

Il laissa la chemise bailler sur sa poitrine et se hissa sur ses jambes pour défaire la boucle de sa ceinture.

« Je me prostitue peut-être, mais j'apprécierais que vous respectiez ma pudeur, dit Margaret d'une voix ferme. Si vous enlevez ce pantalon, je coupe ce que je vois. »

Le jeune homme se rassit brutalement. Il feignit un sourire.

« Tu n'es vraiment pas aveugle, alors...

— Pourquoi faudrait-il que je le sois ? »

Avant que Priel eut répondu, il comprit qu'il se tenait face à un homme inconscient. Il délirait, abruti par la douleur. Il était transparent comme il ne le serait plus après cela. L'homme réfugié sur son lit, secoué de frissons, respirant fort, comme pour s'assurer qu'il respirait encore, s'ouvrait parce qu'il n'avait pas d'autre choix s'il ne voulait pas finir en morceaux.

« Ce serait bien de pleurer devant quelqu'un de confiance sans qu'il puisse nous voir, dit-il du bout des lèvres. Juste pleurer en silence, sans être seul et sans être vu... »

Son sourire retomba.

« Tu as du sang sur le front, Margaret. »

L'homme s'approcha et caressa la joue pâle de Priel.

« Vous avez de l'eau sous l'œil. »

Son pouce recueillit une unique larme. Il effleura ses lèvres fines.

« Je ne pourrais pas vous protéger si j'étais aveugle, dit-il dans un murmure.

— Peut-être ai-je plus besoin de pleurer que d'être protégé. »

Ils se contemplèrent, plongés dans les yeux l'un de l'autre. Margaret lut les fragments d'histoire du noble livré à sa vengeance. Soudain, il voulut le prendre dans ses bras et le serrer si fort qu'il comprendrait qu'il n'était plus seul, désormais. Il était là, il le protègerait, et il n'aurait plus besoin d'argent pour ça. Margaret serait là, toujours, pour ce jeune homme qui ne pleurait pas, qui ne parlait plus, qui vivait à peine.

Il serait là et il serait le bras de sa vengeance.

« Reposez-vous, dit-il en se détournant. Le Solstice aura lieu demain. Le jour dormira longtemps et le temps se renouvellera. Une nouvelle année vous attend, Priel, et elle verra votre paix, j'en suis persuadé. »

Il recula.

« Nous accueillons une année de désolation, de solitude et de mort, répondit Priel, les yeux perdus dans le vague.

— Nous n'avons pas besoin d'accueillir une telle année. Nous la connaissons déjà depuis la nuit des temps. Tel est le fardeau que porte le Continent. Nous sommes condamnés à être nos propres bourreaux. Quoi qu'en dise la Puissance, nous sommes les auteurs de notre mort. »

Margaret quitta la chambre et referma la porte. Là, à l'abri du regard vide de Priel, il joignit les mains.

« Puissance, puissiez-vous me pardonner un jour. »

Je dois dire que j'aime beaucoup ce chapitre. Il est clé à la fois pour l'intrigue générale et pour le développement de la relation entre Priel et Margaret. 

Des réactions sur la première partie du chapitre, avec Merikh Aestas ? 

Et sur la seconde partie, celle-ci centrée sur Priel, perçu par Margaret ? 

Prochain chapitre : « Chapitre XXV - Celle au cœur brûlé »

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