𝟙 | Chapitre XXII - Celui qui voulait courir
Priel
Une musique douce s'échappait d'un instrument posé dans un coin de la chambre. Vimma l'avait offert à Priel dans la matinée. Il n'avait pas bien compris de quoi il s'agissait, si ce n'était qu'il devait le considérer avec méfiance : cet objet avait été ensorcelé par l'un de ces sorciers dont le Duché Ôton regorgeait. Quand bien même la mélodie fut acceptable – voire d'une qualité supérieure à ce que pouvaient produire certains musiciens de Fülle –, il ne fallait pas oublier qu'une magie sombre s'y dissimulait. Priel avait appris à se méfier des artifices et sortilèges.
Il écoutait d'une oreille distraite ce qui ressemblait à l'hymne de l'Automne. L'air mélancolique lui rappelait la voix de Margaret, lorsqu'il avait fredonné l'hymne lui-même. Les êtres humains chantaient mieux que de vulgaires boîtes maléficiées. Margaret, surtout. Sa voix grave, éraillée, emplie d'une douceur veloutée, percée d'un accent refoulé qui roulait les lettres, rivalisait avec les meilleurs bardes.
Il se tourna vers lui. Il baillait, assis dans un fauteuil. Priel ne saisissait toujours pas pourquoi il se trouvait dans sa chambre. Il se souvenait vaguement de lui avoir ouvert la porte, deux heures plus tôt, mais ne gardait pas en mémoire de l'avoir autorisé à rester. Il ne le jetait pas dehors pour autant. Il se serait senti seul, sans lui, avec cette musique qui entonnait les hymnes des Quatre Saisons.
« Quel est ton plus grand rêve, Margaret ? »
Il le dévisagea, le coude sur son accoudoir. Margaret parut hésiter. L'étonnement traversa son visage, comme s'il peinait à accepter que la question lui était destinée. Il fronça les sourcils et inclina la tête.
« Être vu et reconnu, dit-il après un long moment. Qu'on me remarque pour autre chose que mon corps. Que je sois aussi un esprit face aux autres.
— N'est-ce pas toi qui te désignes comme un corps et comme des poings ? »
Margaret sourit. Ses commissures retombèrent vite. Une ombre le balaya et on distingua avec clarté la silhouette aux bras décharnés qui hurla au creux de ses yeux.
« Vous n'imaginez pas la vie d'un sans-nom », dit-il, et sa voix sembla tirée de profondeurs hors du commun. Des abysses de douleur et d'humiliations dont on ne discernait pas le fond.
Priel frissonna.
« Nous ne sommes rien ; des corps tout justes bons à être jetés. Mais, voyez-vous, j'ai trente-cinq automnes maintenant. Je ne veux pas servir de poubelle pour les autres jusqu'à la fin de mes jours. Je suis un être humain et je rêve que l'on me voit pour ça.
— Tu n'as pas choisi la profession la plus adaptée. Ta vie et ton rêve s'opposent. D'abord tu es religieux, et maintenant ça ? »
Priel rit.
« Tu es un être de contradictions, Margaret.
— Je fais ce que je peux, répondit l'assassin. Vous êtes noble, vous ne comprendrez jamais que, parce que je suis un sans-nom, je n'aurai jamais l'argent pour devenir un représentant. Je n'achèterai pas mon nom, je n'épouserai pas une personne aisée quand bien même je l'aime de toute mon âme...
— As-tu une âme ?
— Je l'espère. Mais j'ai dû l'égarer, avec le temps. »
Margaret s'arrêta de parler un instant. L'hymne de l'Hiver succéda à celui de l'Automne. Des notes rugueuses retentirent. Un martèlement, puis des voix rauques s'élevèrent. L'hymne était en langue ancienne, des mots et des sens oubliés, mais il transportait. Il remplaçait la mélancolie d'Ôton par un chœur d'abandon et de rage. On entendait la colère démesurée d'une nation aux prises avec des barrages inconnus, non identifiés, inidentifiables pour qui ne parlait pas les langages des temps de jadis.
« Vous savez, reprit Margaret alors que l'Hiver déversait ses pleurs, j'ai à peine le droit de travailler. J'effectue le travail que j'ai l'autorisation d'effectuer. Là d'où je viens, il n'y a que deux solutions pour ceux comme moi. Accepter de se défaire de sa dignité ou crever. C'est pour ça que je fais ce que je fais, c'est pour ça que mon frère fait ce qu'il fait, et c'est pour ça que ma sœur est morte.
— Peut-on dire que c'est vivre ? »
Il ne répondit rien. Un sourire effleura ses lèvres. Ses yeux eux, exprimèrent ce qu'il ne dit pas : personne ne savait ce que signifiait vivre.
« Et vous, quel est votre plus grand rêve ? dit-il en se redressant contre le dossier en velours.
— Tuer la chienne qui m'a conduit là où je suis aujourd'hui.
— Un rêve ne doit impliquer que vous. Ça ne saurait être un rêve s'il dépend de la situation d'un autre. »
Priel hésita. L'hymne de l'Hiver se tut ; celui du Printemps prit sa place. Il ne l'écouta pas. Il n'entendait que le cri que sa mère n'avait jamais poussé, le crépitement des flammes, le choc du bois qui s'écroulait. Il entendait encore ses questions demeurées sans réponses, les longs silences, ses pas dans la neige. Il entendait son cœur battre à ses tympans et la supplique de son père, vis, mon fils. Ses pleurs parlaient fort.
Il rêvait d'une vengeance. Il voulait goûter la mort de celle qui lui avait tout pris quand il lui avait toujours tout donné. S'il ne pouvait pas rêver de sa mort, que lui restait-il ?
Margaret sourit avec une douceur qu'il ne lui connaissait pas. Il répéta la question pour qu'elle traversât la clameur des souvenirs.
« Je veux courir », dit-il d'une voix hésitante.
Parce qu'il avait un besoin désespéré de sentir la liberté couler sur sa peau et dans ses veines. Il se mordit les joues pour retenir une larme. S'il courait à nouveau, ce serait sans son amie d'enfance.
Son compagnon s'apprêtait à dire un mot quand, au milieu de l'hymne enjoué de l'Été, on frappa à la porte. Margaret se leva pour ouvrir. Il s'effaça, révélant le serviteur d'Annelise de Ver.
Priel ne bougea pas tout de suite. Il observa les deux hommes côte à côte. L'un aux cheveux couleur suie, l'autre blond comme un nouveau-né, l'un aux yeux sans couleur, l'autre aux iris de la teinte d'une prairie de printemps ; similaires par leurs parures dorées et leur silhouette longiligne. Ils ne se ressemblaient pas, ou de si loin que nul n'aurait pu deviner leur parenté. Il garda ses questions pour lui. Il les poserait un autre jour.
* * *
Il suivit le serviteur dans les couloirs. Il saturait de la vision répétitive du décor lumineux et fastueux. L'orgie d'or et d'argent l'oppressait. Il songeait au monde, dehors, dont il était coupé depuis cinq jours. Il obéissait à des sonneries régulières annonçant les heures, se réveiller, manger, danser, bavarder, retourner à sa chambre, dormir. On dormait, les sonneries, de nouveau, on repartait pour une journée sans autre indication que ce gong qui guidait la vie.
Sorin se dirigea vers un escalier qu'il n'avait jamais emprunté. Il fronça les sourcils en hissant son corps lourd sur les marches. Un courant d'air lui parvint.
« Où m'emmenez-vous ? dit-il, méfiant.
— Dehors, messire. »
Au même moment, il poussa une porte. Ils débouchèrent sur un parc. Un petit chemin de terre conduisait à un portail en métal et à une rue déserte. Il faisait nuit et un filet d'air frais sinuait entre leurs deux corps. Priel savoura les frissons. Il ne manquait plus que la neige pour célébrer la venue de l'hiver.
« Ma maîtresse vous attend à l'auberge de l'Agapanthe. Vous la trouverez sans mal. Demandez la chambre 16.
— Vous ne m'accompagnez pas ?
— Madame m'en a dispensé. »
Il inclina la tête et fit mine de partir.
« Attendez, Sorin ? le retint Priel. Vous devriez parler avec Margaret. C'est votre frère, non ? »
Sorin ne répondit rien. Il portait le masque de la haute société ; un visage froid et fermé, des mimiques, rictus ou jeux de regards répétés maintes fois devant un miroir jusqu'à les maîtriser à la perfection. Il contrôlait chaque muscle et ne laissait rien paraître.
« Vous feriez mieux de profiter de votre famille tant qu'elle existe encore, dit Priel. On ne comprend l'importance des choses que quand elles disparaissent. N'est-ce pas la devise de l'Automne ? »
* * *
L'auberge de l'Agapanthe se situait à quelques mètres du domaine de Vimma d'Aestas. Enfoncée entre plusieurs immeubles de pierre blanche, elle se situait – comme la majorité des bâtiments réservés aux nobles – dans la ville basse. On n'apercevait pas le ciel depuis le perron, éclipsé par les immeubles cubiques. Des réverbères illuminaient la rue, vide mais large, fréquentée en journée et oubliée au beau milieu de la nuit. Il devait être plus de cinq heures, horaire creux à Fülle. Les oiseaux de jour dormaient encore ; ceux de nuit étaient déjà rentrés. Les volets battaient dans le vent, les portes grinçaient. Au loin, les derniers passants regagnaient leurs appartements, les vêtements dérangés par une soirée alcoolisée. Quelques rires lui parvenaient, mais personne ne passait dans la rue de l'auberge et de l'enseigne à la fleur bleue.
Priel entra. Une vieille femme au nez crochu et à la peau burinée posa son chiffon.
« Que puis-je pour vous, messire ?
— La chambre 16 », dit-il.
Elle lui fit un signe et le précéda vers les étages. De luxueuses tapisseries pendaient aux murs. L'éclat des bougies embrassait les fils d'or dont certains tapissiers plus talentueux que les autres ornaient les scènes de chasse, de bal ou de repos. La technique du fil se transmettait depuis des générations entre les Ôton. Sa mère racontait que la Puissance avait doté les Jiog d'une vue acérée et qu'à leur tour, les Jiog avaient légué ce don aux Ôton pour qu'ils effectuassent les œuvres d'art les plus splendides.
L'aubergiste pointa une porte et repartit en silence.
Priel frappa deux coups mesurés. Un instant plus tard, le battant s'effaça. Annelise apparut. Les pointes de ses cheveux caressaient ses épaules nues. Elle portait une robe simple, sans artifices de cour ; une tenue qui mettait en valeur les courbes de son corps. Elle s'écarta pour que Priel entrât, puis elle ferma la porte.
« Vous prendrez un verre de vin ?
— Avec plaisir. »
Il quitta le manteau qu'il n'enfilait que sur conseil de Margaret, et s'assit en face de l'héritière de Ver. On devinait une cicatrice au-dessus de sa poitrine, dissimulée par la robe. Plusieurs grains de beauté constellaient son cou et ses clavicules, disposés à la manière d'un collier. Chacun de ses gestes, quand elle ajusta la bretelle de son vêtement, prit la carafe, quand elle versa le vin dans un verre transparent, tout exhalait d'une grâce naturelle. Elle s'appropriait les actions que devaient répéter les nobles dignes de ce nom. Elle les exécutait comme elle aurait respiré.
« Le Printemps perdra, dit-elle sans se défaire d'un sourire patient mais froid.
— Pardon ? »
Elle ne laissait rien paraître. Son visage aux traits durs demeurait de marbre, sa voix ne transpirait pas d'une quelconque émotion. Priel la dévisagea. Il n'osait répondre à cette femme dont il savait qu'elle avait treize ans de plus que lui, en plus de posséder un rang qu'il était loin d'égaler.
« Les papillons tombent, dit-elle, et l'Hiver les écrase.
— Vous confiez cela à un inconnu ?
— Vous êtes un Aestas. Et vous souhaitez des renseignements sur cette guerre, non ? »
Elle but une gorgée d'alcool.
« Je tenais Eirlys de Hiems sous ma lame. Je le jure devant la Puissance, et qu'elle me pardonne de mes paroles, je m'apprêtais à l'éliminer. »
Elle frissonna.
« Mais tout est devenu noir. Des ombres ont ruisselé sur ma peau et m'ont privée de mes forces. Voyez-vous, je savais que si je m'étais opposée à cette force étrange, malfaisante, dirai-je, elle m'aurait transpercée. Quand j'ai recouvré la vue, la Marquise avait disparu.
— Elle a l'habitude de fuir lorsqu'elle se sait sur le point de perdre.
— Là n'est pas la pire chose, mon ami, dit Annelise en abaissant les paupières. Je n'ose le prononcer tant j'ai été horrifiée... »
Elle but une autre gorgée.
« Les morts se sont levés. »
Priel vit sur son visage l'horreur qui l'avait saisie. Un bref instant, il crut se regarder dans un miroir et retrouver l'effroi glacé qui l'avait paralysé lorsqu'il avait entendu pour la première fois, quelques années plus tôt, la légende des morts qui marchaient.
« Ver comme Hiems, ceux que la Puissance étreignait se sont éveillés et ont marché sur mes hommes, reprit Annelise à voix basse. Des forces maléfiques régissent le Marquisat, mon ami. Des forces dont nul ne voudrait entendre parler, qui pourraient bien marcher sur le Continent tout entier si mon armée ne parvenait à les contenir.
— Une hérétique.
— Pardon ?
— Vous m'offrez vos renseignements, je vous offre les miens. Eirlys de Hiems fait appel à une nécromancienne des Monts Ôton.
— Que savez-vous d'elle ?
— Pas grand-chose, si ce n'est qu'elle détient des capacités que personne ne désire affronter. »
On toqua à la porte. Annelise s'excusa et revint une minute plus tard, un morceau de papier en main. Elle le déplia et fronça les sourcils.
« Un problème ? dit Priel.
— On m'informe que la Marquise n'a pas été vue depuis quatre jours. En comptant le temps pour l'oiseau de parvenir ici, cela signifie six. »
Un pâle sourire se dessina sur les lèvres du jeune homme.
« Vous devriez chercher sur la route d'Ohr, dit-il, des sanglots sourds enfouis dans la gorge. À l'approche du Solstice d'hiver, elle avait l'habitude de se rendre à la frontière des terres de glace. »
Annelise hocha la tête et griffonna une réponse. Puis elle abandonna le message sur un meuble et s'assit sur le lit au milieu de la pièce. Elle jouait avec une mèche de cheveux, les jambes croisées, appuyée sur le matelas avec nonchalance. Priel s'approcha et posa sa canne contre le cadre du lit. Il lui fallait payer les informations obtenues, il en avait conscience. Tout se vendait, à Fülle, et tout s'achetait.
« Madame, dit-il en se penchant à son oreille, avez-vous des nouvelles d'Eirwyn de Hiems ?
— Il est retourné à la Puissance.
— Vous ne savez rien de plus ?
— Je laisse les morts là où ils sont. »
Il comprit qu'il avait épuisé le temps des questions. Il ravala une grimace d'inconfort — la douleur de sa jambe ne se manifestait pas encore — et posa une main sur le corps de l'héritière de Ver.
Tout se vendait, à Fülle, et on payait toujours les renseignements au prix fort.
Peut-on considérer ce que fait Priel comme de la prostitution ? Ironique, vous ne pensez pas ? :)
On apprend des choses, beaucoup de choses, à la fois sur les histoires personnelles de nos deux protagonistes et sur le conflit qui oppose le Printemps à l'Hiver. Je trouve ça intéressant de donner le point de vue de l'adversaire d'Eirlys sur ce conflit. En croisant les deux, ça permet d'avoir une vision d'ensemble de la situation.
J'espère que la lecture vous a plu !
Prochain chapitre : « Chapitre XXIII - Celui qui n'appelait plus à l'aide »
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